Lauréat du Prix spécial du jury de L’Œil d’or 2025 – Le Prix du documentaire à Cannes pour The Six Billion Dollar Man, Eugène Jarecki revient sur son enquête au long cours consacrée à Julian Assange. Dans cet entretien, le réalisateur américain évoque la liberté de la presse, la propagande contemporaine, et le prix à payer pour dire la vérité.

À quand remonte votre découverte de Wikileaks et de Julian Assange ?

J’ai réalisé en 2005 le film Why We Fight, qui traitait de la façon dont la guerre en Irak avait été créée de toutes pièces par des forces extrêmement néfastes au sein du système politique et économique américain, pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec celles que nos gouvernants nous avaient annoncées, bien plus sombres, inhumaines et indéfendables. Cinq ans plus tard, alors que je me préparais à publier un livre sur le même sujet, The American Way of War, la vidéo « Collateral Murder » (massacre de journalistes et de civils le 12 juillet 2007 à Bagdad, filmé depuis un hélicoptère de l’armée américaine, NDLR) a été rendue publique par Wikileaks. J’ai grandi au début des années 70, au moment où la guerre du Vietnam a finalement été stoppée grâce à de courageux journalistes et lanceurs d’alerte aussi intrépides que Seymour Hersh, Elizabeth Baker, Daniel Ellsberg et tant d’autres qui ont mis en lumière les crimes des États-Unis, comme le massacre de My Lai, par exemple. J’ai donc toujours eu une grande passion pour le courage des individus qui, face au système, partagent des informations d’intérêt public. Je pense qu’une démocratie a besoin de ça, d’un flot d’informations s’échangeant entre citoyens, sans avoir à craindre l’obstruction des gouvernements, des corporations ou des médias dominants. Julian Assange venait de franchir une nouvelle étape dans ce rapport de force. Ce que représentait Wikileaks était inédit : un espace sécurisé pour tous les lanceurs d’alerte potentiels. Il n’y avait plus besoin de se cacher dans un parking sombre ou se glisser dans un terrain vague pour échanger des documents confidentiels. Wikileaks a créé une dropbox anonyme, une boîte aux lettres numérique dans laquelle déposer des vidéos, des photographies, des dossiers à la disposition du public, en toute sécurité. C’était une révolution. J’ai rencontré Julian Assange pour la première fois en 2011, et je l’ai interviewé en 2014 d’une façon assez peu orthodoxe. Je voulais le faire sortir de l’ambassade d’Équateur, et pour cela, je l’ai interviewé sur scène, lors du Nantucket Project, une sorte de TED Talk, assis à mes côtés, sous la forme d’un hologramme. Nous avons discuté du monde digital, de ses risques, de ses avantages… Il était extrêmement intelligent, mais aussi compliqué, irritable, difficile d’accès… Tout ce que peut-être une personne en butte au gouvernement le plus puissant de l’histoire, déterminé à user de tout son pouvoir pour le détruire. Dans ce contexte, réussir à le faire sortir de sa prison pixel par pixel était un acte radical. Pour autant, après cette interview, je dois admettre que je lui ai en quelque sorte tourné le dos, lorsque les accusations de viols en Suède ont été rendues publiques, ainsi que les soupçons d’ingérence de sa part dans l’élection américaine de 2016. Je me suis demandé, comme beaucoup d’autres, s’il n’avait pas basculé du côté obscur. Aujourd’hui, après avoir enquêté sur lui durant cinq ans avec l’aide d’une équipe de seize personnes, je peux affirmer en toute confiance que ce n’était pas le cas. Il n’a franchi aucune ligne rouge. Son pire crime a été de dévoiler des secrets qui étaient censés le rester. Julian Assange et Wikileaks étaient les premiers messagers à nous avertir du monde dans lequel nous sommes aujourd’hui.

Le seul crime que Julian Assange a été contraint d’admettre a été le crime de journalisme.

Eugene Jarecki

Avez-vous ressenti une forme de mauvaise conscience ?

Oui. En 2020, j’étais à Berlin, et je me suis retrouvé dans une galerie d’art où j’ai soudain découvert, accrochés aux murs, une galerie de portraits innombrables en noir et blanc de gens que j’admirais : Ai Wei Wei, Daniel Ellsberg, Noam Chomsky, Alice Walker, Vivian Westwood, le révéré Ken Loach – tout le monde aime Ken Loach ! -, brandissant tous des messages de soutien envers Julian Assange et son combat pour la vérité. Et bon sang ! Je me suis senti tellement nul… Je me suis dit qu’après cette interview en 2014, j’étais resté bien trop silencieux à son égard. Oui, je ressens encore une forme de culpabilité pour ces années.

Avez-vous eu la sensation d’avoir été manipulé par la propagande que vous décrivez dans votre film ?

Tout à fait. La propagande est un outil terriblement efficace. Dès que vous invoquez des accusations de viols, ou d’interférence dans un processus électoral, ou de manipulation de l’information en temps de guerre, vous pouvez rapidement dérouter le public. Et je me compte parmi les personnes qui ont été bernées par ces méthodes.

La propagande semble d’ailleurs être l’un des thèmes principaux de votre filmographie, depuis Why We Fight jusqu’à The House I Live In, en passant par The King. Pensez-vous que nous puissions gagner un combat aussi inégal ?

