Photoreporter, photojournaliste, photographe documentaire, autant de termes pour suivre les évolutions du métier de photographe, autant d’approches pour raconter le monde. Autour de son projet Parade, un conte post-industriel du bassin minier du Pas-de-Calais, Samuel Bollendorff nous dévoile sa tentative de maîtrise des images et son rapport à la réalité.

Je me suis mariée à 18 ans, j’ai eu mon premier enfant à 18 ans, il est né un 18, j’ai habité au numéro 118, on a acheté une maison au numéro 18, je me suis mariée dans une Renault 18… et mon body de majorette est le numéro 18.

Plume noire, filet à chignon teint chair orné de diamants en plastique, bottes cirées blanches et lacets dorés, body Lycra or à flammes violettes garni de deux milles paillettes cousues une à une à la main, manchettes noires à rosaces brillantes, bâton Starline modèle Super Star : à la table du salon, transformée en métier, Cloclo n° 18 et trois générations de majorettes s’affairent à la couture des paillettes des nouveaux costumes de parade des Coralines. Dans le creux de son transat, Nathan, deux mois, dort, bercé par sa mère, capitaine des majorettes, et le son de la machine à coudre. Je les photographie, Mehdi les enregistre.

J’ai alors cherché à maîtriser ce que racontaient mes photographies. J’ai commencé à raconter des histoires.

Samuel Bollendorff

Je m’étais engagé en photographie en rêvant d’être ce qu’on appelait un photoreporter. Baigné des mythes de la force d’une image qui, à elle seule, aurait pu tout dire. J’ai alors travaillé avec application à nourrir la presse des images du réel dont elle avait besoin. Mais, très vite, j’ai pris la mesure que ma posture de simple témoin « objectif » ne suffisait pas à traiter du réel. Mes images servaient d’illustrations, elles pouvaient tout dire, mais aussi leur contraire. J’ai alors cherché à maîtriser ce que racontaient mes photographies. J’ai commencé à raconter des histoires, en menant mes propres enquêtes pour nourrir mon propre récit. J’ajoutais le texte afin de garantir mon discours, mais aussi afin de libérer mes images. Elles pouvaient moins dire, elles étaient moins descriptives. Le terme photojournaliste a remplacé celui de photoreporter mais les crises successives de la presse nous ont contraints à continuer à chercher de nouvelles formes de narration. La photographie amateur bousculait les injonctions de Robert Capa à être toujours plus près, le numérique balayait le dogme du cadre et les liserés noirs de Cartier-Bresson. L’Internet et les écrans appelaient une photographie plus audiovisuelle, les premiers récits interactifs bousculaient les mythes de l’objectivité du photojournalisme. La photographie héritée du XXe siècle, seule, ne suffisait plus, elle semblait muette à l’heure du multi-médium, nous devions définitivement nous affranchir de nos figures tutélaires, changer de paradigme et revendiquer nos points de vue.

Dans le flot des images, il ne fallait plus seulement transmettre le réel objectivement mais bien chercher à l’affecter, à le faire éprouver. Je faisais alors un pas de recul et m’en distanciais, peut-être pour mieux le regarder. Je cherchais à en faire entendre les silences, à donner à voir l’invisible, à faire résonner la trace de l’impalpable et de la disparition dans les replis du hors-champ. On appelait ça photographie documentaire.

Photoreporter, photojournaliste, photographe documentaire, ce glissement sémantique raconte, à lui seul, comment, photographes, pour survivre aux mutations de notre profession, nous avons dû nous affranchir de l’injonction de transmission d’un réel brut et revendiquer une place d’auteur pour mieux le raconter.

Nous avons dû nous affranchir de l’injonction de transmission d’un réel brut et revendiquer une place d’auteur pour mieux le raconter.

Samuel Bollendorff

Je cherchais donc une nouvelle forme d’écriture photographique, une forme de récit qui permettrait d’affecter le spectateur. Avec Mehdi Ahoudig, documentariste sonore, nous avons ainsi cherché à faire dialoguer l’image fixe avec le son, jouant des décalages et stimuli asynchrones entre l’espace du cadre que nous donnions à voir et le temps du son que nous faisions entendre. Ensemble, nous cherchions à créer une membrane, un espace-temps laissé libre à l’imaginaire du spectateur niché entre l’audio et le visuel.

