« Mon sujet, c »est le quotidien. Et la mort fait partie du quotidien. » Un portrait signé Anne Chaon et publié dans la Lettre astérisque n°46 – Juillet 2013

Frederick Wiseman glisse sa caméra entre la peau et le scalpel. Clinique, éprouvante parfois, drôle aussi, respectueuse toujours. En plus de quarante films, de Titicut Follies à Boxyng Gym ou Crazy Horse, son œuvre chronique son époque et ses contemporains : hôpital psychiatrique, zoo, tribunal, centre d’entraînement de l’armée, grand magasin et d’autres théâtres encore, salle de boxe, Opéra de Paris, Comédie Française… Quelle chance pour nous : ce cinéaste américain ne peut travailler que dans une langue qu’il comprend. Et il maîtrise parfaitement le français.

« Les gens ont confiance en moi. Peut-être à cause de mes grandes oreilles ! » Dans sa tanière du 9e arrondissement, Wiseman rigole de sa bonne blague — il l’a déjà faite ailleurs. C’est vrai qu’elles sont impressionnantes, maintenant que la chevelure autrefois sauvage a rétrocédé de l’espace au front. Yeux clairs malicieux et frêle silhouette — un faux air de Dobby, l’elfe ami du Harry Potter de cinéma. Il est assis dans son minuscule cabinet de sorcellerie face à son banc de montage, donnant vie à son dernier opus consacré à la National Gallery de Londres. Comme à son habitude, Frederick Wiseman y a posé sa caméra des semaines durant, silencieux, fondu dans le décor. Le temps d’y engranger 170 heures de rush.

Depuis son premier film, Titicut Follies (1967) c’est ainsi qu’il travaille : avec patience, dans la durée. S’installer, se taire mais tout capter. La bande-son de ses films est celle de la vie qui bat pour de vrai : ni musique, ni commentaire, ni interview mais une présence constante, intime, au chevet des mourants (Near Death), aux urgences (Hospital), dans les services sociaux de New York (Welfare), au lycée (High School) en répétition à l’Opéra Garnier (La Danse)…

Comment le laisse-t-on approcher de si près les pleurs, la rage, la douleur, le dénuement, la maladie. Cet homme qui vomit, celui qui saigne, ces râles, ces larmes, cet embarras. Cette intimité à peine soutenable parfois pour le spectateur.

« Je suis très direct : quand je demande une autorisation de filmer, j’explique tout : comment le film sera tourné, comment il sera monté et distribué. Je ne cache rien. Je réclame un accès total et sans limite, mais quand on me dira non, j’accepterai sans discuter — et c’est très rare au fond que je ne puisse pas tourner ».

Titicut Follies
. Cette œuvre au destin contrarié par des autorités effrayées, après-coup, de leur propre audace à l’avoir laissé faire, a signé en 1967 son entrée en tornade dans la légende. Titicut Follies c’est l’enfer de Dante entre les murs de Bridgewater, une institution psychiatrique du Massachussets datant de la Guerre de Sécession : initialement, le professeur Wiseman projetait d’y emmener ses étudiants en droit. Mais lors de ses premiers repérages, il découvre une réalité si choquante qu’il décide de la révéler au monde, avec la complicité du directeur de l’époque.

« Il était là depuis neuf ans et il a pensé, naïvement comme moi, que si le film exposait cette réalité, le public ferait pression sur l’État pour augmenter son budget ». Filmer là-bas fut « un acte politique » juge-t-il. D’une « liberté incroyable », pendant 29 jours sans interruption.

Ses images dévoilent réellement le pire. À la fin des années 60 en Amérique, des prisonniers déambulent nus dans des cellules sordides, maltraités, houspillés, violentés par des gardiens indifférents. Deux scènes particulièrement atroces ont frappé les esprits : dans l’une, un malade, Jim, est poussé à bout par les gardiens qui lui intiment en boucle de ranger sa cellule jusqu’à le faire craquer, hurler et trépigner. Dans l’autre, un garde nourrit de force par intubation un détenu d’une main. Et fume de l’autre en bavardant — quand la cendre de sa cigarette ne balance pas en apesanteur précaire au-dessus du visage du patient ligoté à la table… Qui des détenus ou des gardiens pourrait raison garder dans cet environnement.

