Hélène Cixous est lauréate du Prix Marguerite Yourcenar 2016. Extrait de Correspondance avec le mur, texte à paraître en janvier 2017 aux éditions Galilée.



Le Livre du Chameau

— Non ? — Non, je n’ai pas écrit le livre de Jérusalem. C’est terrible de commencer une page, peut-être la première page d’un livre, en s’arrachant un aveu et c’est ce que j’ai décidé de faire, après m’avoir vue moi-même me fuir moi-même trop de fois. Il y a un an, quand j’arrêtai le livre d’Osnabrück, j’étais juste en face du mur du Mont Moriah. J’étais devant le mur de la première page. J’ai peut-être senti, ai-je senti, que j’étais devant le mur, je n’en suis pas sûre. Déjà j’étais coupable ou j’allais l’être. Il n’y avait rien sur le mur blond, c’est moi qui ai eu la vision d’une tombe debout et qui ne me disait pas un mot. Il me semble que je me poussais moi-même à croire ce que je ne croyais pas, j’avais une âme d’âne. Une fois en Algérie ma mère n’a pas pu passer un pont, l’âne était prêt à mourir plutôt que de renoncer à son pont.

Il y a une volonté plus grande que toutes nos volontés. Ce mur était aveuglant, je le lus, je contemplai son néant, c’était le portrait du futur. En mai 2015, je sais que j’étais debout sur la très petite terrasse au faîte du Mont des Oliviers, avec à ma gauche un chameau debout tenu en laisse par un licol très serré, l’incarcéré du Mont des Oliviers, l’âme immobilisée pendant toutes les heures d’une journée, et toute la liberté était logée dans les pattes que l’être avait le droit de soulever et de reposer sur le même carré de sol. Du haut du Mont des Oliviers sans oliviers, j’ai vu le monde, j’ai vu son Prisonnier, et j’ai maudit l’Humanité. J’ai enfermé mes larmes de pitié dans la page de garde du livre de Jérusalem. Dans la page voisine le tribunal siégeait. — Tu pleures pour un chameau. — Elle pleure pour un chat. — Voilà quelqu’un qui pleure pour un mot.

Le livre de Jérusalem avait déjà commencé, juste en face du mont Moriah. Moi, depuis le mont, je voyais Moïse regarder commencer la Terre Promise. Et devant lui il vit bouger avec une lenteur folle la vie d’un chameau enchaîné. — Dire qu’il y en a qui sont enterrés dieu-sait-quoi comme mon père, dit ma mère, Moïse comme mon père, à Baranovici, tout seul. Quel avenir ! C’est drôle l’homme, toute cette création, c’est vraiment incroyable ! dit ma mère. Baranovici, tu connais ? Un habitant, mon père Michael Klein, juif mort pour l’Allemagne. Puis ma mère rit et se tait. Je me souviens du chameau. En ce moment même. Encore. Je lève une patte lentement car il n’y aura rien d’autre à faire que de la reposer au même endroit. Depuis la très petite terrasse au faîte du mont des Oliviers j’ai vu tout le livre que j’écrirai plus tard, pensais-je.

Un peu plus tard, en juillet le mois où d’habitude je meurs et je ressuscite, j’ai vu le livre de Jérusalem, il n’avait pas bougé, c’était un livre pâle. Je sais que j’ai trouvé le chameau pâli par comparaison avec les coupoles d’or. Le temps déjà le voile. Le livre de Jérusalem, l’ayant vu, je n’avais plus qu’à l’écrire. Je n’ai rien pensé. Lentement j’ai levé une patte, la gauche arrière, et je l’ai reposée. On attend. — Il est écrit. Tu n’as plus qu’à lever le bras droit, cette fois la patte avant droite. On attend. Au lieu même du cahier, il y a arrêt. Ce que j’appelle un sort : jeté. Au lieu du livre de Jérusalem à Osnabrück ou d’Osnabrück à Jérusalem et retour, le livre du chameau. La vision s’appelle : Solitude. Mais je ne la vois pas. Il y a hallucination, me dis-je. Puis j’oubliai le chameau totalement ou presque totalement.
Je crois même n’avoir pas dit un mot au chameau, je suis sûre de ne pas l’avoir touché, moi qui chante des chansons aux ânes de Montaigne, Job et Jus de Carotte, et qui donne à manger à Job dans mes mains, depuis des années et des années. Moi qui aime les chats à peu près comme moi-même ou comme ma mère même. Oublions. Le 26 août je me suis demandé si je finirais par ne pas écrire mon Voyage Jérusalem, j’ai noté : je me demande si je ne finirais pas par ne pas écrire mon Jérusalem, j’hésitai entre la patte gauche et la patte droite, cette hésitation est tout ce qui lui reste comme espace de liberté. J’avais donc déjà commencé à finir par ne pas, mais entre ces deux légérissimes mouvements de commencer à finir peuvent se produire une infinité de possibilités, comme entre penser vivre et penser mourir on ne sent aucune nette secousse. Si c’est le cas je me demande pourquoi j’aurai fini par ne pas écrire mon Voyage à Jérusalem.

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