Un article du journaliste et éditorialiste turc Kadri Gürsel, pour la lettre Astérisque n°62.

C’est lors d’une table ronde en décembre 2018 à Istanbul qu’un journaliste allemand posa cette question pleine de bon sens durant un débat sur le populisme : « Où le populisme prend-il fin et où le fascisme commence-t-il ? » Les participants, venus de plusieurs pays occidentaux, discutaient des risques, des enjeux et des menaces que le populisme fait peser sur la coopération et la sécurité internationales, et ils le faisaient sans dépasser outre mesure les limites conceptuelles posées par les organisateurs.
Toutefois, la question posée devait changer la trajectoire du débat. Puisqu’il est presque impossible de discuter de populisme sans qu’apparaisse le mot « autoritarisme », la déviation était inévitable, car l’on était déjà dans un temps où les mouvements populistes une fois au pouvoir révélaient leur caractère autoritaire au fur et à mesure qu’ils corrompaient les institutions de la démocratie et y gagnaient une certaine suprématie.

Toutes les discussions sur la montée du populisme en Europe et aux États-Unis ne peuvent éviter de prendre en compte le fait de l’autoritarisme pour une simple raison : l’autoritarisme est un ingrédient inextricable du populisme. Ce dernier en effet, quand il arrive au pouvoir sous la forme d’un mouvement politique ou parce qu’il y est propulsé par un « leader charismatique », ouvre la voie à l’autoritarisme. Le journalisme, en particulier le journalisme indépendant, est directement touché par cette question.
Mon pays, la Turquie, connaît à ce titre une histoire tragique commencée il y a plus de dix ans. Il y a plus de dix ans en effet, plusieurs journalistes, dont l’auteur de ces lignes, ont inlassablement averti leurs lecteurs et le monde concerné qu’il allait se produire une annihilation lente mais systématique de la liberté de la presse, du journalisme indépendant et des journalistes.

La première alarme date de fin 2008, avec les appels de M. Erdoğan au boycott du groupe de presse Doğan, le plus important du pays à cette époque. Qu’est-ce qui a pu inciter le Premier ministre islamiste à appeler ses supporters à ne pas acheter les journaux publiés par ce groupe, notamment le plus influent d’entre eux, Hürriyet ? C’était tout bonnement la publication d’informations concernant le verdict d’un tribunal allemand sur un cas de corruption en Allemagne, procès dans lequel certaines figures importantes de l’AKP – le Parti de la justice et du développement, au pouvoir en Turquie depuis 2002 – apparaissaient en tant qu’inculpés. Les quotidiens du groupe Doğan avaient publié ces informations factuelles. Rien d’autre.
À la suite de cela, en 2009, Doğan a été condamné à payer une amende record de 2,35 milliards de dollars pour « fraude à la taxe ». Ce verdict purement politique a représenté un tournant historique dans le processus d’anéantissement de la liberté de presse et du journalisme indépendant. Il annonçait aussi la reprise de la dérive autoritaire en Turquie. Les principaux médias de masse devenaient donc les otages du pouvoir politique, lequel, après cette étape, allait instrumentaliser le pouvoir judiciaire à des fins politiques.
Souvenons-nous des canaris dans les mines de charbon du XIXe siècle. À l’époque, il fallait que les mineurs gardent un œil sur le canari en cage pour voir s’il était toujours en forme. Sinon ils risquaient la mort. Eh bien, dans le cas turc, les journalistes ont été les canaris qui n’ont pas été bien surveillés ! Ni par le monde, ni par les autochtones. 
Quand ils ont commencé à « tomber » l’un après l’autre à partir de 2008, cette aggravation de l’état de la liberté de la presse n’a pas été perçue dans ses dimensions réelles.

Pour expliquer la cause de cette perception erronée, poursuivons avec une autre métaphore. Cette fois, ce sont les « grilles » qui entravent la perception des événements. Du fait de ces « grilles de perception », seules les narrations à l’avantage de l’AKP pouvaient être retenues et diffusées en direction de l’opinion publique mondiale. Ce fut une période qu’on pouvait qualifier de « belle époque » concernant l’image de la Turquie de l’AKP.

