Évoquant des souvenirs personnels, Antoine Perraud dresse pour la lettre Astérisque de la Scam, le portrait tout en pudeur et en délicatesse du réalisateur, membre fondateur de la Scam. Une vie française au parfum de chambre noire, celui d’une œuvre où se mêle l’écho des heures chaudes du service public aux grandes figures patrimoniales. Celui d’un parcours, salué avec le Prix Jean-Marie Drot 2021, par les auteurices de la Scam.

Ce fut un moment déchirant de vérité, qui n’a peut-être pas été filmé. À l’été 2021, lors de la remise des prix de la Scam avenue Vélasquez, Guy Seligmann, pilier de la société d’auteurs qu’il présida par trois fois, se livra. Il médita, en public, sur un paradoxe intime : « Quand on s’appelle Seligmann et que sa mère n’était pas juive, on est considéré comme juif par tout le monde sauf par les juifs eux-mêmes. »

En février 2022, chez lui, à Paris, dans le XIVe arrondissement, non loin de la rue Boulard ou vivait Claude Lanzmann, Guy Seligmann rend à Julie ce qui appartient à Julie : « C’est ma fille, assez futée – elle doit tenir cela de sa mère –, qui m’avait fait cette remarque voilà quelques années. » Tel est le réalisateur, qui coupe court aux épanchements avec un petit rire d’enfant chiffonné. Pudique, il se cache derrière autrui pour le mettre en valeur.

Voilà du reste le résumé de sa vie professionnelle : en toute discrétion, capter des moments fabuleusement fugaces pour les soustraire à l’oubli, à la disparition, au néant. Pierre Tchernia et ses amis du premier journal télévisé de Pierre Sabbagh, en 1949, s’amusaient à conclure n’importe quel sujet par ce commentaire farfelu trompété avec le ton des speakers de l’époque : « Ça, c’est de la pluie pour demain ! » Guy Seligmann, derrière sa caméra, s’est sans doute souvent réjoui in petto : « Ça, c’est du patrimoine pour demain… »

Capter des moments fabuleusement fugaces pour les soustraire à l’oubli, à la disparition, au néant.

Deux souvenirs personnels, s’il m’est permis. Fin janvier 1998, au Théâtre du Rond-Point, le poète Henri Pichette, deux ans avant sa mort, s’est livré pour la dernière fois à la lecture des Épiphanies, sa pièce poético-prophétique dont il n’était pas revenu – il travaillait d’éditions définitives en éditions définitivement définitives ! Le texte avait été créé en 1947 par Gérard Philipe et Maria Casarès. 51 ans plus tard, avec dans le public Georges Vitaly, le metteur en scène de l’époque, Henri Pichette interprétait tous les rôles, en une lecture aussi hallucinée qu’hallucinante, où planait le souvenir de son cher Antonin Artaud. Guy Seligmann était dans la salle Renaud-Barrault du Rond-Point, pour fixer le génie du feu-follet Pichette, que les générations futures, ébahies, découvriront un jour. C’est en boîte.

Il y eut aussi des directs faramineux, qui gisent à l’Ina en attendant une hypothétique rediffusion patrimoniale.

 

Second souvenir personnel. Nous sommes au début de l’année 1969, de Gaulle régnant pour quelques semaines encore. Guy Seligmann a 30 ans. Avec son tout nouveau complice d’un an son aîné, Pierre-André Boutang, il réalise un numéro de « L’Invité du dimanche » consacré à Michel Simon (1895-1975). J’allais sur mes 10 ans, devant le poste de mes grands-parents à La Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne). La silhouette précaire et colossale de Michel Simon m’est apparue en noir et blanc. Et je n’oublierai jamais l’effet produit par sa voix ferme et chevrotante, lorsqu’il expectora une citation d’Anatole France qui lui tenait à cœur : « On croit mourir pour la patrie mais on meurt pour les industriels. »

Guy Seligmann se souvient très bien de cette émission. Et pour cause : « Nous prenions l’antenne en début d’après-midi, après le long journal télévisé dominical. Toujours pas de Michel Simon à Cognacq-Jay. Je pars alors le prendre en bas de chez lui, rue du Faubourg Saint-Denis, en roulant littéralement sur les chapeaux de roue – j’avais à l’époque une Porsche, où j’ai d’ailleurs eu le plus grand mal à caser l’invité retardataire… »

Y a-t-il eu admonestation, ou au moins quelque mouvement de sourcil réprobateur de la part du pouvoir gaulliste de l’époque, au sujet de la citation subversive d’Anatole France – dont j’apprendrais plus tard qu’elle était parue en une de L’Humanité après la Première Guerre mondiale ? Pas le moins du monde, affirme Guy Seligmann, qui s’avère l’un des ultimes témoins de ces temps dont parlait si bien Marcel Bluwal (1925-2021) : le pouvoir du général verrouillait l’information tout en laissant libre carrière aux réalisateurs, souvent d’obédience communiste, pour offrir une télévision de « partage culturel » – expression d’André Malraux qu’affectionnait Jean-Marie Drot (2) un très cher compagnon des années Scam de Seligmann. Le second utilise toujours un antique cartable en cuir marron, rapiécé de partout, que le premier lui avait offert dans la deuxième moitié des années 1980, quand il était directeur de la villa Médicis.

