Membre depuis 2004 et présidente depuis 2014 de la commission de la culture, de l’éducation de la communication du Sénat, Catherine Morin-Desailly est très active en matière d’économie numérique et prend régulièrement la parole pour défendre la responsabilisation des plateformes. Une interview menée par la journaliste Isabelle Szczepanski (Électron libre), pour la lettre Astérisque n°60.



ISABELLE SZCZEPANSKI

Sur la réforme de l’audiovisuel public, on a beaucoup entendu votre confrère Jean-Pierre Leleux : lui avez-vous laissé la parole ?

CATHERINE MORIN-DESAILLY

Au sein de notre commission, c’est un travail d’équipe, c’est à mon initiative qu’ont été lancés la mission d’information relative à l’avenir des médias et le rapport qui en a découlé. Il était naturel que Jean-Pierre Leleux, rapporteur des crédits de la mission médias, effectue ce travail, partagé ensuite entre tous les sénateurs en liaison avec son collègue de la commission des finances André Gattolin. Je me suis de mon côté attelée au dossier de la chronologie des médias lié à la réforme de l’audiovisuel ; avant cela, j’avais été rapporteure de la loi sur le pluralisme de l’information et l’indépendance des médias. La commission Copé à laquelle j’avais participé en 2008 avait eu le mérite de poser les bonnes questions : adaptation de la télévision à l’ère du numérique, problématique de la gouvernance, modèle de création, modèle économique et mode de financement. Mais la réforme qui a suivi est restée au milieu du gué : il était indispensable de reprendre le travail. Beaucoup de nos propositions du Sénat, où nous travaillons dans la continuité, sont régulièrement reprises ici et là dans les programmes de plusieurs candidats à la présidentielle et par un certain nombre d’acteurs. C’est le cas par exemple du mode de nomination des présidents des entreprises de l’audiovisuel public : cette idée de les faire nommer par le conseil d’administration est issue des propositions de l’atelier gouvernance de la commission Copé présidée par mon prédécesseur Jacques Valade. Nous nous réjouissons que notre travail soit aussi utile. Pour répondre précisément à votre question, je n’ai jamais manqué une occasion ces dernières années de m’exprimer publiquement sur l’urgence d’une réforme de l’audiovisuel public, au nom de notre commission. C’est d’une réforme systémique, c’est-à-dire globale, que nous avons besoin.


Pourquoi est-il urgent de mettre en place une vraie réforme de l’audiovisuel public ?

On ne fait pas une réforme en profondeur aussi souvent que cela ! Tous les trente ans ! La dernière grande loi date de 1986, elle avait été conçue pour le monde hertzien ! Aujourd’hui, le numérique bouleverse tout jusqu’à rendre obsolète notre réglementation. En tant que membre du conseil d’administration de France Télévisions, je le constate tous les jours. François Hollande, en conclusion d’un colloque au CSA en 2012, avait parlé de la réforme de la redevance, mais il ne l’a jamais faite. Il est plus que temps d’agir. Au Sénat, nous ne cessons de le dire depuis plusieurs années, le monde va vite et ne nous attend pas. Nos voisins européens s’y sont déjà attelés depuis longtemps !


Pourquoi défendre l’audiovisuel public ?

C’est une question importante qui nous renvoie à une question simple : un audiovisuel public, pour quoi faire et pour quelles missions, sont-ce des missions indispensables
? Moi je dis : plus que jamais ! Le référendum organisé par les Suisses il y a quelques semaines nous a d’ailleurs donné l’occasion de réfléchir à ce sujet fondamental. Je suis convaincue que dans un monde de surabondance d’information et de risque d’homogénéisation des contenus lié à l’arrivée des plateformes extra-européennes incontournables, il faut des référents, et que l’audiovisuel public peut être un référent en matière de diversité culturelle, d’information et même de divertissement. L’école et un service audiovisuel public de qualité sont deux piliers qui doivent servir aussi à la formation et à la connaissance, à la construction de l’esprit de discernement du citoyen. Pour atteindre ces objectifs, il faut accentuer sa différence. Aujourd’hui, entre TF1 et France 2, les lignes sont parfois brouillées, car TF1 a encore un peu de son ADN de service public, alors que France 2 joue la concurrence. Nous avons besoin de réaffirmer et de repréciser les missions de l’audiovisuel public, et de reconquérir la jeunesse qui a migré vers d’autres supports et vers d’autres offres. Dans un monde de surabondance et de fausses nouvelles, nous avons en réalité besoin de plus et mieux de service public.


Que représente le documentaire pour vous ?

