Pour son podcast L’Île sous la mer, Camille Juzeau est allée à la rencontre de collégiens et de collégiennes sur l’île de Petite-Terre à Mayotte. En nous dévoilant les coulisses de son enregistrement, elle nous raconte une terre secouée, entre tremblements de terre et violence, où la jeunesse îlienne dévoile des chemins de vie empreints de ces réalités qui s’entrechoquent, mais n’empêchent finalement pas les histoires d’enfant d’exister.

Tout au bout de l’île de Petite-Terre, 12 kilomètres carrés accrochés au flanc ouest de Mayotte et reliés par une barge, le collège de Pamandzi est déjà un peu sur les hauteurs.
Je dois y rencontrer des élèves de troisième pour le podcast que je suis venue enregistrer ici. À l’accueil, ils ont l’air préoccupés. Des parents sont là, des enseignants, les discussions semblent animées. Le professeur d’histoire-géo me cueille quelques minutes plus tard et m’explique : « Un règlement de compte est survenu hier soir dans le quartier : deux gamins de 12 ans ont été assassinés, décapités par d’autres du même âge. »

Il poursuit : « Une bonne partie des parents n’ont pas voulu laisser leurs enfants venir au collège ce matin, ils s’inquiètent pour leur sécurité. Ces derniers temps les violences ont augmenté, la Covid n’a pas aidé. » Nous sommes en janvier 2021, entre deux confinements. Tandis qu’il me parle, nous montons à l’étage, vers les classes. J’aperçois le proviseur par la porte ouverte de son bureau, il est au téléphone, l’air un peu dépassé par la situation.

Le professeur d’histoire-géo est calme, lui. Je lui dis que je peux revenir plus tard dans la semaine, mais il a déjà ouvert la porte d’une classe. Aux dix élèves présents, il demande : « Coucou les jeunes, qui veut parler du nouveau volcan au micro de la dame ? » Ça ne se bouscule pas, timidité des adolescents. Il en interpelle un ou deux gentiment, qui se lèvent, finalement pas mécontents. Je me dis que c’est pour eux une bonne excuse pour sécher le cours de SVT qui débute. Même chose dans la classe attenante où je me retrouve avec sept collégiens qui me sourient et chahutent entre eux. Ces mêmes collégiens qui connaissent sûrement les victimes ou les bourreaux des sinistres événements de la veille.

J’ai coupé la clim pour le son, et la chaleur envahit la salle de classe du préfabriqué où nous nous sommes installés. Djounaidi, 14 ans, s’est proposé pour commencer. Tout en faisant les tests micro je lui demande comment il va et il me raconte que ce sont ses cousins qui ont été tués. Ça s’est passé sur la colline de Pamandzi, derrière l’école, là où il habite.

Ces collines, couvertes de végétation haute, abritent des maisons en tôle, les bidonvilles de Mayotte sur Petite-Terre et Grande-Terre. Y logent surtout les Comoriens sans papiers. Dans la jungle, les descentes de police sont moins aisées.
Djounaidi est d’Anjouan. Soixante-dix kilomètres de mer séparent cette île des côtes françaises de Mayotte. Soixante-dix kilomètres que ses parents et lui, petit à l’époque, ont traversé de nuit, à bord de « kwassa-kwassa », minuscules bateaux de pêche. Le prix de cette périlleuse traversée ? Entre 700 et 1 000 euros, l’équivalent d’une année de travail aux Comores, l’un des pays les plus pauvres du monde. Une somme que beaucoup de Comoriens, aspirant à rejoindre les côtes françaises, continuent de payer aux passeurs aujourd’hui.

Le département, qui comptabilise la moitié des reconduites aux frontières françaises, a vu croître le nombre de mineurs isolés sur l’île. En 2015, le Défenseur des droits en recensait 3 000, sans famille et sans papiers. Sans ressources. Alors il y a l’errance, et la baston. Ça le met en colère, Djounaidi, cette violence qui défigure son île. La violence qui colle à la peau est là, latente, tout autour d’eux.

