Par Randa Maroufi, artiste, vidéaste, photographe, prix de l’œuvre expérimentale 2020. Pour la lettre Astérisque n°67.

Autour des œuvres Les Intruses (2018-2019) et Bab Sebta (2019), Randa Maroufi évoque son travail et son inspiration aux sources du réel. Ce texte est issu d’une rencontre avec Agate Bortolussi, autrice dont les commentaires viennent appuyer la réflexion de l’artiste.


Ma démarche s’inspire de préoccupations d’ordre social, sociétal et politique. J’examine le territoire et interroge ses limites et les manières avec lesquelles les individus l’investissent. Je révèle ce que ces espaces réels ou symboliques produisent sur les corps. Le point de départ est une rencontre avec un lieu – décor, et / ou des individus – acteur·rices. Ce croisement est primordial et précieux pour créer des fictions qui questionnent le réel. Ces fictions se déroulent dans un lieu qui existe ou dans un lieu que les personnes rencontrées et moi-même fabriquons ensemble. La densité de la foule me rassure, la ligne 13 du métro parisien pendant les heures de pointe est une forme de quiétude. Ce rassemblement de corps, de voix, de pensées évoque une force qui forme cet espace commun conditionnant notre rapport à l’autre. L’espace public est l’espace de solidarité populaire où les discours et les usages sont multiples. Le lien social y naît. C’est ce qui alimente mon travail. C’est mon atelier. Je me sers du champ de l’image pour remettre en question le vivant et donner une lecture du réel. Dans Les Intruses, je mets en scène des femmes dans des lieux fréquentés majoritairement ou uniquement par des hommes. Plus qu’une dénonciation, c’est un acte. Je propose d’opposer à une réalité « extrême » de l’espace urbain, une image tout aussi « extrême », pour confronter les forces visibles et invisibles et faire naître une alternative plus nuancée. 

Randa utilise la réalité comme matière pour son travail. Travailler sur le réel, c’est s’intéresser au rôle de la représentation et étudier la perception que nous avons de notre monde. La représentation permet a priori de s’éloigner du réel tout en s’approchant de la réalité afin de la creuser. Dans Les Intruses – « ce qui n’est pas à sa place » –, l’invisible devient visible et inversement : l’artiste procède à un retournement total de situation qui informe sur les réalités sociales. Elle transpose par le biais de la mise en scène le genre des individus occupant l’espace public : une invitation à voir les choses différemment. Randa joue avec sa matière (le réel) et révèle, au-delà de l’invisible, d’importantes injustices sociales. Le réel déconstruit / reconstruit fait naître une réalité plus plausible qu’exacte.


La réalité de certains territoires ne permet pas d’engager un travail filmique in situ, le recours à la fiction devient une nécessité. En arrivant à Sebta – petit bout d’Europe en Afrique –, je ressens une tension particulière et omniprésente. Je m’intéresse alors à l’expérience particulière du temps que produit cette géographie. Mais la prise de vue est soumise à des conditions strictes et limitées : comment inaugurer une proposition artistique d’une manière construite autrement que par la fiction ? Après un travail d’observation du fonctionnement, des dynamiques et des composants de cette frontière, j’en ai reconstitué un fragment dans un hangar en collaborant avec des usager·ères de ce lieu. Ainsi, j’invite le·la spectateur·rice à voir le faux comme vrai et le décor comme réel. Le parti pris de transposer la frontière à un autre espace permet de réfléchir à la « substance » même du film : où se trouve-t-on ? dans le réel ? hors du réel ? dans une forme qui reste à définir, plus intrigante et profonde ? 

Dans Bab Sebta, Randa mêle enquête sur le terrain, souvenirs et témoignages à la mise en scène et à l’expérience. En résulte une association subtile de réalité et de fiction, un « presque documentaire » avec lequel elle joue. La reconstitution permet d’éplucher la réalité couche par couche et de concentrer le regard sur les rapports humains dans un territoire qui s’efface. Les limites de l’enclave sont remplacées par le sol et le mur noirs du hangar. Randa donne une dimension plus universelle au concept de « frontière ». À partir d’une image qui – seule – perturbe, elle agit comme une sculptrice et donne du volume à l’image par l’ajout du son et des voix : le film passe du côté du documentaire. Ces strates permettent de scruter la réalité de la frontière et de déstabiliser les fondements d’un discours officiel et univoque, trop souvent pris pour vrai. Au-delà d’une transposition de situations observées à Bab Sebta, Randa crée quelque chose de l’ordre du vécu : deux contrebandières de Ceuta deviennent directrices du casting et adoptent le même système qu’à la frontière. Les nouvelles travailleuses seront donc payées moins cher selon la règle en vigueur à Sebta, la fiction n’y changera rien. La réalité des rapports humains à la frontière s’affirme directement sur le plateau de tournage. Bab Sebta dépasse les limites du documentaire : la réalité de Ceuta rencontre la réalité du film, et c’est ainsi que le réel dépasse la fiction.

Texte coécrit avec Agate Bortolussi


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