Personnellement, j’adore le genre documentaire, et j’en regarde beaucoup ! C’est une mine d’informations qui nous permet de comprendre un monde complexe. C’est un élément de culture qui a une place importante à mes yeux. J’ajoute que le documentaire est très adapté aux formules de replay. Et puis, de plus en plus, le documentaire devient une oeuvre que l’on identifie, un porteur de marque.


Faut-il augmenter la contribution à l’audiovisuel public ?

Ce n’est pas un préalable à poser dans le cadre d’une réforme de la contribution à l’audiovisuel public pour laquelle je plaide depuis des années. Nos concitoyens sont surfiscalisés. Par ailleurs, ils sont face à une offre pléthorique en matière d’abonnement (Netflix, Molotov, Canal Play, OCS…). Il faut donc une offre différenciée pour justifier la contribution à l’audiovisuel public. Le service public, c’est France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et TV5 monde, l’Ina, Arte. C’est une offre importante et il faut en faire la pédagogie. Il ne faut pas commencer par augmenter la contribution, ce serait une erreur. J’approuve quand la ministre de la Culture dit qu’il faut d’abord parler du fond et que la question du mode de financement viendra ensuite. Il faut d’abord moderniser les dispositions obsolètes. À l’heure du replay, il est par exemple devenu absurde que nos chaînes ne puissent pas diffuser de films certains jours ! Sur la contribution, le problème est que son socle n’a cessé de se rétrécir d’année en année. Pour trouver une solution équitable, nous pouvons regarder les pays voisins : ainsi, l’Allemagne a adopté le principe d’une contribution universelle par foyer. Comme cela touchait plus de monde, ils se sont aperçus que le produit était plus important, et ont pu baisser la redevance ! On peut donc augmenter le produit de la redevance sans augmenter la redevance elle-même. Le surplus pourrait compenser la suppression totale de la publicité. Avant de parler de la contribution, il faut aussi demander aux Français ce qu’ils attendent du service public. Parfois, quand on interroge les Français, ils ne savent même pas que France 4 fait partie de l’audiovisuel public. Bref, nous soutenons une contribution forfaitaire universelle, alliée à une différenciation du service public.


Cette différenciation est-elle possible avec la présence de publicité ?

Non. Pour que l’audiovisuel public soit différencié des autres offres, il faut le libérer du financement par la publicité. De toutes les manières, aujourd’hui, la publicité a commencé à migrer vers les plateformes, du coup la part de publicité pour nos entreprises audiovisuelles publiques comme privées ne cesse de se réduire. Au Sénat, nous avons voulu et voté la suppression de la publicité dans les émissions jeunesse. C’est un début. À présent, il faut aller jusqu’au bout. Il faut aussi libérer l’audiovisuel public du financement d’État, des taxes affectées. Les dotations d’État sont toujours détournées.


Le tournant numérique a été compliqué pour certaines parties de l’audiovisuel public : comment avancer ?

Commençons par le positif, il y a de belles réussites ! Arte est un exemple remarquable dans la manière dont elle a pris le tournant du numérique. Radio France aussi, avec un beau succès pour ses podcasts par exemple. France Télévisions est une plus grosse structure, plus lente à faire bouger. À ce sujet, il faut saluer les projets de rapprochement entre France 3 et France Bleu. Même si la radio est un média spécifique, travailler ensemble, trouver des synergies, mutualiser des sujets d’actualité à offrir aux publics est important. Il est vrai aussi qu’avec l’avènement du numérique, regarder la télévision est une expérience très différente d’il y a quelques années : souvent les usagers vont chercher un contenu en replay plus qu’une chaîne. Cela bouleverse donc la notion de chaîne. Ce bouleversement nécessite une mutation d’entreprise, ainsi qu’une mutation des métiers, de la façon dont on produit les contenus et dont on les diffuse. Pour savoir dans quelle direction aller, il faut travailler en mode projet, inventer de nouveaux formats, en se préoccupant de la façon dont les spectateurs d’aujourd’hui regardent la télévision.


La Scam soutient une réforme du conseil d’administration de l’audiovisuel public : qu’en pensez-vous ?

La commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat a avancé cette idée depuis longtemps. C’est le changement nécessaire, conséquence d’un changement de mode de désignation des présidents des entreprises de l’audiovisuel public. Il faut que le conseil d’administration soit remodelé. Aujourd’hui la multiplication des tutelles – ministère de la Culture, ministère des Finances, Sénat, Assemblée nationale – aux injonctions parfois contradictoires n’est pas faite pour simplifier la situation ! Il faut améliorer cela, et faire entrer des personnalités qualifiées qui connaissent le monde de l’audiovisuel et le monde de l’entreprise. Sur ce sujet, je vous renvoie aux propositions très concrètes du rapport de mes collègues Leleux-Gatolin.


