
17 juin 2022
Chantal Thomas, « L’éclat de l’instant »Par Simonetta Greggio
Quand les fils des destinées se croisent… Marguerite Yourcenar fut la première femme admise à l’Académie française le 6 mars 1980. Chantal Thomas, lauréate de notre Prix Marguerite Yourcenar 2022, a rejoint les rangs de l’Académie française, le 16 juin. La romancière Simonetta Greggio nous entraîne dans le sillage de l’œuvre multiple de Chantal Thomas.
Je nageais au milieu des vagues de la Méditerranée lorsque j’ai pensé à vous, chère Chantal Thomas. J’ai pensé qu’il fallait que j’efface ce que j’avais écrit et que je recommence autrement le texte qui parle de vous et de vos livres. J’ai pensé que tout ce qui est convenu ne vous correspond pas.
J’ai pensé que vos yeux sont exactement de la couleur de l’eau de mer dans laquelle j’étais plongée, d’azur avec un liseré bleu.
J’ai pensé que ce prix Marguerite Yourcenar dont la Scam récompense l’œuvre entière d’un écrivain tombe à point pour vous découvrir ou redécouvrir, parce que Yourcenar avait cette même urgence que vous de comprendre, de formuler. De raconter, de s’amuser. D’être libre et de rendre au lecteur sa liberté.
Et puis, j’ai pensé qu’il fallait vous laisser la parole :
S’offrir aux caresses, voir et revoir La Nuit, la Voie Lactée, Profession Reporter, Catherine Deneuve dans Belle de Jour et Humphrey Bogart dans Casablanca, boire du champagne et des margaritas, marcher dans Central Park, y faire du patins à glace, s’ acheter des jacinthes des chaussures et des billets d’avion, essayer des chapeaux, rêver sur des kimonos, emplir sa chambre de fleurs des champs, la livrer au plus grand désordre, en faire l’antre de métamorphoses, changer d’adresse comme de chemise, se souvenir de ses rêves, ne pas s’empêcher de pleurer, parler avec des inconnus, s’enfuir des conférences et des théâtres où l’on s’ennuie, prendre au hasard n’importe quel autobus, lire au lit, se peindre les ongles, descendre en plein soleil dans la poudreuse des pentes qui n’en finissent pas, manger des cerises, nager dans toutes les mers du monde.
Il y a chez vous ce charme de vivre comme on marche, on skie, on glisse, on embrasse, on fait l’amour, on boit de l’eau et du vin ; pour chacune, et à chacune, de ces actions, vous donnez le temps et le sens qui conviennent. Et le respect. Et la dignité. L’acte est un, définitif mais renouvelable tant qu’on foule cette terre, tant qu’on respire – tant qu’on peut – car s’il y a, parmi les merveilles de votre écriture, une vertu qui saute promptement aux yeux, c’est le désir. Un désir qui déborde du cadre, qui saute dans une marelle sur un pied, qui avale le lecteur dans un sourire, gourmandise plus forte que tout.
car s’il y a, parmi les merveilles de votre écriture, une vertu qui saute promptement aux yeux, c’est le désir. Un désir qui déborde du cadre, qui saute dans une marelle sur un pied, qui avale le lecteur dans un sourire, gourmandise plus forte que tout.
Simonetta Greggio
Le mystère Chantal Thomas
Née à Lyon en 1945, directrice de recherches au CNRS, vous multipliez les facettes d’un répertoire qui vous voit tour à tour romancière, essayiste, scénariste et auteur de pièces de théâtre. Férue du XVIIIe siècle, – votre siècle d’élection, ennemi du pathos et de la morbidité, branché quoi qu’il en coûte sur une musique de Vivaldi ou de Mozart – vous avez écrit sur Sade, Casanova, Marie Antoinette et ses contemporains. C’est d’ailleurs avec Les Adieux à la Reine, roman émouvant sur les derniers jours de Versailles, délicieusement porté au cinéma, que vous avez reçu le Prix Femina et vous avez été connue – ou devrait-on plutôt dire reconnue ? – du grand public.
Mais c’est également au moment où la lumière vous frappe que votre mystère s’épaissît. Comment faites-vous pour suivre pas à pas la jeune Agathe, lectrice personnelle de Marie Antoinette, dans cette quête éperdue de sa Reine, une femme à laquelle elle voue la dévotion que l’on voue aux Saints ? Avez-vous vous eue une autre vie, parallèle ou plus ancienne, dans laquelle vous fouliez les marbres de Versailles en compagnie de ces personnes que vous semblez connaître si bien ?
Tout ce qui se passe dans ces pages est magique, intense, surnaturel. L’on sort de cette lecture avec l’impression exacte d’un visage que l’on aurait, par l’entremise de votre héroïne, connu, et par son biais, adoré.