Mais comment cette grille s’est-elle construite dans les esprits, notamment dans ceux des Occidentaux ? Il y a d’abord eu la fascination du monde occidental face à l’engagement de l’AKP envers l’Europe.
Pour mieux l’expliquer, je me cite : « Premier mirage, l’Europe. De manière étonnante, Erdoğan, dès son arrivée au pouvoir, s’empare du dossier européen. Afin d’entamer le processus d’adhésion à l’Union, il promeut des réformes nécessaires et entreprend de conformer le droit turc aux critères de Copenhague. Deux ans à peine après sa victoire électorale, c’est chose faite. Le 17 décembre 2004, Bruxelles accepte de débuter les négociations avec Ankara le 3 octobre 2005. Dès lors, l’affaire va piétiner. C’est qu’Erdoğan a atteint son but, non pas la démocratisation intérieure du pays, mais la garantie apportée aux investisseurs étrangers qui va permettre de combler le manque cruel de l’économie turque en liquidités alors que le déficit chronique de l’épargne creuse celui, structurel, de la balance commerciale » (Kadri Gürsel, Turquie, année zéro, Paris, Les Editions du Cerf, 2016).

Pour mon compte, « je n’ai jamais été convaincu par leur idée de « démocratieconservatrice », ayant toujours été lucide sur la nature totalitaire d’une culture fondée sur une opacité soupçonneuse. La partie visible de cet iceberg n’était qu’une tactique destinée à gagner du temps vis-à-vis de l’ancien régime, c’est-à-dire celui de la bureaucratie civile et militaire kémaliste, comme des élites et des opinions occidentales », écrivais-je dans le même ouvrage.

Hélas ! Une partie importante de l’opinion publique et de la classe politique européenne avait été convaincue. Il faut ajouter à cela l’« ouverture » vers l’Arménie et le « processus de solution » de la question kurde… qui ont aussi été instrumentalisés, mais sans aboutir à une véritable amélioration par rapport à leurs objectifs légitimes.

Finalement, cette grille de perception, fragilisée par la métamorphose panislamiste de la politique étrangère turque, a été ébranlée sous l’effet révélateur des mouvements de protestation connus sous le nom de « Gezi ».
Mais il était déjà trop tard.
Depuis 2008, le déficit démocratique de la Turquie avait grandi dans des proportions historiques, en parallèle à l’aggravation de la répression de la liberté de presse et du journalisme indépendant. Mais la Turquie, et bien sûr le monde, avaient été avertis par des discours, des entretiens et des articles. À maintes reprises.
Exemple ?

En septembre 2009 déjà, l’un de mes articles parus dans le quotidien Milliyet était intitulé « Nous sommes sur la voie du régime autocratique électoral ». Milliyet était un des grands titres de la presse écrite turque, dans la tradition de centre-gauche, jusqu’au jour où un groupe d’entreprises proches du gouvernement s’en est finalement emparé par un achat en 2012.
J’y ai travaillé entre 1998 et 2015, dont les huit dernières années en tant qu’éditorialiste, avant d’être licencié à la suite d’un tweet critiquant la politique syrienne menée par Erdoğan.
Cette mésaventure est emblématique du contexte de musellement systématique des journalistes indépendants par le pouvoir politique en Turquie.
Avant d’être licencié par Milliyet, j’ai été écarté des écrans des télévisions. J’ai d’abord dû quitter en juin 2014 le programme de débat télévisé le plus suivi de la Turquie dans lequel j’apparaissais régulièrement. Et après les élections du 1er novembre 2015, j’ai fait l’objet d’un embargo absolu qui m’a exclu des écrans.

La dernière mesure pour me faire taire date de la fin du mois d’octobre 2016, six mois après que j’eus rejoint en tant qu’éditorialiste Cumhuriyet, le quotidien de gauche grand défenseur de la laïcité. Cette fois je me suis retrouvé derrière les barreaux dans le cadre d’une opération menée contre ce quotidien national, le plus ancien du pays. Dix-sept dirigeants, éditeurs, chroniqueurs et reporters du quotidien, dont douze ont été incarcérés, ont fait l’objet d’accusations parfaitement fausses et grotesques : il leur était reproché d’« aider consciemment et volontairement diverses organisations terroristes sans en faire partie ».
Dans son acte d’accusation rendu public en avril 2017, le procureur n’a présenté comme éléments de « preuve » que les articles parus dans le quotidien et des tweets écrits par les « suspects ». En fait c’est le journalisme tout entier qui était incriminé.
Comment est-on passé de l’appel de M. Erdoğan à boycotter les journaux du groupe Doğan, il y a neuf ans, jusqu’à cette opération d’envergure pour détruire un quotidien d’opposition ? 