« Certains avaient commis des crimes les plus atroces qu’on puisse imaginer, mais d’autres n’avaient que des problèmes d’adaptation aux institutions
psychiatriques traditionnelles ». Et tout le monde était jeté là, dans la dèche la plus totale. « J’ai demandé à filmer, le directeur a dit oui tout de suite ». Il a aussi approuvé au premier visionnage. Les choses se sont gâtées plus tard, alors que le film devait être diffusé au Festival de New York. L’institution et l’État, soudain conscients de l’impact de ces images, prennent alors argument de la nudité des personnages pour leur barrer la route.

Titicut Follies passe alors plus de vingt ans au purgatoire. Jusqu’à la mort du premier juge qui en avait initialement ordonné la destruction — la pellicule devait être brûlée, comme une sorcière. Mais de procès en recours, le film a pu être sauvé grâce au 1er Amendement de la Constitution américaine, qui fait de la liberté d’opinion et de conscience un pilier de la démocratie. Titicut Follies sauvé par les Founding Fathers.

Heureusement. « Dix ans après sa sortie, ils ont construit une nouvelle prison ». Et Leonardo Di Caprio l’a visionné en boucle pour préparer son rôle dans Shutter Island, autre îlot de folie.

Cette expérience qui l’impose aussitôt parmi ses pairs encourage Frederick Wiseman à récidiver, à un rythme endiablé. Quarante films en quarante ans, comme pour rattraper le temps perdu. Car il n’a jamais aimé le droit ni l’enseigner, ce fils d’avocat. Il l’a fait par loyauté envers un père respecté et admiré, juif immigré de Russie très engagé dans sa communauté aux pires heures de la guerre. Mais il réussit finalement à échapper au destin contrarié de sa mère : fille d’immigrés juifs elle aussi (mais née en Amérique) qui se rêvait comédienne, elle avait dû renoncer malgré une bourse décrochée à dix-sept ans. Son père n’allait pas la laisser exercer ce métier de saltimbanque.

« Ce fut le grand drame de sa vie. Elle travaillait comme administratrice dans un hôpital et le soir quand elle rentrait, elle me faisait des imitations de ses collègues et des gens croisés dans la journée. Ainsi j’ai eu mon petit théâtre privé à la maison ».

À lui, la caméra et ce cinéma sans paroles — sans les siennes, plutôt — fournissent de nouveaux outils. Son studio, c’est la vie en général. Les grandes institutions qui bordent et structurent la société. « Pas seulement des sujets difficiles », pointe-t-il en énumérant les thèmes qui nourrissent ses films : « le quotidien, le travail, la violence. Mais aussi la souffrance et la joie. C’est important de montrer les gens qui font bien leur travail ».

« Quand vous voyez Near Death, les médecins, les infirmières font un travail héroïque. Ce sont des gens d’une grande sensibilité, intelligents, qui essaient d’en aider d’autres. Et c’est aussi important que de montrer les mauvais médecins de Bridgewater ».

Il en faut pourtant de l’estomac pour planter une caméra dans la chambre de ce mourant. Quand le jeune médecin induit la possibilité d’une fin imminente. D’une décision à prendre pour la laisser advenir — à quel moment décidera-t-on que c’en est trop ? — d’y rester quand l’épouse aimante, refoulant ses larmes, fait ce qu’elle sait faire, se raccroche à la routine pour tenir debout : remonter les draps et les lisser.

N’est-il jamais tenté de dire « Stop… Coupez ».

« Mon sujet, c’est le quotidien. Et la mort fait partie du quotidien» répond-il simplement. « J’étais très touché bien sûr, mais j’étais là pour travailler : comme les médecins qui voient chaque jour des gens dans des conditions extrêmes mais ne pensent qu’à les aider. Je suis même là pour partager cette expérience. Je me sens très privilégié d’être là et je peux essayer de partager ce privilège » insiste-t-il.