Nous sommes en train de le perdre… À un niveau jamais vu dans l’histoire… La propagande remonte à très loin. Depuis les Romains et leur « pain et des jeux ». Encore aujourd’hui, avec l’abêtissement extrêmement bien financé du grand public, nous passons notre temps à regarder les jeux du cirque pendant que le monde brûle. C’est comme cela que nous nous retrouvons avec Donald Trump au pouvoir, qui est un sociopathe assumé. Des gens ont voté pour lui car ils ont totalement perdu foi dans le système à force d’avoir été maltraités. Le public s’est laissé avoir par des charlatans qui, autrefois, n’auraient été bons qu’à tenir un stand aux abords d’un cirque pour arnaquer les spectateurs en leur vendant de l’huile de serpent ou ce genre de remèdes bidon. C’est ce que Trump fait aujourd’hui, avec, à la place, le racisme, la violence, le masculinisme, le suprémacisme blanc… Nous vivons dans ce monde désormais, dans lequel la propagande est en train de gagner. C’est une maladie infectieuse terrible dans une société toujours aussi patriarcale et masculine.

Samuel Fuller disait : « On fait des films quand on est en colère ». Êtes-vous en colère ? Vous en avez l’air !

J’ai été en colère pendant très longtemps, et j’ai passé beaucoup de temps à essayer d’exprimer ma colère à travers la poésie. Si vous utilisez votre colère comme une fin en soi, vous ne faites que contribuer au cycle exponentiel de la violence à travers le monde. Il faut utiliser votre colère pour la transformer en quelque chose… (silence) Je n’aime pas dire de « beau », mais il faut essayer du mieux possible de rendre vos films beaux, et de vous en servir pour faire émerger la beauté des gens que vous filmez, pour capter leur humanité. C’est l’un des aspects les plus importants de mon travail.

Nous vivons dans ce monde désormais, dans lequel la propagande est en train de gagner. C’est une maladie infectieuse terrible dans une société toujours aussi patriarcale et masculine.

Eugene Jarecki

Avez-vous subi des pressions durant la réalisation de ce film ?

Nous avons réalisé le film depuis Berlin. Il est arrivé de nous sentir surveillés, mais, a priori, personne n’a réussi à contourner nos mesures de sécurité drastiques, car nous étions en lien avec de nombreuses personnes qui faisaient l’objet de poursuites pendant que nous filmions, au premier rang desquelles Assange lui-même. Il a depuis été blanchi, et le gouvernement américain s’est ridiculisé en abandonnant 17 des 18 charges qu’il avait contre lui. Julian Assange est sorti totalement victorieux de ce combat. Le seul crime qu’il a été contraint d’admettre a été le crime de journalisme, un acte que le gouvernement américain lui-même a admis être en accord avec le premier amendement de sa Constitution, à savoir la liberté d’expression et de la presse et le droit de publier une information en raison de sa valeur d’intérêt public. Mais ce que ne savait pas Julian Assange, et qu’il a appris à la dure, c’est que les États-Unis ont une sale petite loi appelée l’Espionnage Act qui contredit sa propre Constitution. En définitive, il n’a fait que plaider coupable d’ignorer que les États-Unis avaient une contradiction dans leur propre loi, et que l’Espionnage Act fonctionnait de manière totalement anticonstitutionnelle. Dès lors qu’il a été libéré de ces procédures, il est devenu tout de suite beaucoup plus simple pour nous de parler publiquement de notre film.

Qu’est-ce que votre présence à Cannes, et le prix du 10e anniversaire de l’Œil d’or a représenté pour vous et pour Julian Assange ?

Être sélectionné par le Festival de Cannes et y être récompensé par le jury de l’Œil d’or a été d’une importance capitale pour le film, mais ça a été aussi une véritable reconnaissance pour Julian. Le sous-titre du film est « Julian Assange et le prix de la vérité ». Il a payé un prix phénoménal pour avoir voulu apporter la vérité au public. Le gouvernement américain a payé un pot de vin de six milliards de dollars à l’Équateur pour le faire expulser. Voilà le prix exact de la vérité. Je dois dire que recevoir un tel prix de la part de la Scam et du Festival de Cannes est une façon de reconnaître publiquement l’extrême urgence de ce combat. Nous en sommes très reconnaissants.

Aussi difficile que cela puisse paraître, vous semblez garder espoir à la fin du film. Est-ce le cas, ou cherchez-vous à vous auto-convaincre ?

Je ne perds jamais espoir. Je vis d’espoir. Je pense que le véritable conflit se joue entre l’espoir et la peur. Au bout du compte, l’histoire est faite au fil de la longue bataille entre les marchands de peur et les marchands d’espoir. Et ce combat s’exprime dans la révolte populaire. Il suffit de voir comment les manifestations en soutien à Gaza sont devenues un cri de ralliement à travers le monde. Tous ces mouvements, je l’espère, sont de bons et forts indicateurs des temps à venir, car ceux qui sont au pouvoir ne manquent que d’une chose : notre force et notre nombre. Ils possèdent tout le reste, mais nous avons la force et le nombre, et ils ont besoin de nous. Lorsque le public se lance dans des manifestations comme nous n’en avions jamais vues aux États-Unis contre les abus autoritaires de notre président-empereur, ce sont des débuts. En face, ils craquent, et nous voilà maintenant avec la loi martiale dans certaines villes. Le chemin que prennent les États-Unis est sombre. Qu’est-ce qui va pouvoir ralentir cette marée inexorable ? Je ne sais pas. J’ai l’impression que le changement climatique va jouer un rôle majeur. Que ce rôle permette aux puissants de devenir encore plus puissants ou aux peuples d’être plus enclins à prendre des risques pour les renverser, c’est ce que nous verrons, et c’est là que le futur s’écrira. Mais j’ai confiance dans les gens.

The Six Billion Dollar Man sera diffusé en avant-première lors du festival Vrai de Vrai, le 23 novembre au mk2 Bibliothèque à Paris.

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