Raphaël Meyssan, prix du Public 2022 au Festival Vrai de Vrai de la Scam, pour son premier film Les Damnés de la Commune, nous évoque la quête qui lui a permis de trouver sa propre parole. Ou comment après dix années de recherche, entre archives et témoignages, cette plongée dans les histoires des autres révèlera son travail d’auteur.

Pendant des années, j’ai travaillé comme graphiste. À mes yeux, un graphiste est un artiste qui met son talent au service de la parole d’une autre personne. En écrivant Les Damnés de la Commune, j’avais pour objectif de trouver ma propre parole. Paradoxalement, c’est avec les mots et les images des autres que j’ai réalisé une œuvre personnelle.

Raconter par l’intime

Les Damnés de la Commune m’ont porté durant dix années. C’était d’abord un projet un peu curieux, qui laissait mes interlocuteurs déconcertés : raconter une révolution, la Commune de Paris de 1871, sous la forme d’une bande dessinée, en utilisant uniquement des gravures publiées à la fin du XIXe siècle et des témoignages, archives et articles de l’époque. Au fil du temps, le projet a pris consistance. La bande dessinée s’est épaissie pour devenir près de cinq cents pages publiées en trois tomes aux Éditions Delcourt entre 2017 et 2019. L’aventure s’est poursuivie sous la forme d’un film d’animation d’une heure et demie, produit par Cinétévé et ARTE France en 2021.

Au début de mon projet, je me demandais : « Comment raconter cette page de l’histoire de France ? Le sujet est bien trop grand pour moi qui ne suis pas historien ! » J’ai trouvé une solution, en apprenant qu’un communard, un certain Lavalette, avait vécu dans mon immeuble, un siècle et demi plus tôt : j’allais raconter par l’intime, par la base, en commençant par ce voisin, par mon immeuble.

J’ai passé des années à amasser des archives, à réunir des témoignages, à rassembler des articles. J’ai cherché le réel… sans jamais le toucher.

Raphaël Meyssan

Au fil de mes lectures, je découvrais une grande histoire, celle de la Commune de Paris, et les bribes de petites histoires, celles d’hommes et de femmes emportés par cette révolution. La réalité dépassait ce que je pouvais imaginer. Peu à peu, j’ai mis en place la trame d’un récit choral, entre la grande histoire et ces petites histoires, sans les romancer mais en utilisant une écriture romanesque.

Une réalité objectivement insaisissable

J’ai passé des années à amasser des archives, à réunir des témoignages, à rassembler des articles. J’ai cherché le réel… sans jamais le toucher. Très souvent, ces sources m’en apprenaient moins sur le sujet qu’elles évoquaient que sur ceux qui les avaient écrites.

J’ai par exemple trouvé, dans les archives de la police et de l’armée, des centaines de documents sur Lavalette, mon voisin communard. Mais ces documents décrivaient de manière glaciale un « individu » surveillé par des institutions, pas la personne qu’avait été mon voisin. J’en ai moins appris sur Lavalette que sur les policiers et les militaires.

Dans les journaux, j’ai tenté de récupérer un récit évoquant la proclamation de la Commune, sur le parvis de l’Hôtel de Ville, le 28 mars 1871. Beaucoup de journalistes étaient sur place, mais ils ne semblent pas avoir assisté au même événement. Ils expriment davantage les angles politiques de leurs journaux que l’événement lui-même. Je les mets en scène dans la bande dessinée pour montrer plusieurs visions d’une réalité objectivement insaisissable.

J’ai cherché des témoignages de personnes opposées à la Commune. Mais rares sont celles qui décrivent ce qu’elles ont vu. Très souvent, elles perçoivent cette période au travers de la presse. Leurs déclarations expriment surtout leurs sentiments de rejet de la révolution parisienne inspirés par la lecture de ces journaux anti-communards. Pour nombre de Versaillais et de provinciaux, la Commune est « une émeute de fous et d’imbéciles mêlés de bandits », comme l’écrira George Sand depuis Nohant, dans l’Indre.

Plus j’ai croisé les archives, les témoignages, les articles, plus “le réel” s’est dérobé.

Raphaël Meyssan

Jusque dans Paris, ce qui est relaté par les journaux éclipse ce qui pourrait pourtant être observé par soi-même. Ainsi, Madame Talbot qui habite du côté du boulevard Haussmann exprime dans ses lettres cette semblable vision des communards perçus comme des brigands… Jusqu’à ce jour de la Semaine sanglante où son mari descend dans la rue et rencontre des gardes venus défendre une barricade. Lorsqu’ils sont pris et fusillés, elle s’exclame : « Quel malheur que ce bataillon soit composé d’hommes honnêtes ! » Elle sait que les communards sont des bandits… sauf ceux qu’elle a vraiment vus.

S’approcher d’autre chose

Les témoignages, y compris les plus intimes, reconstruisent le souvenir et se mélangent parfois aux images de la presse. Par exemple, Victorine évoque la bataille de la place de la Bastille, à laquelle elle a vraiment participé et au cours de laquelle elle a frôlé la mort. Mais ce qu’elle décrit ressemble beaucoup trop à une gravure que j’ai découvert dans un journal. J’ai repris le témoignage et l’image pour raconter cette bataille. Emmené dans la narration, le lecteur peut avoir un sentiment de réalité, de ressentir l’événement comme s’il y était. Il peut aussi y trouver un second niveau de lecture, qui dit non plus l’événement, mais la construction de la mémoire et de l’histoire à travers les images.

Plus j’ai croisé les archives, les témoignages, les articles, plus « le réel » s’est dérobé.

Mais, je me suis approché d’autre chose, peut-être bien plus intéressant : la relation que ces hommes et ces femmes ont eu avec l’événement et la relation que j’ai avec leur histoire. C’est cela, pour moi, qui constitue la réalité : la relation.

Je ne suis pas devenu auteur dès la première page du premier tome. C’est arrivé plus tard, à la page 29.

Raphaël Meyssan

Une personne a accompagné mes premiers pas d’auteur. Une personne qui a vécu cent cinquante ans plus tôt, durant la Commue de Paris, une femme qui a écrit ses mémoires sous le nom de Victorine B. Cette femme est l’un des personnages principaux du roman graphique, avant d’être le personnage central du film.

C’est cette femme, Victorine, qui a fait de moi un auteur. Je ne suis pas devenu auteur dès la première page du premier tome. C’est arrivé plus tard, à la page 29. Sur cette page, je reprends les mots de Victorine pour dire la mort de son fils. Grâce à elle, je me suis autorisé à raconter cette épreuve terrible et celles qui vont suivre. Je n’ai pas écrit un seul mot de cette page, pourtant c’est ici, précisément, aidé par Victorine, que je suis devenu auteur.

Raphaël Meyssan est auteur, scénariste, graphiste et réalisateur.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Comment transposer le réel ?