Drot, qui n’appartenait pas au parti communiste, avait été l’élément moteur de « l’opération Jéricho » lancée pendant les événements de Mai-68 : cela consistait à faire tourner les grévistes autour de la maison de la Radio en vue que ses murs s’effondrassent ! Guy Seligmann était dubitatif. Bien que – ou plutôt parce que – non communiste, il avait été bombardé secrétaire général du bureau CGT des réalisateurs : ses manières bourgeoises le prédisposaient à négocier avec un pouvoir bourgeois, estimaient ses camarades…

Avoir l’impression d’être la caméra d’un documentaire qui ne sera pas tourné. Tel est l’effet que produit notre homme sur son interlocuteur, quand il évoque ces moments d’exaltation, d’illusion lyrique, de projets fous qui réveillèrent la France voilà 54 ans. C’est aussi, pour la petite histoire, l’occasion de sa rencontre, dans un restaurant italien, avec Pierre-André Boutang (1936-2007). Coup de foudre amical, confiance rare et soudaine : son nouveau copain lui raconte, de but en blanc, comment il avait sauvé sa mère des griffes de son père, le si encombrant philosophe maurrassien Pierre Boutang.

Celui-ci avait publié sa thèse, Ontologie du secret, qui avait eu l’heur de bluffer George Steiner, le grand essayiste et professeur de littérature comparée de Cambridge, à cheval sur trois langues et trois cultures : l’allemand, le français, l’anglais. Guy Seligmann a filmé pour la collection « Océaniques », lancée par Yves Jaigu et coordonnée par Pierre-André Boutang, le dialogue prodigieux entre George Steiner et Pierre Boutang, à partir du mythe d’Antigone puis abordant la question cruciale de l’antijudaïsme. Les deux interlocuteurs étaient penchés l’un vers l’autre, chacun à l’extrémité d’une table fabriquée par Jean-Paul Chambas. Ils allaient jusqu’au bout d’une dispute intellectuelle aux accents étonnamment fraternels, malgré tout ce qui avait pu séparer l’antisémite Pierre Boutang biberonné à L’Action française et le juif laïc, humaniste, universel Georges Steiner.

« Steiner est sans doute, avec Jean-Pierre Vernant, l’être le plus intelligent qu’il m’ait été donné de rencontrer », confie Guy Seligmann, dans son salon à l’imposante volumétrie, empli d’un sublime bric-à-brac. C’est l’ancienne… chambre froide d’une boucherie en gros. Comme les cailloux semés par un Petit Poucet irrémédiablement nostalgique, on y trouve la caméra Pathé-Baby qui lui fut offerte peu après la naissance de sa vocation, en classe de sixième, dans une pension forcément un peu pénible. Une affichette y vantait l’Idhec (l’ancêtre de la Femis) : « C’est ce que je ferai », se dit le garçonnet. Il y parviendra. Il n’y aura cette année-là que cinq reçus et il sera sixième. Mais le cinquième, Volker Schlöndorff, se désistera : repêché ! Trois mois après, Seligmann déserte : cours ennuyeux au possible. Il devient l’assistant de Mauro Bolognini grâce au producteur Paul Graetz, partenaire de sa mère au bridge. Le film, La Giornata balorda (Ça c’est passé à Rome en français), a pour scénaristes Moravia et Pasolini. Dans l’ancienne chambre froide art-déco du XIVe arrondissement devenu salon, trône un saint en bois avec des traces de polychromie offert par Bolognini lors d’une balade aux puces de Rome.

Il y a surtout deux commodes grand genre, rescapées de l’illustre magasin d’antiquité que tenait, à l’angle de la place Vendôme et de la rue de la Paix, son père, Jean, associé à son cousin germain. Avant la guerre, à Paris, trois familles tenaient le haut du pavé en ce domaine – Göring les pillera sous l’occupation nazie : Rothschild, Wildenstein et Seligmann.


Son père a été fusillé le 15 décembre 1941 au Mont Valérien
, comme otage, en représailles à la suite d’attentats de la résistance. Le petit Guy n’avait pas 3 ans. Grand garçon, il ne cessera de se projeter, plusieurs fois par jour, Charlot s’évade. Pas la peine de faire un dessin.

Sa propre évasion adviendra dans le grand hôtel de Luchon, en 1951. Il a 12 ans. Il est tuberculeux. Et il découvre la télévision – quelques milliers de postes sur le territoire à l’époque. Une colonne dorique vers laquelle s’avance une vague figure en noir et blanc (Jean Dessailly, apprendra-t-il plus tard), qui récite Une Charogne de Baudelaire :

« Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point. »

 Etrange impression que produit ce souvenir, dans l’ancienne chambre froide devenue salon. Le poème poursuit :

« Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir. »

Transformer les chambres froides en chambres chaudes par la grâce du film, meilleur allié du souvenir.