Mais dans ce préfabriqué où nos peaux sont déjà moites et où nos masques collent au visage, ce n’est pas cette histoire que je suis venue lui faire raconter. Alors je lui pose les questions que j’ai griffonnées sur un carnet : l’île comment est-elle ? Et la mer ? Et ce volcan sous-marin qui a surgit d’un coup au large de Petite-Terre ?

Il se prête au jeu facilement, raconte les tremblements de terre qui ont secoué l’île depuis 2017 ; la montée des eaux, l’inondation des routes ; l’arrivée des scientifiques de métropole à bord du Marion Dufresne, le bateau d’étude océanographique et de ravitaillement des Terres australes et antarctiques françaises. Mais il conte aussi ses excursions avec ses frères et sa sœur autour de l’ancien cratère devenu lac, vert fluo et acide ; les histoires que sa mère lui rapporte, les souvenirs qu’elle a de sa vie sur l’île comorienne ; sa grand-mère, restée là-bas et qu’il n’a pas revue depuis des années ; les nuits où il observe les étoiles et qu’il se prend pour un pirate, et les matins où les oiseaux multicolores piaillent à ses fenêtres. Sa sœur qui veut devenir ornithologue et lui policier.
Sa réalité : tout cela à la fois.

Sur la barge, je divague en regardant la mer, chargée de chacune des histoires qui constituent la complexité d’un réel, qu’un documentaire ne peut qu’effleurer, et pourtant.

Camille Juzeau

Puis chacun des six autres avec leurs mots sortis de l’enfance racontent les évolutions liées à la naissance du géant sous-marin qui a fait perdre douze centimètres à leur île. Ça charrie gentiment, certains sont timides, d’autres attirés par le micro. On a ri, finalement, cet après-midi-là. Ils ont pensé un peu à autre chose, c’est ce que je me dis.

En reprenant la route en sens inverse, en fin de journée, je marche longuement le long de la nationale, guettant un bus censé passer en ce lieu. On m’a dit de ne pas traîner dans les parages. Alors quand, à un angle de rue, j’aperçois un gars qui s’approche de sa voiture et me voyant un peu perdue me fait signe de monter, je n’hésite pas. En roulant vers la mer, il me parle. Il me dit qu’il vit là, à Petite-Terre, depuis cinq ans. Il a fui la Syrie, réfugié politique. On doit avoir à peu près le même âge. Il me parle des fêtes qui ont lieu ici, et me propose de revenir le samedi suivant.

Sur la barge, je divague en regardant la mer, chargée de chacune des histoires qui constituent la complexité d’un réel, qu’un documentaire ne peut qu’effleurer, et pourtant.

J’élague des parties entières du réel pour construire une bonne histoire.

Camille Juzeau

Paris, quelques semaines plus tard. Face à mon ordinateur, je coupe et découpe les paroles, les mots, les ambiances de la mer ou des oiseaux enregistrés à Mayotte. Je réécoute Djounaidi, le professeur d’histoire-géo… Et aussi la dame mahoraise qui m’a ouvert sa maison – alors que ces maisons sont difficiles d’accès aux blancs – et qui, malgré sa gentillesse, s’énervait pourtant que trop de Comoriens transforment l’île autrefois si calme. La faute, pensait-elle, leur revenait. J’élague des parties entières du réel pour construire une bonne histoire. Un récit avec un début percutant, des cliffhangers et des scènes fortes, car il faut embarquer l’auditeur.

Mais face à mon écran, j’ai encore en tête imprimés les yeux brillants de Djounaidi, celui qui se rêvait pirate.

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Après des études en sciences du vivant et en histoire et philosophie des sciences, Camille Juzeau se lance notamment dans le journalisme avec l’écriture de chroniques pour Radio France, avant de devenir autrice et réalisatrice de ses premiers podcasts, et d’ajouter à ses compétences celle de productrice. En parallèle, elle poursuit ses nombreuses collaborations à la radio.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Comment transposer le réel ?