Annie Ernaux : une vérité sensible  par Pascal Ory, historien, membre de l’Académie française

Dans le panorama de la littérature française contemporaine, Annie Ernaux occupe une place singulière, et le plus singulier est que sa notoriété critique et la reconnaissance qui s’y rattache
ne sont pas dues au (vieux) critère moderniste de la « révolution du langage ». Non qu’Annie Ernaux n’innove pas, mais son innovation est moins dans l’écriture que dans le rapport qu’elle a su, très vite, établir entre expérience et témoignage – ce que les professeurs à l’ancienne résumaient en « fond » et « forme ». Et la résultante de cette relation réussie a un nom: succès public. Ses éditeurs le savent bien: Annie Ernaux a un lectorat nombreux et fidèle.

Dans les premières années de sa vie d’écrivaine reconnue, ouverte en 1974 par la publication des Armoires vides et poursuivie par celles de Ce qu’ils disent ou rien et de La femme gelée, le pacte explicite avec le lecteur est encore celui du roman, alors même que le lecteur en question peut déjà fort bien pressentir, d’un titre à l’autre, la forte charge autobiographique qu’ils recèlent. Le succès venant, la professeure de lettres que l’autrice est devenue va s’affranchir (à côté d’autres affranchissements) de l’affichage romanesque et assumer de plus en
plus nettement le projet moins d’«écrire sa vie» que d’«écrire la vie», titre qu’elle donnera au volume de la collection «Quarto» dans lequel, en 2011, elle réunira une douzaine de ses livres, enrichis de divers textes.

Peut-on pour autant rattacher Annie Ernaux à l’école et à la vogue de l’«autofiction », formule lancée un peu après Les armoires vides par Serge Doubrovsky et que d’autres noms illustreront ? Affaire de mots, dira-t-on, non sans raison. Mais la littérature tout entière est affaire de mots : il demeure un enjeu derrière toutes ces qualifications, bien propres à agacer l’individu individualiste du XXIe siècle, qui refuse de se laisser enfermer dans un tiroir à étiquette. Autobiographie? Histoire de vie? Lectrice de Pierre Bourdieu, Annie Ernaux pourrait être rapprochée par certains de l’«auto-analyse» pratiquée in extremis par le maître. Mais l’œcuménisme n’est pas le syncrétisme: sociologue ou écrivain, il faut choisir.

Le projet de Bourdieu se veut obstinément scientifique, au point de se briser sur la contradiction insurmontable d’un sujet s’échinant à se transformer en objet, la quête sociologique de soi tentée par l’auteur de «L’Illusion biographique» produisant à l’arrivée (son Esquisse pour une auto-analyse) un texte immanquablement décevant, pour lui comme pour ses lecteurs. Les livres d’Annie Ernaux, nourrie de l’apport des sciences sociales, s’affichent plus modestes, mais, de ce fait, a priori et surtout a posteriori, plus solides. Ils retravaillent la matière du «carnet
» (Journal du dehors, Regarde les lumières, mon amour, La vie extérieure…), et quand l’auteur franchit le pas d’une réflexion explicite sur la mémoire et ses supports, c’est significativement d’image qu’il est question (Les années). Dans cet «œuvre», au masculin, composé de toutes les œuvres parues et à paraître de l’auteure – qui déteste cette formulation, qu’elle réserve à sa vie posthume–, la récurrence de figures et de scènes fondatrices (la mère, le père, la scolarité au lycée et à l’université, la «première fois », l’avortement…) est la meilleure preuve de
ce qu’on est bien dans le domaine de cette vérité de soi littéraire qui ne peut faire concurrence à l’entreprise rationalisante de la sociologie puisqu’elle ne se place pas sur
le même plan, puisqu’elle accepte de tâtonner, de se répéter ; elle joue plus gros.

Moyennant quoi des milliers d’hommes et (surtout) de femmes vont se retrouver dans ce regard sans complaisance porté sur un milieu populaire et provincial à l’entrée des Trente Glorieuses, sur la société urbaine triomphante des transports en commun, de l’hypermarché ou de la ville nouvelle, et, surplombant le tout, dans cette interrogation douloureuse – où Annie Ernaux met ses pas dans ceux d’un Jean Guéhenno (Caliban parle) ou d’un Paul Nizan (Antoine Bloyé) – sur la « trahison de classe» des bons élèves issus de la méritocratie républicaine. Mais plus nombreux encore seront celles et ceux qui accompagneront de toute leur empathie son exploration, ambivalente, de la cellule familiale et du couple. Ces portraits d’une mère (Une femme, « Je ne suis pas sortie de ma nuit »), d’un père (La place), d’une sœur (L’autre fille) s’éclairent chez elle par l’expérience de la frustration sexuelle (Mémoire de fille, La femme gelée), de la passion amoureuse (Passion simple, Se perdre, L’occupation), de la désolation des corps (Les armoires vides, La honte, L’événement).