Voilà plus de 70 ans, l’apparition fantomatique de Jean Desailly, sur ce que Le Canard enchaîné n’appelait pas encore « les étranges lucarnes », aura peut-être fixé sa feuille de route à Guy Seligmann. Transformer les chambres froides en chambres chaudes par la grâce du film, meilleur allié du souvenir. Conscience patrimoniale aux aguets, notre réalisateur n’est pas du genre à rabâcher son palmarès. Il faut lui en arracher des bribes, alors que son visage se plisse d’étonnement sincère sous sa houppe blanche d’éternel Tintin, d’un air de dire « mais qu’est-ce qu’il va encore chercher là ? »

Alors, va pour le palmarès ! Ou plutôt un fragment subjectif. Guy Seligmann a été le seul à filmer Yannis Xenakis en long, en large et en travers, en Europe comme aux Etats-Unis d’Amérique : « Je n’étais pas amateur de musique d’avant-garde, mais c’est une aventure digne du service public. Parce qu’enfin le service public, c’était quelque chose ! J’entends une pièce de Xénakis sur France Musique. Elle me plaît. Je me renseigne, le rencontre, propose un sujet, reçois très vite une réponse positive et le réalise, sur la longueur, avec les moyens appropriés. » C’était si simple de faire des choses compliquées.

 

En 1969, pour « L’Invité du dimanche » consacré à Vialatte – juste à temps : l’écrivain et chroniqueur allait disparaître l’année suivante –, l’artiste Jean Dubuffet consent à une apparition : « Il était très bourru, très sympathique. Formidable. Il a posé une condition : “Je ne veux pas que l’on voie ma tête.” L’émission le montrait donc, silhouette vague, pendant une vingtaine de minutes, déambulant parmi ses œuvres en les commentant. Épatant ! »

En 1959, Guy Seligmann fait la connaissance d’Alexandre Astruc (1923-2016), avec lequel il allait entamer un compagnonnage aussi fidèle qu’émouvant : observer se côtoyer au siège de la Scam, ou lors des assemblées générales, ces deux hommes qui déjeunaient ensemble avec une régularité de métronome depuis des décennies, convainquait qu’Oreste et Pylade avaient encore une existence et leur mot à dire au XXIe siècle.

« C’était si simple de faire des choses compliquées »

Guy Seligmann

Alexandre Astruc et Michel Contat – non sans tiraillements que tentait de régler jusque sur la table de montage Guy Seligmann – ont filmé Sartre en 1972, chez lui, dans son appartement haut perché du boulevard Edgard-Quinet, avec en fond d’écran la tour Montparnasse en construction. Le philosophe brille alors de ses derniers feux, sous le regard vigilant de Simone de Beauvoir qui corrige ses lapsus (« Quand j’ai refusé le Goncourt – Le Nobel, Sartre, le Nobel ! »), en compagnie des fidèles Jacques-Laurent Bost, André Gorz et Jean Pouillon. Nous avons là, dans la galaxie McLuhan, l’équivalent des Mots dans la galaxie Gutenberg. Ce n’est pas rien et il serait peut-être temps de réellement s’en apercevoir – notre homme balaie une telle remarque avec la délicatesse qui sied, mais une lueur dans son regard manifeste un accord qu’il n’ira pas jusqu’à exprimer. Tact audiovisuel…

Faire faire aura peut-être empêché Guy Seligmann de faire davantage. Claude Loursais lui avait mis le pied à l’étrier en lui confiant la réalisation d’un épisode des « Cinq dernières minutes ». Le scénario était de Robert Scipion. Et Nathalie Baye y débutait.

Le domaine de la fiction s’avère peut-être le siège d’un des plus vifs regrets professionnels de notre homme. Il n’a pu mener à bien ce projet fou qui semble ne jamais l’avoir abandonné : filmer la trilogie de Jules Vallès. L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé. Belle et courte ligne de vie. L’octogénaire Guy Seligmann garde un côté enfant et insurgé prononcé. Quand il raccompagne son hôte, le couloir de l’appartement s’avère tapissé d’affiches encadrées de La Commune de Paris. En particulier un texte signé Dombrowski, poignant témoignage du courage civique face à l’entreprise d’annihilation versaillaise. Volonté de sauvetage vouée à l’échec : le général Dombrowski sera touché mortellement par une balle, sur la barricade de la rue Myrrha, le 23 mai 1871.

Le message implicite que semble hurler son affiche, ainsi que toutes les autres du couloir, sonne tel un cri de ralliement que n’aura cessé de défendre et illustrer Guy Seligmann : à bas la mort et vive l’intelligence !

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.