Le cadre plan et fixe, la photographie se faisait alors surface d’écoute, libérant la fantasmagorie nourrie par les récits et le hors-champ sonore. Non seulement l’image n’était plus muette, mais le son la prolongeait d’une dimension nouvelle, une profondeur acoustique, il l’étirait délicatement dans le temps imaginaire d’un documentaire onirique. Nous l’avons appelée la photographie parlante.

Nous voulions de cette façon travailler sur les passions post-industrielles du bassin minier du Pas-de-Calais. Nous nous refusions à porter un regard social triste sur ce territoire malmené par l’emploi, nous voulions réaliser un documentaire en photographie parlante, passionné, léger et poétique. Nous rencontrions, pour cela, des majorettes, des porteurs de géants, des éleveurs de pigeons voyageurs, de canaris ou de coqs de combat, aux sons des harmonies et des orgues de Barbarie. La poésie des mots des héritiers de la mine, l’attente surannée des pigeons de Freddy Gros Bleu, l’inquiétude du coq Petit Bleu à son entrée sur le ring, les entraînements des Coralines avec Cloclo n° 18 et sa famille de majorettes, les bals des géants Binbin, Jean-Balthazar, T’chio Blaise ou Margot la Fileuse et l’amour que leur vouaient leurs porteurs ; tout du réel nourrissait l’écriture fantasmagorique d’un conte.

Tout du réel nourrissait l’écriture fantasmagorique d’un conte.

Samuel Bollendorff

Quand je danse, ben j’oublie tout. J’oublie le jour, j’oublie l’heure, j’oublie comment je m’appelle… Je suis dans mon monde, ça remplit tout. Je suis aussi grande que la Terre.

Cloclo n° 18 était fraîchement grand-mère, deux fois. Dans le salon transformé en atelier de couture, nous avions terminé nos enregistrements et nos images du jour, nous discutions pour le plaisir d’étirer le temps, de rester blottis dans la chaleur de leur accueil pendant qu’elles s’affairaient à coudre des milliers de paillettes. Nous parlions du froid de novembre, du lancer de bâton et des bébés. Cloclo n° 18 évoquait la date des baptêmes à venir. Sa fille et sa belle-fille avaient prévu une cérémonie commune, à l’automne suivant. Un an après la naissance des petits. Je m’étonnais d’un tel délai. Il me semblait que la sagesse populaire voulait que les familles catholiques baptisent au plus tôt leurs nouveau-nés afin de les soustraire aux limbes en cas de drame.

Quelques semaines plus tard, à Noël, Cloclo n° 18 s’est affiché sur l’écran de mon téléphone. Lorsque j’ai décroché, je n’ai entendu que le drame et les pleurs de Claudine. Son petit-fils, Nathan, venait de mourir subitement, condamné à l’errance et les limbes.

Nous avons bien sûr proposé aux majorettes de les laisser tranquilles. Mais elles ont souhaité continuer les tournages, elles ont réécrit leur programme et repris leurs entraînements. Tout le groupe des Coralines faisant corps autour du deuil terrible de la famille de la capitaine.

Nous étions venus sur les terres du Nord légers, et nous étions rattrapés par le drame. Nous ne pouvions pas occulter cette histoire, nous ne pouvions pas y être étranger. La chaleur, la fraternité et l’amour les portaient et nous étions les témoins de cette humanité. Embarqués dans la rage de vivre. Nous filmions.

Dans leurs spectacles, les majorettes dansaient contre l’oubli et les mauvais morts, elles frappaient le sol de leurs bottes blanches à lacets dorés, elles convoquaient les esprits.

Les protagonistes de notre documentaire sont ainsi devenus les héros d’un conte. Nous filmions les pigeons voyageurs tels des messagers des géants d’osier. Nous filmions les géants comme autant de figures ouvrières du Nord disparues, portant, depuis les nues, des regards bienveillants sur nos frêles âmes terrestres. Nous filmions la parade de ces charmeurs de mémoire. Et dans le rêve de notre conte documentaire, Nathan s’est fait Géant.

 

Photographe et réalisateur, Samuel Bollendorff explore les nouvelles formes d’écritures audiovisuelles et leur transposition dans l’espace public. Son travail interroge la place de l’humain dans les sociétés du XXIe siècle et alimente son questionnement sur l’image comme outil de sensibilisation politique. Il vient de publier Faiseur d’anges aux éditions du Seuil.

 

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Comment transposer le réel ?