Outre l’emprisonnement, toute une série de méthodes ont été mises en place pour museler les journalistes, maîtriser les médias et mettre fin au journalisme indépendant en Turquie.
La liste est longue : les redressements fiscaux, les sanctions du Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK), les poursuites légales – notamment d’innombrables procès pour insultes contre Erdoğan –, les embargos camouflés par des pressions sur les agences de publicités pour qu’elles n’achètent plus d’espaces sur les médias d’opposition, la mainmise arbitraire sur les médias, les transferts également arbitraires de ces médias vers des groupes financiers proches du gouvernement, la censure des nouvelles de dernière heure, les attaques verbales publiques destinées à intimider les journalistes connus pour critiquer le gouvernement, le licenciement de ces mêmes journalistes, l’annulation des accréditations des journalistes considérés comme non favorables, les campagnes de harcèlement en ligne des journalistes par des trolls pro-gouvernementaux, et finalement l’embauche de soi-disant « chroniqueurs » dont la mission n’a d’autre but que de harceler et de cibler les journalistes – autrement dit des « tueurs à gage » qui se servent de leurs plumes comme d’armes contre les journalistes.
La conséquence de tout cela, c’est que le journalisme en Turquie se trouve dans un coma profond, s’il n’est pas cliniquement mort.

Le dernier coup sévère a été infligé avec le transfert du groupe Doğan au groupe Demirören, proche d’Erdoğan, en mars 2018, avant les élections anticipées du 24 juin. Ce transfert a été réalisé sur le plan officiel par un « achat » d’un montant de 916 millions de dollars, mais il est indéniable que cet « achat » s’est effectué sous une énorme pression politique en provenance du « palais ». Ce sont ainsi non pas seulement les quatre quotidiens, dont Hürriyet, le plus influent du pays, et deux chaînes de télévision, mais aussi une agence de presse nationale, la grande compagnie de distribution des médias imprimés YAY-SAT, ainsi que des imprimeries, qui sont tombés aux mains d’un groupe contrôlé par le pouvoir.
Toute l’industrie des médias est désormais gérée directement ou indirectement par le pouvoir.
Pour le journalisme indépendant en Turquie, cela signifie la fin catégorique des médias grand public et de leurs caractéristiques fondamentales : l’indépendance vis-à-vis du pouvoir, l’indépendance éditoriale, le respect de l’éthique du journalisme, la fin de la diversité et du pluralisme.
Le grand public se retrouve soit non informé, soit désinformé par ces médias transformés en outils de propagande du pouvoir. Il faut savoir que la télévision est toujours la source principale d’« information » pour une majorité écrasante de la population en Turquie, et que les diffuseurs, sauf quelques-uns, sont contrôlés par le pouvoir.
L’opposition politique et sociale ainsi que la société civile n’ont pas accès aux médias.
Le monde n’a pas les moyens de faire entendre sa voix au grand public turc.

Maintenant que la purge des médias indépendants est achevée, la Turquie fait définitivement partie du club des régimes autoritaires compétitifs.
L’état déplorable du journalisme et des médias constitue un des aspects importants de la compétition inéquitable du régime autoritaire. Il y a beaucoup de leçons à tirer de cette expérience turque. N’oublions pas que la dérive populiste/autoritaire commence toujours par la suppression progressive du journalisme indépendant. La chute de la Turquie en est un exemple formidable.
Soyons vigilants car le journalisme est un concept global. Pour les journalistes internationaux, il n’est plus possible d’exercer librement leur métier en Turquie.
Soyons aussi conscients que le journaliste n’est pas et ne peut pas rester impartial quand la défense du journalisme, qui est en fait la défense de la démocratie, est en péril.
Car ce noble métier, cette fine fleur, ne peut croître que sur le sol fertile de la démocratie.
Le sort de notre métier et celui de la démocratie se confondent dès lors que le sol d’abord fertile se désertifie entre les mains des autocrates populistes de toutes sortes.
Alors réagissons et soyons solidaires à l’échelle mondiale. Car les ennemis du journalisme et de la démocratie, eux, apprennent de leurs expériences ici ou là-bas. Nous aussi nous devons apprendre des mésaventures de nos confrères.

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