Évidemment, l’audience rencontrée par Annie Ernaux n’a que peu à voir avec les « thèmes » qu’elle serait supposée aborder, ni même avec la finesse d’un projet visant à donner la parole à un « je transpersonnel » (traduisons: un je traversé par tous les nous). Elle tient tout entière dans la correspondance qu’elle a réussi à établir entre ce dont elle nous parle et la manière dont elle le fait, entre un vécu, partagé par une multitude de lecteurs et de lectrices, et un ton, en dernière analyse singulier. Écriture blanche, comme disait Roland Barthes, ou plate, comme elle le propose? Plutôt, peut-être, une affaire de voix: la voix de la fille de l’épicerie de la rue du Closdes-Parts (Yvetot) quand elle s’astreint – la simplicité est une dure contrainte – à s’adresser, par-delà ses lecteurs et lectrices, à ses parents.

Peut-être l’énergie propre à l’écriture d’Annie Ernaux s’origine-t-elle dans la double honte – comme on parle de double peine – de ses origines et de son nouveau milieu. « Je n’ai pas cherché à m’écrire», dira-t-elle dans son texte de présentation au grand volume «Quarto», «à faire oeuvre de ma vie: je me suis servie d’elle […] comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible ». «Une» vérité, pas « la» vérité (du sociologue, par exemple: voir plus haut), et vérité sensible: posons qu’un artiste est cet animal en effet hypersensible qui reçoit le monde cinq sur cinq (version intellectuelle) ou en pleine gueule (version épidermique) et que la matière de l’écrivain-e est une pierre que l’écriture attaque au couteau (métaphore d’Annie Ernaux). Celui qui écrit ces lignes fait profession d’historien. Il ne peut qu’être « sensible» à cette volonté affichée de, ce faisant, «sauver quelque chose du temps ». Il est assez bien placé pour savoir ce qu’il y a de désespoir dans ce beau programme.

A lire : Un prix par Annie Ernaux


« … la vie ne dicte rien. Elle ne s’écrit pas d’elle-même. Elle est muette et informe. Écrire la vie en se tenant au plus près de la réalité, sans inventer ni transfigurer, c’est l’inscrire dans une forme, des phrases, des mots. C’est s’engager – et de plus en plus au fil des années – dans un travail exigeant, une lutte, que je tente de cerner et de comprendre dans le texte lui-même, au fur et à mesure que je m’y livre. » Annie Ernaux

Dans la préface du recueil Écrire la vie, paru en 2011, qui réunit une grande partie de ses œuvres, Annie Ernaux définit son entreprise littéraire par ses mots : « Écrire la vie (…) au plus près de la réalité sans l’inventer, ni transfigurer. »
Les armoires vides, son premier texte, paraît en 1974. De son écriture « blanche », « au couteau », elle y décrit son enfance et son adolescence à Yvetot en Normandie où ses parents tenaient une épicerie, son ascension sociale par les études de lettres, son avortement chez une faiseuse d’anges. Autant de thèmes ou d’événements qui parcourront son œuvre, forte aujourd’hui de plus de vingt livres dont Les années, paru en 2008, signe l’aboutissement grandiose de la rencontre entre le matériau autobiographique, sociologique et historique. La description des photographies d’Annie Ernaux et de ses proches entre 1941 et 2006 y oscille avec celle de l’époque dans laquelle ces images s’inscrivent.
Ses œuvres ont été adaptées au théâtre et au cinéma.


Éléments bibliographiques

Les armoires vides, Gallimard, 1974
La femme gelée, Gallimard, 1981
La place, Gallimard,1984
Passion simple, Gallimard, 1991
Une femme, Gallimard, 1994
La honte, Gallimard, 1997
L’événement, Gallimard, 2000
Les années, Gallimard, 2008
Écrire la vie, œuvres, Quarto, Gallimard, 2011
Mémoire de fille, Gallimard, 2016