La journaliste Anne-Lise Carlo a rencontré, pour Astérisque n°55, Paul Pauwels, directeur depuis 2013 du European Documentary Network (EDN), une organisation internationale qui promeut le documentaire et informe les professionnels du secteur sur les possibilités de financement et de production en Europe.



L’European Documentary Network fête cette année ses vingt années d’existence. Son rôle a-t-il beaucoup évolué durant cette période ?

Il y a plus de deux décennies, un petit groupe de professionnels européens du documentaire réunis alors à Marseille, a souligné la nécessité évidente de créer une organisation qui défendrait les intérêts de la communauté documentaire tout en étant un réseau professionnel de partage de connaissances et d’informations. Parti de rien, ce groupe n’a cessé de croître ensuite en nombre de membres. Au sein même de EDN, une équipe très motivée a réussi, au fil des ans, à construire ce relais solide du secteur documentaire. Je poursuis aujourd’hui cette mission initiale qui, bien sûr, s’est enrichie en fonction des besoins du secteur.


Comment votre réseau s’est-il mis en place concrètement ?

EDN est né en disant au monde du documentaire : « nous pouvons vous aider ! ». Or les gens à qui s’adressait EDN travaillaient jusque-là chez eux, dans leur propre cuisine avec une chaise et une table. C’est souvent ainsi que l’on produisait un documentaire à l’époque. Mais peu à peu, les expertises se sont améliorées, le monde du documentaire est devenu plus exigeant et les budgets ont dans le même temps augmenté. En face, il y avait aussi davantage de clients parce que la télévision publique voulait soudainement des programmes différents pour se défendre vis-à-vis de la télévision privée. Mais le professionnalisme n’était pas encore à la hauteur des besoins. C’est dans ce but que sont nées nos sessions de pitch de projets. Au tout début, les ateliers se tenaient à Copenhague car je dois rappeler que EDN existe grâce au Danemark. Le Danish Film Institute et le ministère de la Culture danois nous ont soutenus dès le départ pour pouvoir lancer notre initiative. Peu à peu, des ateliers se sont aussi organisés avec le soutien de partenaires locaux en Italie, en Espagne, au Portugal, en France, en Hollande… Cela a contribué au développement professionnel du secteur du documentaire.
Dans certains pays, nous avons dû aussi travailler au niveau national : en Italie, au Royaume-Uni, en Écosse, au Portugal il n’y avait pas d’associations professionnelles de documentaristes. Après la chute du Mur de Berlin, une grande partie de notre travail a été réalisée en Europe de l’est. Dans ces pays, les gens nous disaient sans cesse : « Personne ne s’intéresse à nos histoires, nous ne pourrons pas trouver d’aide en Europe… ». Il a fallu les convaincre du contraire et leur donner confiance. L’Institute for Documentary Film à Prague, le Balkan Documentary Center à Sofia, qui ont beaucoup de succès à présent, sont réellement des enfants de EDN !


Les ateliers de pitching coorganisés par EDN ont lieu notamment à Lisbon Docs ou à Docs in Thessaloniki. Avec la professionnalisation avancée du documentaire, sont-ils  toujours d’actualité ?