Pourquoi le système actuel ne vous convient-il pas ?

On a d’abord vu les limites de la nomination par le président de la République, et aujourd’hui on voit celles de la désignation par le CSA voulue par le gouvernement Hollande en 2013 : celui-ci est juge et partie. Il est chargé de nommer, évaluer, éventuellement sanctionner et potentiellement renommer ! Ce n’est pas possible ! C’est par ailleurs inéquitable par rapport aux autres entreprises du secteur. Mathieu Gallet avait été choisi par le CSA sur la base d’un projet stratégique de réforme en profondeur. Très vite, il y a eu un conflit avec la ministre de la Culture de l’époque, Aurélie Filippetti. Or qui nomme le président du CSA ? Le président de la République… Cela le met en porte-à-faux pour faire avancer les projets que le gouvernement ne soutient pas. Il y a une autre inquiétude : si le CSA nomme quelqu’un, comment peut-il être sévère avec cette même personne par la suite ?


Êtes-vous favorable au projet de holding regroupant l’ensemble de l’audiovisuel public ?

Oui, bien sûr, puisque c’est une proposition du Sénat ! Il serait utile d’avoir une vision globale et stratégique. Cela permettrait d’analyser les possibilités de synergie induites par la mutation numérique. Il ne s’agit pas de rechercher l’économie pour l’économie, mais d’investir de manière plus coordonnée, plus efficace pour servir le projet. Par exemple, on envoie des journalistes de France 2 à l’autre bout du monde quand il y a déjà des équipes de France 24 sur place. L’idée de cette holding est d’avoir un président ou une présidente commune aux quatre entreprises que sont France Télévisions, France Medias Monde, Radio France et l’Ina. Arte est à part puisque c’est une chaîne quasi européenne gérée avec nos voisins allemands. Je ne suis pas du tout favorable à une fusion de ces différentes entreprises. On y perdrait du temps, de l’énergie et ce serait coûteux. Cette holding, je la vois comme quelque chose de léger et d’agile, surtout pas une usine à gaz : un président ou une présidente commune et des directeurs exécutifs. Mais tout cela reste en débat.


Vous êtes une européenne convaincue. Faut-il une politique culturelle au niveau européen ?

Plus que jamais ! Nous vivons une mutation de civilisation d’une ampleur immense qui bouleverse nos modes de communication, de production et d’échanges, nos modèles culturels, sociétaux, économiques, voire politiques. Le risque, dans ce nouvel écosystème toujours plus dominé par quelques géants monopolistiques extra-européens qui disposent de l’intelligence artificielle, c’est, malgré une impression d’hyper choix, d’aboutir à un conditionnement et un appauvrissement de l’offre culturelle. Il faut que l’Europe se mobilise, parle d’une seule voix sur ces sujets et exige une régulation de l’écosystème numérique. Il en va de la place de notre modèle culturel et démocratique européen. Il faut donner un supplément d’âme aux machines, en s’appuyant sur notre richesse, notre patrimoine, notre diversité. En soutenant un dialogue des cultures, nous pourrons encourager une vision du monde reposant sur nos valeurs. Nous avons une richesse culturelle incommensurable et des talents qui naissent dans tous les domaines. Il faut cultiver cette créativité.


Quelle est votre position à propos de la régulation des plateformes numériques ?

Il faut être très exigeant. Au lendemain de cette scandaleuse affaire Cambridge Analytica et Facebook, Tim Berners-Lee, fondateur du World Wide Web, a lui-même fait valoir la nécessité d’une régulation, ne serait-ce que pour sauver l’Internet ! Le Web est un nouvel espace social et politique qui affecte toute la vie et toutes les activités humaines. Comme pour le reste, il y a des règles nécessaires permettant la coexistence ! Ça suffit, on a laissé aux Gafan beaucoup trop de liberté d’action. Ils ont abusé en matière de protection des données, en matière fiscale. Aujourd’hui, c’est le coeur de la démocratie qui est atteint. L’idée noble et exaltante des débuts de l’Internet était un espace libre et ouvert, aujourd’hui tout cela est perverti. L’Europe, forte de ses valeurs fondamentales, doit reprendre en main son destin numérique, modifier ses règles de concurrence devenues absurdes, focaliser tous ses efforts sur l’ancrage de ses entreprises du numérique et la construction d’un écosystème et se montrer extrêmement ferme s’agissant de la protection des données des particuliers, des entreprises et des administrations et du droit d’auteur !

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