« Le documentaire est ce qu’il y a de mieux à la télévision – son art le plus subtil. » Dans une tribune libre publiée dans Astérisque n°46, Denis Robert, écrivain, réalisateur et journaliste, interpelle Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la communication.

Je t’écris ce petit mot en direct de la
Scam. Tu sais qu’on est 33 000 réalisateurs,
auteurs multimédias, écrivains,
artistes… à être inscrits ici. Disons que nous
sommes un gros moteur culturel dans ce
pays. Ils me filent une page et un édito,
une sorte de carte blanche où je peux
raconter ce que je veux. Je voulais évoquer
le projet qu’on a ensemble de création de chaîne documentaire. Tu te souviens, on
en avait parlé à la terrasse de l’Opéra
à Metz alors que tu venais juste d’être
nommée ministre. Mais je suis tombé sur
un papier très méchant sur toi publié par
Le Monde
du 25 mai dernier et intitulé « À quoi sert Aurélie Filippetti ? ». Son auteur
Michel Guerrin est un mec plutôt bien. Il
a beaucoup écrit sur la photographie.
Mais là, qu’est-ce qu’il t’envoie, fichtre…
En gros, il nous explique que tu ne sers à
rien, que tu es sympathique mais un peu
limitée, que tes choix ne sont pas bons car
tu ne serais pas assez habitée par un VPC
(Vrai Projet Culturel), que tu préfères faire la
belle devant les journalistes que bosser tes
dossiers, que tes nominations à la tête des
théâtres sont la preuve que tu n’y connais
rien. Il chute son affaire en racontant que
tu t’es tirée pendant la projection d’Amour
d’Haneke à Cannes, que tu n’aurais vu
que 45 minutes sur 2 heures 07 du film
et qu’en interview tu l’aurais quand même
trouvé bouleversant. À croire que le gars
Guerrin avait un chronomètre dans son
blouson et qu’il était assis dans ta rangée.
Il te surveille ce mec, c’est pas possible
autrement. Perso, j’ai trouvé cette sortie
d’une grande mesquinerie.

Son papier intervient une petite semaine
après la remise du rapport de Pierre Lescure sur le numérique. Pas mal, le rapport. J’ai
traîné à Paris cette semaine. J’ai même bu
un verre de vin avec Pierre. Il a la patate
en ce moment. Et avec les rumeurs de
remaniement, beaucoup le voient à ta
place. D’ailleurs, je me dis que ce papier
du Monde arrive à point nommé. Ça sent
l’hallali. La vie politique
est cruelle Aurélie. La vie
tout court aussi. Mais ça,
tu le sais. Perso, je trouve
que tu te bagarres bien à
Bruxelles contre les Ricains et les lobbyistes,
que tu as défendu correctement le prix du
livre, que tu as su écouter aussi les petits
producteurs et les auteurs dans le conflit qui
les opposent aux syndicats de techniciens.
Avec France Télé, tu marches sur des œufs.
Tu n’as pas réussi à virer Pflimlin mais c’est
tout comme. Et on peut te reprocher des
choix mais certainement pas de ne pas
travailler. Tu es une bûcheuse Aurélie. Ça
se voit, ça se sent. Je vois bien la difficulté
de ton job, coincée que tu es entre les
énarques qui t’entourent rue de Valois et
qui se croient tout permis. Et l’Élysée où
ton pote François peut te dégager à tout
moment. Non vraiment je sais que c’est
difficile et que tu avales des couleuvres.
Celle de Florange avait la taille d’un boa
constrictor. Alors écoute, j’ai un plan pour
toi. Un plan d’enfer qui clouerait le bec
de ceux qui souhaitent ton départ pour
l’île d’Elbe. Je reviens à notre discussion
de juin dernier à la terrasse de l’Opéra.
Cette idée de site de téléchargement de
documentaires associé à une chaîne de
la TNT. Depuis, mes amis et moi avons
gratté et le dossier est sur ton bureau.
Vingt-cinq ans après la création d’Arte,
nous voulons créer un nouvel espace pour
le documentaire de création. DocdocTV.
Le documentaire est ce qu’il y a de mieux
à la télévision. C’est sa raison d’être. Son
art le plus subtil.

Dans un monde où l’information est un produit
de bombardement, le documentaire est
ce qui nous informe le mieux. On est assis
en France sur un trésor. Est-ce que tu sais
le nombre de films géniaux qui prennent
la poussière dans les caves de France
Télé et d’Arte ? Est-ce que tu mesures la
quantité incroyable de festivals de films qui
fleurissent partout et dont la programmation
ne sera connue que de quelques initiés ?
Mon pote Alain de Greef avec qui j’ai
bossé sur ce projet me répète régulièrement
que c’est des milliers de docs culturels
qui dorment dans les musées et que les
mômes ne verront jamais. Quel gâchis !
C’est au ciné-club du lycée Saint Exupéry
de Fameck que j’ai découvert à quatorze
ans l’holocauste en matant Nuit et Brouillard
de Resnais. Ce visionnage organisé par
mon prof de Français a changé ma vie. Il
faut réinventer cet accès au savoir et aux
documentaires aujourd’hui. Notre projet
tient à mort la route. Il coûte bien moins
cher que les stupidités diffusées par France
4 ou Gulli. Et il nous permettra de résister
à Google et à YouTube. Et tu tiendrais
enfin ton projet, celui qui marquerait ton
passage au ministère de la culture… Un
mot de toi, une volonté forte et affichée
de ta part et on se lance. Même le gars
du Monde fera un papier gentil et rangera
son chronomètre. Tu tiens là un parfait VPC
Aurélie et toute la Scam est derrière moi
pour le porter. Même François et Pierre
que j’ai croisés l’autre jour à Matignon
m’ont dit que c’était une très bonne idée.
Tu ne voudrais quand même pas qu’il te
la fauche. On t’embrasse Aurélie. On est
33 000…

> lien vers le dossier DocdocTV
(pdf)