Plus que jamais ! Lorsque l’on a commencé à faire ces sessions, il y a vingt ans, tout le monde était un héros, un génie. On disait : « tout le monde va vous aider et vous allez trouver de l’aide internationale » et c’était le cas. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus difficile. C’est pourquoi nous faisons une première sélection très stricte des projets qui nous sont proposés. Pour un atelier comme celui de Lisbonne, nous recevons au départ cent à cent dix propositions et nous pouvons en choisir seulement vingt. Nous essayons de mixer les projets venant de différents pays et des réalisateurs avec des expériences différentes. Des collaborations naissent souvent ensuite de ces échanges.
À Lisbonne, il y a en général au moins quatre projets de films qui déjà trouvent des coproducteurs. C’est très important parce que cela aide à la construction d’un monde professionnel et européen du documentaire face à un Netflix par exemple. Lorsqu’un producteur belge travaille avec un producteur polonais sur un projet polonais, nous défendons concrètement la diversité européenne. De plus, les pays d’Europe de l’est ont tellement d’histoires intéressantes à raconter et le fait que ce soit justement un producteur belge qui permette de faire émerger une de ces histoires, je trouve cela particulièrement intéressant.
Dans ces ateliers, je dis toujours aussi aux gens : « ne vous méprenez pas vis-à-vis des gens que vous avez en face de vous dans les forums. Ce ne sont plus eux qui prennent la décision finale d’acheter ou pas votre projet. Dépêchés par les chaînes télé, ils deviennent ensuite vos avocats car ils doivent ensuite pitcher eux-mêmes votre projet devant toute leur hiérarchie et le département financier. Et au minimum six ou huit mois après, avec un peu de chance, ils reçoivent le feu vert pour votre film ». Catherine Le Goff ou Thierry Garrel chez Arte ont toujours fait des choix judicieux, sans crainte de prendre des risques. À présent, les chargés de programmes sont très peureux. Il n’y a guère que Mette Hoffmann Meyer de la télévision danoise qui continue d’imposer son audace mais elle sera bientôt, elle aussi, partie.
En fait, vous parlez vous aussi à un dinosaure ! J’ai été moi-même producteur de la fin des années quatre-vingt à 2004, date à laquelle j’ai vendu ma société car je tirais déjà un bilan assez négatif des changements dans le paysage audiovisuel. Mais jusque-là, j’ai vécu une époque dorée du documentaire. J’ai été ensuite pendant deux ans chargé de programmes pour la télévision publique flamande VRT. Ce fut les deux années les plus misérables de ma vie mais j’ai appris énormément des processus de décision dans une chaîne de télévision. Aujourd’hui, en 2016, je vois encore de très bons producteurs raccrocher, épuisés par ces combats pour défendre le documentaire, et cela m’attriste.


Que retirez-vous comme enseignements de ces ateliers montés à travers l’Europe ?

J’aide les documentaristes à vendre leur projet en sept minutes mais je leur dis toujours que s’ils n’ont rien à raconter, ils ne vont rien vendre. Le plus important, ce n’est pas de savoir comment je vends mon film mais bien ce que je raconte. Est-ce que je sais ce que je raconte ? Quelle audience je veux atteindre ? Est-ce que je sais pourquoi je vais consacrer deux ans de ma vie, et probablement une partie de mes économies, pour faire ce documentaire ? C’est cela qui fait un bon pitch. Pas le cirque autour.
Or je suis un peu triste quand je les vois ne pas savoir aligner deux mots sur leur film : « ah oui… euh… c’est difficile à dire comme ça… ». C’est incroyable. Ils ne se sont même pas raconté l’histoire à eux-mêmes. Ils ont peut-être trouvé une situation très prometteuse mais pour moi, il y a une très grande différence entre une histoire et une situation, or c’est avant tout une histoire que l’on cherche dans un documentaire.
Dans nos ateliers les gens sont confrontés à eux-mêmes. Pendant une semaine, ils sont face à des distributeurs, des producteurs, des chargés de programmes et c’est très dur. Et il y a des personnes à qui j’ai osé dire : « vous avez payé pour être avec nous mais malgré tout, je vous conseille de ne pas pitcher votre projet car vos interlocuteurs vont se souvenir ensuite de votre visage… Or votre projet n’est pas suffisamment bon pour être présenté ». Ce sont pourtant des gens qui ont du talent mais cela aide d’être honnête. Bien sûr, nous faisons toujours ces retours de manière bienveillante et les gens apprécient cette sincérité. Je préfère que les gens ne perdent ni trop de temps ni d’argent sur un sujet. L’année dernière par exemple, j’ai vu un documentaire autoproduit de qualité très moyenne. Je m’interrogeais pour savoir qui avait pu accepter de financer ce film. Le réalisateur m’a alors avoué qu’il avait mis lui-même 60 000 euros dans son projet en ajoutant : « Je vais récupérer cet argent par la vente de mon film ». À ce moment-là, mon cœur s’est littéralement écrasé car jamais il ne récupérera cette somme.
Chacun a le droit d’agir comme il l’entend, bien sûr, mais ce n’est pas comme cela que le système fonctionne à mon sens. Lorsque vous réalisez un documentaire, vous  travaillez pour une audience qui se sert de votre film, que celui-ci soit destiné à une télévision, un cinéma ou un DVD. Donc c’est à eux de vous financer. Mais bien sûr ce système est lui-même devenu très compétitif…


Votre rôle au sein de EDN vous empêche d’avoir une vision trop noire sur le documentaire. Comment donner espoir à la jeune génération de réalisateurs ?

