… Il me donnait envie de vivre, ma vie, pas celle des autres, pas avec le sang des autres.
Amen, etc. 

Bruno Muel - Le Baume du tigre

Bruno Muel est pour moi l’un des grands cinéastes documentaire des années 70. Il a filmé certains des plus beaux plans-séquence de cette époque. Je me souviendrai toujours de ce plan incroyable (la durée d’une bobine 16 mm) filmé lors de la reprise du travail de l’entreprise Yema à Besançon. En un regard, tout 68 : des ouvrièr(e)s hésitaient ou refusaient le vote patronal en présence d’un directeur paternaliste, de plusieurs délégués, et soudain une jeune ouvrière, émue et révoltée, grimpait sur des bidons pour prendre la parole … La caméra, avec une douceur infinie, glissait d’un visage à l’autre, d’un geste à l’autre, dans une dramaturgie interne magique… du grand cinéma !

Burno Muel avec les militants des FARC en Colombie (1983)
Burno Muel avec les militants des FARC en Colombie (1983

Bruno, c’était cela : cette façon unique de se mouvoir avec sa caméra, tel un danseur, d’un visage à l’autre, d’un geste à l’autre, avec cet amour, cette curiosité à révéler l’humain derrière chaque image.

Je connais Bruno depuis ces années-là. J’ai adoré collaborer avec lui à Renault-Flins d’abord (Oser Lutter, Oser Vaincre, Flins 68 ), puis plus tard à l’Alsthom en grève (Le dos au mur où j’avais bossé comme O.S. durant 8 ans). Je lui dois énormément. J’ai filmé avec lui mes plus belles séquences de cinéma : cette scène du piquet de grève de Flins à l’aube, où les grévistes sortent lances à incendie et matraques dans ce mélange unique de tension et d’humour corrosif…. Je pense aussi aux grévistes du Dos au mur venant perturber les cotations de la Bourse capitaliste : la montée des marches derrière eux, débouchant au milieu du vacarme du Palais Brongniart, et soudain dépliant leur banderole devant la caméra au cœur de la corbeille, et Bruno aux premières loges, avec son calme olympien au milieu de la tempête. Je le revois, léger, dans un travelling souple, sous la pluie de papillons revendicatifs, imperturbable au milieu de l’agitation boursière. C’était cela Bruno : ne pas seulement enregistrer une image mais un amour des êtres, des corps, de l’humain. Filmer, c’est aimer !

C’était tacite entre nous : l’essentiel était d’établir une relation avec les gens avant de les filmer. Je me souviens qu’il nous arrivait de partager tellement avec les gens que l’on voulait filmer, qu’après on ne pouvait plus remettre une caméra entre eux et nous : un jour, on était allé avec Bruno faire connaissance des jeunes d’un piquet de grève de l’Alsthom, prendre l’apéro, partager leur repas… On était tellement bien (et un petit peu paf !) qu’on ne pouvait plus reprendre la caméra et briser la magie de cette rencontre. On serait devenu des voyeurs ! Quand Bruno filmait c’était cela : la rencontre humaine avant tout.

C’était déjà dans le premier film que j’ai vu de lui, Rio Chiquito : j’avais 20 ans et je découvrais pour la première fois dans la forêt colombienne la réalité des guérilleros, des femmes, des enfants avec de vrais visages.

Plus tard j’ai retrouvé sa caméra sensible et fraternelle rendant grâce à ces Chiliens qui, au péril de leur vie, entonnaient l’Internationale à l’enterrement de Pablo Neruda (la première manifestation publique après le coup d’Etat sanglant de Pinochet dans Septembre Chilien). J’avais la gorge nouée. Bruno avait eu ce courage d’aller au Chili, avec sa caméra et son pote Théo Robichet, pour filmer au milieu de la foule tétanisée par la violence abattue sur le pays.

Parmi tous les cinéastes (dits « militants ») de cette époque, il est sans doute celui qui a été le moins enfermé dans des carcans idéologiques. Ce qui lui a donné une liberté (difficile à concevoir aujourd’hui) de pouvoir filmer sans problème en 68 avec les jeunes travailleurs du Groupe Medvedkine de Sochaux, comme avec ceux « maoïstes » de Flins. Toujours, cette passion, cette curiosité pour les gens, passant avant toutes les considérations idéologiques qui nous emprisonnaient la tête. C’est sans doute cela qui fait que Bruno a pu réaliser avec le Groupe Medvedkine deux des films les plus beaux et passionnants de l’après 68 – Week-end à Sochaux et Avec le sang des autres [*] – dans lesquels il mêle documents et fictions, avec un toupet et une liberté incroyable. Ce sont pour moi deux des films les plus inventifs, les plus créatifs de cette époque, qui témoignent avec force de cette aspiration à la révolution des jeunes ouvriers d’alors.

Et puisque que c’est d’humain et de corps dont il s’agissait avant tout, c’est bien de son corps-même dont il dû faire plus tard le sujet de son cinéma : sa lutte contre le cancer qui le gangrenait. Le cinéma a été son arme pour vivre. Il faut y ajouter son talent d’écrivain et deux livres superbes Le Baume du Tigre (1979) et Un charroi en profil d’espérance (1990) publiés aux éditions Maurice Nadeau.

Et je n’oublierai jamais que Bruno fut celui qui trouva l’énergie (et l’argent) pour produire le dernier film de Renaud Victor De jour comme de nuit, réalisé au cœur du centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille.

Avec sa formidable modestie, Bruno Muel est et restera un bel exemple de cinéaste qui aura marqué ma génération et qui, je l’espère, sera redécouvert à l’heure où, derrière les paillettes et effets de mode, on tente de retrouver le sens profond de l’acte de filmer.

Jean-Pierre Thorn
15 avril 2023

[*] Dont Stan Neumann reprend dans Le Temps des Ouvriers, actuellement sur Public Sénat, la séquence décisive sur la condition ouvrière où un ouvrier des chaînes de Peugeot-Sochaux parle de ses mains.

Bruno Muel
Bruno Muel