Palpable, lourd, viscéral, opaque… Fasciné par ce ciel pollué de Delhi, le lauréat de L’Œil d’or 2022 – Le Prix du documentaire à Cannes nous dévoile la genèse d’All that breathes, son deuxième film, empreint de cette ambiance où les oiseaux tombent du ciel, où des frères consacrent leur vie à les sauver mais où le malaise écologique plane cruellement sur les colères quotidiennes.

Emmanuel Raspiengeas — D’où vous est venue l’idée de ce deuxième film, après Cities of sleep ? Aviez-vous été témoin de chutes d’oiseaux en raison de la pollution de l’air à Delhi, ou aviez-vous déjà rencontré les frères Mohammad Saud et Nadeem Shehzad, héros d’All that breathes ?

Shaunak Sen Avant même que je ne rencontre les personnages, j’avais le désir d’exprimer un état d’esprit, et de rendre palpable une texture. Je suis fasciné par le ciel monochrome et pollué de Delhi, et la façon dont il imprègne notre vie, en particulier l’hiver. Lorsque vous vivez là-bas, l’air est un objet à part entière, palpable, viscéral, lourd, gris et opaque. Vous ne pouvez pas ne pas penser en permanence à cet air qui vous entoure, à cette masse grise sans nuage, où le soleil est une lueur diffuse, et dans lequel vous pouvez distinguer des petits points noirs qui planent. Ce sont les milans noirs.

J’en ai un jour clairement distingué un tombant du ciel. J’ai été captivé par cette vision d’un oiseau noir chutant dans un ciel gris. Le film a donc commencé par une simple recherche sur Google : « Où vont les oiseaux tombés du ciel ? » C’est alors que j’ai découvert ces deux frères, et que je me suis renseigné sur leur compte, avant de les rencontrer dans cette cave qui leur sert de clinique, avec toutes ces boîtes, ces étagères et ces oiseaux. Un décor absolument fascinant d’un point de vue cinématographique.

Je ne voulais pas faire un film animalier ni un film frontalement sociologique ou politique.

Shaunak Sen

E. R. — Vous parlez immédiatement de la dimension visuelle de votre film, comme un peintre d’un tableau. All that breathes est porté par une esthétique très forte, éloigné de tout naturalisme, et parfois plus proche des codes de la fiction. Pourquoi ce choix de vous écarter d’une forme de réalisme ?

S. S. — Mon premier film, Cities of sleep, était extrêmement brut, sombre, sale. Pour celui-ci, j’ai vite senti que la tonalité en serait bien moins anxiogène et nerveuse. Déjà, parce que Mohammad et Nadeem dégagent une grande force tranquille. Ce sont des sortes de philosophe. Plus important encore, je voulais que le film place les spectateurs dans un état méditatif, contemplatif, et les pousse à lever les yeux, à regarder le ciel, à remarquer les oiseaux… Et lentement, à percevoir la tension permanente entre les humains et les formes de vies non humaines.

Je voulais absolument faire un film qui capte l’interdépendance de l’air, des oiseaux et des hommes, cet enchevêtrement du vivant. Pour cela, la forme se devait d’être lyrique et poétique. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire en documentaire…

Nous avons donc vite décidé d’utiliser les outils de la fiction pour raconter cette histoire : des grues, des rails de travelling, toutes ces choses-là. Heureusement, le décor dans lequel évoluent les frères est très petit, très étroit, et ils y répètent les mêmes actions tous les jours : les boîtes sont apportées ; les boîtes sont remplies d’oiseaux ; les oiseaux sont stockés à la cave ; les oiseaux sont soignés…

Cette répétition des gestes m’a permis de trouver rapidement une chorégraphie et de l’adapter au rythme de ce lieu. De plus, même si nous filmions des animaux, je savais que je ne voulais pas faire un film animalier ni un film frontalement sociologique ou politique. Enfin, je savais que je ne voulais pas faire simplement un film sur des bonnes personnes faisant de belles choses.

E. R. — Si vous n’avez pas voulu faire un film frontalement politique, il le devient néanmoins, à la fois en raison de son intérêt pour tous les êtres vivants, dès son titre, mais aussi en raison de l’irruption de la violence religieuse et sociale dans le quotidien de vos deux héros. Comment vous êtes-vous adapté à cette réalité ?

S. S. — Mohammad et Nadeem ne sont pas fortement politisés. Ils sont plus intéressés par les dieux et les hommes. Je voulais respecter leur intégrité, ce qui leur paraissait important. Je ne voulais pas imposer de structure ou de discours préconçus. Toutefois, durant le tournage, Delhi traversait une période tumultueuse et chaotique. Nous avons donc décidé que le monde extérieur devait se faufiler dans leur quotidien.

Lorsque les frères sont sur leur balcon, on entend le bruit des manifestants à l’extérieur ou les échos de la radio. Quand l’un d’eux regarde une vidéo de violences, nous avons décidé de ne garder que l’audio. De la sorte, tout ceci est devenu l’arrière-fond de leur vie, quelque chose de ressenti, qui n’avait pas besoin d’être verbalisé.