Il vient de terminer un film sur Berkeley, en Californie, l’une des plus grandes universités du monde menacée par les coupes budgétaires, où il a tourné trois mois durant un film de quatre heures (sortie à l’automne).
« On suit le président de l’Université qui se bat au quotidien pour maintenir le statut de son établissement, des gens qui mobilisent toute leur intelligence — et qui réussissent. C’est aussi important de montrer des personnes comme ça ».

Son cinéma, « c’est une aventure dans la société », résume-t-il.

Cette capacité à se fondre dans le décor et se faire oublier, le New York Times (et d’autres) l’a comparée à celle de « la mouche sur le mur ».

« Je n’aime pas l’expression parce que la mouche ne choisit pas son sujet. Moi, je ne suis jamais là par hasard. Je fais un choix conscient : c’est affaire de jugement et d’expérience ». Il parle d’ailleurs beaucoup pendant le tournage, hors-champ, avec ceux qu’il filme. « Ce sont mes informateurs : on ne tourne généralement que trois heures par jour mais parfois je suis là 15 ou 20 heures. Et il faut tout filmer, tout montrer » assène le cinéaste.

Mais pourquoi ses sujets se laissent-ils capturer par l’objectif ? « Les gens sont très contents qu’on s’intéresse à leur vie et à leur travail, avec une part de narcissisme ». Va pour la danseuse, le comédien, le médecin dans l’exercice de son art. Mais les autres, les victimes, les paumés, ceux qui saignent ou pleurent. Les femmes (et les hommes), charlotte de plastique enfoncée jusqu’aux yeux, qui de leurs doigts entaillés, gourds et sanguinolents rangent les sardines dans la conserverie de Belfast, Maine…

« Ils m’oublient dans la seconde » assure le cinéaste. Parfois, « mais très peu » ils regardent la caméra l’obligeant à couper au montage. Il en est sûr, l’intrusion de sa caméra n’est pas capable de fausser le réel, de chambouler la réalité qu’il cherche à capter : « Les gens ne sont pas assez bons comédiens pour modifier leur attitude. Et s’ils ne veulent pas de moi, ils le disent, ils font des signes et des grimaces ».

Bien sûr, quand il va tourner à l’Opéra, ou dans un monastère, tout le monde est au courant de sa présence.
Mais pour Welfare — le centre social de New York — les employés étaient informés du tournage mais pas les visiteurs : « Je commençais souvent à tourner et je ne demandais l’autorisation après. Mais même ainsi, personne ne regardait la caméra ni me posait des questions. C’est extraordinaire
» admet-il. « Même ceux qui mentaient à l’évidence sur leur situation ne disaient rien ». Le souvenir de cette comédie humaine le ravit encore rien qu’à l’évoquer.

« Enfin, je formule des hypothèses mais je ne sais pas quelles sont les bonnes explications. Des amis français qui connaissent mes films me disaient qu’il serait impossible de tourner librement à la Comédie Française… Mais on m’a laissé faire, partout même pendant des réunions de travail ». De cette première expérience, avant Garnier, il a tiré une conclusion pour le coup : « Il n’y a aucune différence entre les tournages en France et ailleurs ».

Les seules difficultés qui se présentent note-t-il, quand il y en a, viennent même après le premier visionnage. « Même quand les gens ont bien aimé le film, parfois ils réagissent aux critiques de presse pour s’opposer. Comme s’ils n’avaient pas confiance en leur propre jugement » s’étonne-t-il. Ce fut le cas avec Titicut Follies — quand la presse s’en est mêlée, les autorités qui avaient donné leur feu vert ont craint la mauvaise publicité. Ou pour High School : l’équipe éducative n’a réagi qu’aux commentaires désobligeants sur ses méthodes pour dénoncer un film qu’elle avait approuvé.

