Un texte écrit par Jean-Claude Raspiengeas, grand reporter et auteur de documentaires, pour les obsèques de Patrick Volson, le 2 septembre 2016.

Patrick, si cher Patrick,

La dernière fois où j'ai dû parler de toi en public, je t'en ai beaucoup voulu.
C'était à Cannes, en 1989. On venait de nous décerner le Fipa d'Or pour Paroles d'otages.

J'avais été prévenu le matin. Tu tournais à Prague. Je t'avais immédiatement téléphoné pour te dire de rappliquer au plus vite. Il fallait absolument que tu sois là, sur la Croisette, le soir même. Ce prix te revenait.

Tu avais invoqué ta journée de tournage. Tu avais essayé de voir si tu pouvais prendre un avion.
Je me souviens surtout que je suis monté seul sur scène le soir et que tu n'étais pas là.
Et j'avais trouvé cette situation injuste.

D'autant plus injuste qu'un an auparavant, encouragé par Georges Benayoun et Paul Rozenberg, nos producteurs à IMA, cette pépinière où les idées fusaient, j'avais réussi à t'arracher à un autre tournage en Espagne pour reprendre l'aventure, alors chaotique, de ce qui deviendrait Paroles d'otages.

Et nous étions repartis, comme au bon vieux temps de Privés de télé, en repérages.
Au préalable, je t'avais apporté une matière trop pleine et tu essayais de mettre en ordre cette abondance de biens.
Un soir de découragement, en me raccompagnant chez moi, tu avais stoppé ta voiture. Accablé, tu m'avais lancé : « T'es vraiment un salaud de m'avoir embarqué là-dedans !  »

Je ne t'avais jamais vu dans cet état. Et je ne t'ai plus jamais revu dans cet état.

Tu étais prêt à jeter l'éponge mais tu t'étais engagé. Au nom de l'amitié, tu honorais ta parole.

Et tu as fini par trouver la clef. Et nous avons fait ce film en deux parties. Et nous avons reçu le Fipa d'Or. Voilà pourquoi ton absence, ce soir-là, était injuste.

Injuste : c'est aussi l'un des premiers mots que m'a dit Annie quand elle m'a annoncé, dévastée, que tu étais mort. Inconcevable et injuste, oui.

Nous étions des amis de trente ans.
Nous avons beaucoup voyagé ensemble, pour des repérages, puis pour accompagner ces deux films qui nous tenaient tant à cœur. Tu avais le goût du voyage, tu savais voyager. Et voyager avec un tel compagnon était un régal, un plaisir de tous les instants.

Tu avais le sens de l'observation, l’œil pour les détails et ta conversation était sans cesse nourrie de ce que tu avais vu et vécu.
Tu savais conter des histoires, faire exister les personnages de tes anecdotes, donner du relief à des dialogues savoureux.
Tu aimais l'histoire, la littérature, le cinéma et il était facile de passer des heures dans cette promiscuité où tout était léger, amusant, riche, émouvant. En toute simplicité.

Patrick, tu étais ouvert, généreux, bienveillant, attentionné, doté d'une vraie gentillesse apaisante.

Ces dernières semaines, tu avais encore et toujours des projets.
Tu semblais fatigué, usé par cette maladie encore inconnue qui t'enlevait tes forces mais tu ne te plaignais que de ce qu'elle t'empêchait de faire.

J'aimerais, comme tant d'autres, te retenir encore un peu avec nous, égrener tous ces souvenirs qui forgent une amitié.
Nos repérages, nos longues nuits dans les salles de montage, nos désaccords constructifs, cette dialectique de la complicité que tu savais si bien faire fonctionner.

Deux-trois images me hantent depuis que je sais que je ne te reverrai plus :

Notre voyage que tu avais improvisé à la fin d'un festival de télévision, à travers les Rocheuses Canadiennes jusqu'à Vancouver, avec un crochet au retour via New York et Albany où nous étions partis retrouver ton fils aîné Fabien qui t'attendait pour la remise solennelle de son diplôme américain. Tu m'avais confié ta caméra pour que je filme vos retrouvailles. Le père allant chercher son fils.
Je pense aussi aux apparitions dans tes films de Tristan, ton cadet, et sa présence, comme assistant, à tes côtés sur tes tournages.

Patrick, pour moi, tu appartenais à cette génération perdue de réalisateurs (dont certains ont connu un destin tragique) qui a vu peu à peu ses ambitions s'éteindre sous les coups de boutoir du cynisme, de l'inculture, du manque d'ouverture et d'un certain arbitraire.

Ces dernières semaines, tu étais accablé par les arguments, navrants, désespérants, que l'on opposait à tes rêves. Rêver : le dernier mot du testament que tu as laissé.

Tu racontais souvent cette scène, sortie d'un film burlesque américain. Dans une petite ville, l'épicier avait dû fermer momentanément sa boutique. Il avait placé cet écriteau sur sa vitrine : Fermé pour cause de mélasse.
Le rappel de cette scène avait le don, à chaque fois, de te mettre en joie.

Tu ne voyais pas, hélas, et tu ne pouvais pas voir, que cet écriteau loufoque serai exactement celui auquel tu te heurterai devant le bureau des nouveaux décideurs de la télévision.

Fermé pour cause de mélasse. Oui, c'est bien ça.

Un dernier mot, Patrick, pour te dire adieu.

Ce mot nous faisait tellement rire qu'il était devenu un mot de passe entre nous. Il suffisait que l'un de nous le prononce, l'effet était immédiat.
Ce mot nous venait d'un personnage que nous avions filmé aux Pays-Bas. Au sujet d'un épisode dramatique de sa vie, il avait commenté :  » Druf ! »
Ce « druf » nous poursuivait, imprégnait nos conversations. Ce mot nous paraissait tellement incongru dans sa sonorité.
Druf. Triste.

Druf, Patrick. Je suis druf. Et je crains de l'être longtemps.

Jean-Claude Raspiengeas