Pour commencer, je crois beaucoup à l’éducation du public. Il y a tellement de documentaires à montrer et qui, avec un bon accompagnement éducatif, peuvent apprendre beaucoup de choses aux enfants. Or ces enfants, c’est le public de demain ! Si les jeunes commencent à aimer le documentaire, le futur public est sauvé. C’est dans cette optique que l’on collabore avec Film Platform, une base documentaire en ligne qui vise le monde de l’éducation (écoles, universités et autres institutions) pour rendre accessibles gratuitement de nombreux films dont ils ont acquis les droits. Lancée il y a deux ans aux États-Unis, l’initiative se répand en Europe et EDN les soutient plus que jamais.
Dans le documentaire, EDN investit aussi en direction des jeunes réalisateurs en soutenant les courts documentaires. Un documentaire de 52 ou 75 minutes sur Internet, cela ne passe pas très bien au contraire, un format de 15 ou 26 minutes. Cependant, cela exige une autre écriture, une autre manière de raconter l’histoire. EDN développe en ce moment des ateliers pour pitcher les courts documentaires. J’ai vu tellement de très bons documentaires courts que l’on ne pouvait justement pas montrer à la télévision. De la même manière qu’en fiction, un documentaire de 4 minutes peut dire beaucoup de choses fortes. Et je suis persuadé qu’il y a aujourd’hui un public pour cela. En Scandinavie et dans les festivals, l’on commence à diffuser ces formats courts et les gens disent : « il faut absolument nous les montrer ! La télévision, réveillez-vous ! »
Mon questionnement actuel est de créer un environnement pour que les gens puissent réaliser ce genre de productions courtes et en vivre. Dans ce secteur, nous sommes en effet confrontés aux problèmes rencontrés par la génération « Do it yourself » (DIY). Il y a parmi ces jeunes qui réalisent des films sur YouTube de très grands talents mais ce sont des petites flammes qui s’éteignent souvent rapidement. En effet, ils ne gagnent pas d’argent avec leurs films. Parfois même, ils se font abuser car pour les chaînes télé, ces jeunes enthousiastes sont des cadeaux. Ils les envoient alors sur des terres de conflits parfois, en leur disant d’aller filmer en Syrie 200 heures de rushes. Ils en font ensuite un petit sujet, payé à peine 5 000 euros. C’est de la pure escroquerie et les chaînes vendent cela au public comme du documentaire, ce qui est absolument faux. Dans le meilleur des cas c’est du reportage et cela n’a rien à voir.


Le rôle de EDN n’est-il pas justement de travailler sur ces dérives ?

Oui, tout à fait ! Nous avons toujours eu, et ce depuis notre création, un rôle d’information et de sensibilisation des professionnels, du public mais aussi auprès des pouvoirs politiques. Ces dernières années, EDN a aussi publié des guides pour aider le secteur du documentaire à trouver des financements et des coproductions à travers l’Europe. Le paysage du documentaire a beaucoup changé et il faut chercher partout d’autres voies de financement comme le Fonds Audiovisuel de Flandre (VAF) à Bruxelles où nous sommes installés aujourd’hui. Mais c’est très difficile pour un producteur bulgare d’avoir accès à des fonds en Flandre, sauf s’il a justement un coproducteur flamand… Lorsque l’on a entre les mains un projet de film à potentiel européen, il est dommage de passer à côté de telles aides. Ces guides représentent un immense travail réalisé par nos relais sur l’Europe. Ces informations sont également actualisées par nos 950 membres actuels issus de 61 pays qui peuvent être contactés directement via notre base de données.


En tant que producteur dans le passé, vous dites justement avoir perdu du temps pour trouver des financements. Quelles ont été vos erreurs ?

