Le doyen du Prix Albert Londres est mort. Hommage émouvant d »Antoine Perraud.

Il avait plus de souvenir que s’il eût eu mille ans, mais il refusa d’écrire ses Mémoires jusqu’à son dernier souffle – intervenu dans son sommeil, le 23 août, à 94 ans. Henri de Turenne, journaliste, écrivain, scénariste, producteur et réalisateur de télévision était un cas vibrionnant. À la fois vieille France – dans sa maison de la rue Oudinot du très chic VIIe arrondissement de Paris, sous la photographie de son marquis de père (un as de l’aviation durant la Grande Guerre), il vous cuisinait des œufs brouillés au saumon avec une aisance très grand genre… Et dans le même temps inattendu, d’une curiosité sans limite, d’un enthousiasme défiant le dicton idiot sur les artères et les ans – jadis détourné par Claude Debussy : « On a l’âge de César Franck. »

« C'était l'aîné de notre jury, mais nous avions parfois l'impression que c'était le plus jeune d'entre nous tant il était fougueux, rétif à tous les formatages pouvant brider la liberté d'informer », a déclaré Annick Cojean, présidente du jury du prix Albert-Londres. Cette consécration journalistique, Henri de Turenne l'avait obtenue voilà 65 ans (!), en 1951, pour ses reportages effectués pendant la guerre de Corée. Il y avait été envoyé pour l’AFP, mais Le Figaro de Pierre Brisson, grand seigneur, loua (du verbe signifiant affréter) tout en le louant (du verbe signifiant louanger) cette plume hors du commun. Il rejoignit ensuite France-Soir de Pierre Lazareff alors à son zénith. Qu’il quitta en 1964, lorsqu’un secrétaire de rédaction lui assena, tandis qu'à Djibouti, il proposait un papier haletant : « Fais court, demain y’a tiercé. »

Internet a résolu la question du formatage d’une presse papier qui finit par mourir de ne pouvoir s’exprimer librement sous l’effet d’un calibrage d’enfer. Or même s’il voyait d’un très mauvais œil les remugles haineux du tout-venant de la Toile, Henri de Turenne avait compris la liberté féconde qu’offre le numérique au journalisme. Et ce n’est pas honteusement trahir le secret des délibérations que de rappeler ici qu’en mai 2011, à Tunis où s’était réuni le jury du prix Albert-Londres en soutien aux révolutions arabes, Turenne défendit avec élan et générosité un reportage réalisé en Chine pour Mediapart par Jordan Pouille : « Il ira loin… »

Toujours sur la brèche des hardiesses nécessaires, Henri de Turenne avait proposé donc obtenu – « lorsqu’il parle, l'on se tait », souriait un membre du jury – que le prix Albert-Londres s’ouvrît aux reportages audiovisuels : en 1985, le regretté Christophe de Ponfilly s'est vu ainsi le premier consacré.

Pour Henri de Turenne, la télévision fut la grande affaire d’une vie professionnelle pourtant comblée. Sa série lancée avec Jean-Louis Guillaud et l’aide de Daniel Costelle, Les Grandes Batailles, revint de 1966 à 1974 sur les affrontements titanesques de la Seconde Guerre mondiale. L’évocation de Stalingrad (première diffusion en avril 1972) est extraordinaire. Ah ! L'îlot Ludnikov et la résistance acharnée sur la Volga ! En plus du commentaire ayant la force d’un brame à donner la chair de poule, les témoignages de soldats soviétiques faisaient, rétrospectivement, froid dans le dos : « Nous avions l’ordre de ne pas reculer. Alors nous nous postions allongés sur une voie ferrée, nous mordions un rail en serrant les mâchoires et nous tirions sur l’envahisseur nazi, sans plus bouger d’un centimètre. »

Ensuite, jusqu’en 1978, Les Grandes Batailles du passé permirent d’aborder un sujet presque tabou à la télévision française : Paris 1871, la semaine sanglante (diffusion en février 1976). Il y eut également Le Siège de la Rochelle 1627, Lépante 1571 et même Carthage 149-146 avant J.C..

Nanti d’un Emmy Award pour Vietnam (six volets de 60 mn, de l’Indochine française à la chute de Saïgon sous contrôle américain, coproduits par Channel Four à Londres), Henri de Turenne ne se reposa pas sur ses lauriers. À 70 ans passés, il cosignait avec Michel Deutsch le scénario remarquable et primé du téléfilm en quatre parties réalisé par Michel Favard et coproduit par Arte : Les Alsaciens ou les Deux Mathilde (1996). Surtout, avec Akli Tadjer, Turenne avait écrit la trame d’une série produite par Cinétévé, réalisée par Claire Blangille (50 épisodes de 26 mn) : Sixième gauche. Pour la première fois, dans un feuilleton populaire, les « Beurs » comme on disait alors, sortaient de l’invisibilité cathodique au point de ravir la vedette (l’histoire de deux familles françaises d’un sixième étage en banlieue : les Ben Amar, d’origine algérienne, et les Villiers, petits bourgeois classiques)…

Henri de Turenne, avec son beau visage buriné et sa belle voix de bronze, avait coutume de délivrer ce beau credo : « Pour moi, la télévision, c’était atteindre le plus grand nombre. Mieux informer les gens pour les rendre plus tolérants. »

Il manque donc déjà, comme une dent arrachée, à notre triste époque…

Antoine Perraud