Voilà comment j’ai voulu en faire un film politique, indirectement. Ça me semble être la meilleure solution. Être trop frontal ne sert qu’à convaincre les convaincus et à être rejeté par les autres. Alors qu’un film doit permettre d’ouvrir la conversation.

E. R. — Vous prenez le temps de parler d’une relation complexe entre ces deux frères, pleine de conflits malgré leur amour.

S. S. — J’ai tout de suite perçu qu’ils étaient des personnages remarquables, avec beaucoup de force de caractère pour parvenir à faire ce qu’ils font. Ils travaillent quotidiennement, avec très peu de moyens et d’aide. Leur vie est réellement difficile, et cela peut être parfois très déprimant. Ce sont de vrais héros, des sortes de Don Quichotte, qui parviennent à avancer avec trois fois rien. Chaque oiseau qui arrive à sortir de sa cage et à voler à nouveau représente un petit miracle.

Bien sûr, ça n’est jamais facile, et j’ai pu deviner qu’il y avait en permanence des tensions et des conflits entre eux. Mais j’ai rapidement compris que leurs querelles étaient le symptôme d’un malaise écologique plus large que leur propre personne.

Je voulais montrer que le réchauffement climatique affecte également l’état d’esprit. Il influe sur notre irritabilité, notre mesquinerie, et nos colères de chaque jour. Les gens voient le changement climatique comme une sorte de phénomène monumental, plus grand que nature, qui n’a pas d’incidence directe dans la texture de notre quotidien, ce qui est totalement faux.

Les gens voient le changement climatique comme une sorte de phénomène monumental, plus grand que nature, qui n’a pas d’incidence directe dans la texture de notre quotidien, ce qui est totalement faux.

Shaunak Sen

E. R. — Le réalisateur américain Samuel Fuller a dit : « Vous devez faire un film quand vous êtes en colère. » Avez-vous fait ce film par colère, tristesse, angoisse ?

S. S. — Toute personne qui dit avoir réalisé un documentaire à cause d’une seule et unique émotion ment. Vous pouvez concevoir une fiction de cette façon, mais pas un documentaire, parce que cela prend deux ans minimum à tourner. Et aucune émotion brute ne dure aussi longtemps. Les émotions ont une date d’expiration assez rapide.

C’est pourquoi, il faut qu’un documentaire soit guidé par un mélange d’émotions, et qu’il faut laisser sa propre vie en devenir le carburant. En plus de toutes celles que vous avez citées, je dirais que je voulais ajouter une forme d’élégie. J’ai traversé une grande tragédie personnelle durant le tournage de ce film, car j’ai perdu mon père. Tout s’est alors passé comme si mon immense douleur se mêlait avec ma lamentation, plus large, sur l’état de notre planète et de l’air qui nous entoure, pour finalement apporter une couche de signification supplémentaire.

E. R. — Vous êtes le deuxième réalisateur indien d’affilée à gagner l’Œil d’or à Cannes, après Payal Kapadia avec Toute une nuit sans savoir. Est-ce que cela indique que le documentaire indien est en train de vivre son âge d’or ? Quelle est la situation de cette industrie actuellement ? Est-ce que le documentaire est devenu le meilleur endroit pour s’exprimer esthétiquement et politiquement ?

S. S. — C’est indéniable que nous vivons un moment particulier : entre Writing with fire de Rintu Thomas et Sushmit Ghosh qui a gagné un prix du public à Sundance et a été nominé pour l’Oscar du meilleur documentaire l’année dernière, le succès de Toute une nuit sans savoir et, maintenant, le Grand Prix du Jury du Cinéma Mondial à Sundance et l’Œil d’or à Cannes pour All that breathes. Il se passe quelque chose, il y a une attention accrue envers notre travail.

Cela étant dit, je ne voudrais pas tout repeindre en rose. Il faut demeurer prudemment optimiste et rester sur nos gardes. Les plateformes OTT [services de streaming] ont beaucoup aidé à notre diffusion, car il y a une vraie demande de documentaires. Mais cela reste difficile de montrer nos films en Inde, où il y a des problèmes de distribution et de financement. La réalité n’est ni toute blanche ni toute noire, les deux situations cohabitent : c’est à la fois très dur d’exister et nous traversons tout de même un moment particulier durant lequel notre production documentaire est de bien meilleure qualité que la production de fiction, qui est pourtant absolument énorme en Inde.

C’est assez réjouissant qu’un si petit secteur, une telle niche, soit si performante. En effet, beaucoup d’articles ces derniers mois évoquent un possible « âge d’or » du documentaire indien, et je me sens chanceux d’y contribuer actuellement.

All that breathes de Shaunak Sen, L’Œil d’or – Le Prix du documentaire à Cannes 2022
États-Unis, Inde, Royaume-Uni, 2022, 1 h 34

Projection à la Scam
mardi 15 novembre 2022 à 19 h 00

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.