Quand je produisais mes films il y a 25 ans en Belgique, je me suis souvent adressé aux mauvaises personnes. En effet, j’avais négligé d’étudier les différents marchés du documentaire. Donc je continuais à pitcher mes projets sans me poser de questions sur les attentes des autres pays en matière documentaire. En face de moi, les gens étaient polis et parfois, ils me donnaient même 2 000 euros. Et pourtant, dans le même temps, d’autres arrivaient à obtenir 10 000 euros… Cela s’est produit plusieurs fois et si j’avais pris la peine d’appeler un collègue producteur pour lui demander quels étaient les tarifs pratiqués sur son marché, je me serais vite rendu compte que j’étais très en dessous. J’ai aussi essayé d’associer des partenaires qui n’étaient pas faits pour être ensemble. Il y a une très grande différence culturelle entre le nord et le sud de l’Europe et même si le sujet de votre film les intéresse, la façon de construire le documentaire peut être très différente. Un pays déteste tout ce qui est voix off, un autre l’exige : je ne le savais pas.
Enfin, je suis allé sur les marchés du film que sont le MIP TV, MIPCOM ou Sunny Side of the Doc et là j’ai perdu beaucoup d’argent et certainement deux ou trois ans de travail car je n’essayais pas de comprendre comment cela fonctionnait réellement. Là-bas, je voyais beaucoup de personnes qui échangeaient et j’étais jaloux. Je me disais : « sans doute, ils doivent signer un contrat… ». Je me suis senti très seul jusqu’à ce que je comprenne que l’on ne peut pas être sûr qu’à Cannes l’on aura forcément une conversation avec Nick Fraser de la BBC pour lui présenter son tout petit documentaire. Et que tout cela se prépare bien en amont. Ainsi, pendant la Berlinale, nous avons désormais installé avec les organisateurs du festival le « Meet the docs corner » qui joue le rôle d’entremetteur pour ceux qui sont perdus, qui veulent pourtant pitcher leurs projets ou rencontrer des gens précieux.


EDN s’apprête aussi à lancer une semaine du documentaire à l’automne 2017 à Bruxelles. Pourquoi le documentaire a-t-il besoin d’un nouveau temps d’échange ?

Je crois plus que jamais dans l’avenir de la forme documentaire. La télévision néerlandaise NPO2 est une des seules chaînes de télévision publique qui pousse ce genre audiovisuel à l’antenne et cela fonctionne très bien auprès du public. Donc c’est possible ! Quand je vois, notamment en France, la télévision publique lâcher le morceau, je trouve cela triste et cela ne fait que confirmer ma grande angoisse née il y a un an en entendant l’Union Européenne de Radio-Télévision dire officiellement que le documentaire n’était plus une priorité pour eux.
C’est justement une des raisons pour lesquelles on veut organiser cette semaine autour du documentaire à Bruxelles. Il faut mettre les sujets délicats sous les feux des projecteurs. Le monde du documentaire doit se défendre et faire son lobbying. Ce congrès durera deux jours a priori et sera centré sur le thème « média et société : le documentaire européen dans un paysage en mutation ». Le nombre de sujets de réflexion sera volontairement limité et à chaque fois, ils auront donné lieu à un travail de collecte d’informations et de synthèse réalisé par des groupes de travail désignés en amont. Nous avons démarré au dernier IDFA à Amsterdam. Maintenant, il faut formaliser les choses et désigner les responsables et intervenants. Le résultat de ce congrès sera un document concret, qui donnera des arguments pour se défendre à tous ceux qui travaillent dans ce secteur.

Nous diffuserons aussi certainement des films à cette occasion. Cela doit devenir la semaine du documentaire européen avec la présence d’écoles avec leurs professeurs, des politiques, le monde financier, le monde de la télévision mais aussi les nouvelles plateformes… Nous travaillons déjà en étroite collaboration avec l’Université Libre de Bruxelles et nous cherchons bien sûr en ce moment des partenaires. Je compte bien sûr sur le soutien du programme Creative Europe, du Fonds audiovisuel de Flandre (VAF), des sociétés de droits d’auteur belges et étrangères. J’espère aussi que les organisations de producteurs, de réalisateurs ainsi que les représentants des différentes régions, notamment françaises, qui font beaucoup dans le soutien au documentaire nous rejoindront. À Bruxelles, depuis les attentats, les choses sont devenues un peu plus compliquées mais j’ai bon espoir de tenir ce calendrier…