Simonetta Greggio
L’on en sort les narines à l’affut des fleurs que la Reine affectionnait, les oreilles attentives à l’écho des pas des courtisans dans les nuits d’avant le massacre, le cœur affolé par l’imminence de la Terreur. A la fin, Agathe est sauvée. La Reine est perdue. Gabrielle de Polignac, la favorite de Marie Antoinette, meurt le cœur brisé à Vienne peu de temps après. Nous sommes ravis et en voulons plus. Et nous en aurons plus encore, avec L’Echange des Princesses et le Testament d’Olympe, remarquables de sensualité, où les mots justes voisinent les mots crus – non, vous ne nous laissez pas oublier que vos premières amours, auprès de Roland Barthes à l’époque de votre fréquentation de son séminaire légendaire de la rue de Tournon, furent Sade et les libertins. Dans votre texte Sade, la dissertation et l’orgie, vous disséquez allègrement ces phrases dont vous dites que vous étiez, à l’origine, incapable de les situer dans un contexte d’histoire littéraire ou politique. De l’avoir fait, continuez-vous, n’a en rien diminué, relativisé ou même expliqué la puissance phantasmatique. Vous nous faites partager aussi la réaction de Barthes lorsque vous lui avez fait part de votre projet :
Son visage s’était voilé d’une très grande lassitude, puis, pendant deux ans, nous n’en avons plus jamais parlé. Quand je lui envoyais des chapitres, il me répondait, sur des cartes postales, par quelques mots brefs et délicats, aussi courtois qu’allusifs.
Vous concluez par l’exquis : Barthes n’aidait pas.
La débauche sadienne, l’aventure (masochiste & malicieuse) Casanovienne autour de laquelle vous écrivez par la suite – Casanova, un voyage libertin – vous intriguent et vous réjouissent – vous jouez avec nos nerfs, et avouez que vous prenez plaisir à nous lâcher la main au milieu de vos monstres, à nous mener par le bout du nez – à faire de nous, enfin, vos jouets, avec vos mots à tiroir : (…) cette formule qu’utilise Casanova pour (ne pas) faire l’amour : donner le bonjour ! Un bonjour en passant, si rapide qu’il confine à l’au revoir.
Fragments d’un discours amoureux
Si on vous connaît plus particulièrement pour vos romans où, parfaitement à l’aise avec dates, repères, usages, étiquettes, noms de familles et petits noms, décors et lieux, vous déroulez le quotidien de vos héroïnes dans un Paris d’antan, dans un Lyon du bord de fleuve, dans un Potager du Roy enchanteur et perdu, vous surprenez ensuite les lecteurs par vos livres et vos essais plus personnels. Dans Souvenirs de la marée basse, un récit intime curieusement fragmenté, vous racontez une enfance, la vôtre, un père et une mère, une meilleure amie. Tout est doux, cruel, tendu, tendre. Sensitif, entre bleu turquoise de l’eau et bleu plus léger du ciel. Bleus, ciel et mer, mer et mère. Vous reprenez ce même fil – rouge dans le bleu – avec De Sable et de Neige, admirable possibilité d’un désastre. Vous passez de Colette à Pontalis, de Barthes (encore et toujours) à Tanizaki, de Sardanapale à Madame Du Deffand, de Delacroix à Proust, des huitres d’Arcachon aux huitres de Kyoto, toutes nues dans des pots transparents. Votre mère est là, votre mère à laquelle vous revenez d’une manière ou d’une autre dans chacun de vos livres, et votre père aussi, qui se meurt trop jeune un 2 janvier de vos seize ans, et nous fait pleurer de votre chagrin, tant vous nous tenez près de vous par le cœur et l’esprit. Ce père mort de silence comme on meurt de solitude ou de faim, père de l’écrivaine que vous êtes devenue – toutes ces photos de la petite fille que vous étiez, de la beauté qui vous entourait, celle de la nature et celle de vos parents, par laquelle les mots vivent, jalonnent et ponctuent les chapitres de vos Traits et Portraits.
Je nageais dans la Méditerranée lorsque j’ai pensé à vous. A vous, qui vous êtes autorisée la première personne avec vos derniers livres – intime enfin légitimé et partagé. Je pensais que, vagabonde adoucie, sensuelle et cérébrale, votre étreinte littéraire s’est faite joyeuse, lumineuse. Transparente comme certaines eaux. J’ai aussi pensé que tout ce qui est conventionnel, n’est pas vous. La passion vous habite comme on nage, comme on respire. Et comme on écrit, bien sûr. Une utopie.
Mais c’est cela qui nous anime, n’est-ce pas ? C’est cela qui nous fait glisser dans les vagues les yeux ouverts, même si ça pique comme des larmes, même si le sel mange la peau.
Merci pour tout cela, chère, très chère, Chantal Thomas.
Simonetta Greggio, romancière est membre de la commission de l’écrit de la Scam.