Or une fois le tournage achevé, plus question de concession : les images ont été consenties, à lui d’en disposer. Car c’est là, en salle de montage que s’écrit l’histoire et que naît le film. Tout comme il maîtrise la prise de son pendant le tournage, Frederick Wiseman monte seul ses œuvres. Il commence par visionner tous les rushes (en ce moment sur la National Gallery) et prend des notes dans un grand cahier à spirale — même s’il est passé au numérique, il a gardé l’habitude du papier. « J’en mets de côté au moins la moitié et je commence le montage, séquence par séquence, sans aucune idée de la structure. Elle vient en dernier, après huit ou neuf mois de travail sur les séquences individuelles : je ne peux pas écrire dans l’abstrait, il faut que je voie avant ».

Quand enfin son plan est trouvé, un premier jet coule en trois ou quatre jours. Avant de tout reprendre à zéro, rush par rush, même ceux qu’il avait écartés. « Le film est caché sous les rushes et j’aime l’idée de le trouver en les fouillant » professe-t-il.

Au total, le montage prend bien neuf mois, exercice solitaire que la technologie n’a pas permis de raccourcir. « J’aimais toucher la pellicule, son côté artisanal. Je n’ai pas besoin d’aller plus vite : quand je cherchais une image parmi les rushes collés au mur, ça me donnait le temps des vraies questions – est-ce une bonne image ? Comment l’utiliser au mieux ? » Mais qu’il soit désormais face à un clavier pour raconter son histoire ne change rien : le montage reste une aventure qui ressemble beaucoup au travail de l’écrivain. « Une pièce, un roman, un film, dans le fond les questions sont les mêmes ».

Frederick Wiseman ne prétend pas raconter l’Histoire, mais une histoire. Sa version. Il ne goûte pas le terme « documentaire » qui selon lui a souvent en Amérique le goût de la purge — « Le film savant qu’il faut avoir vu ». Il se dit cinéaste avant tout — et réfute plus encore le terme disqualifiant juge-t-il de « cinéma vérité » — et déteste les sociologues « qui écrivent avec des mots que je ne comprends pas ». La seule vérité qu’il peut apporter, c’est la sienne.

« Je fais des films dramatiques, comiques aussi parfois ». Comme les Buster Keaton ou les Chaplin qu’il allait voir, enfant, au cinéma, après les actualités aux accents dramatiques du monde en guerre.

Lui qui garde les yeux grands ouverts sur le monde à 80 ans passés (il est né en 1930) rêve de filmer la vie à la Maison Blanche. Son « rêve absolu ». Planter sa caméra trois, quatre semaines d’affilée et tout enregistrer, partout. Quitte à ce que le film soit classifié « secret défense » pour les cent ans qui viennent. « Mais il y a trop de choses intéressantes à filmer qu’ils ne voudront pas montrer », parie-t-il.

Le MoMa de New York, la Cinémathèque de Paris lui ont consacré de vastes rétrospectives ; les festivals de Venise, Cannes, Toronto et Berlin l’ont reçu et honoré – et c’est là confie-t-il qu’il vient chercher la reconnaissance et l’estampille de lacritique internationale, indispensable faute de moyens publicitaires. Car, il en est sûr, « il reste un public pour mes films ». Mais en Amérique, ils sortent sur une centaine d’écrans dans une poignée de grandes villes, principalement sur les deux côtes — quand les blockbusters hollywoodiens inondent jusqu’à deux mille écrans le premier week-end de leur sortie.

Or les temps sont difficiles pour les créateurs. « Je passe de plus en plus de temps à chercher de l’argent. C’est plus dur qu’il y a vingt ans ». La complicité historique qu’il a gardée avec la grande chaîne publique américaine PBS lui assure environ 20 % des budgets. En France, La Sept puis Arte, qui diffuse ses films même sans sortie en salles, sont également des compagnons de route fidèles. Mais les distributeurs se font tirer l’oreille. Alors que presque toute son œuvre est déjà sous-titrée en français, seuls La Danse, Boxing Gym et Crazy Horse, tous trois sortis dans les salles françaises, sont disponibles en DVD. Les autres films doivent être commandés à sa maison de production, Zipporah, à Boston. Avis aux amateurs.

Frederick Wiseman a reçu le Prix Charles-Brabant 2013 pour l’ensemble de son œuvre.

Frederick Wiseman