Un article signé par la journaliste Anne Chaon et publié dans Astérisque n°50, décembre 2014.

Plus les hommes sont grands plus ils se font petits.
Du haut de son presque siècle dont il a raconté à
la plume, puis à l’écran, nombre des turpitudes, Henri
de Turenne prétendrait-il à l’effacement
? «
Ne parlez
pas trop de moi
». Un film, justifie-t-il, est une œuvre
collective. Et son œuvre, justement, relève du genre
:
grâce à lui, enfin à «
eux
», sa bande, son équipe,
Les
Grandes Batailles

et le fracas du monde ont fait irruption
dans les foyers des Français, nouveaux téléspectateurs
passionnés auxquels on apporta ainsi l’histoire sur un
plateau.
D’une voix douce et précise, il revendique pour
cette famille-là d’avoir lancé un modèle, créé une école
:
«
On a lancé l’École Pathé
», fondée sur les actualités
filmées pour le grand écran à des fins de propagande
et revisitées avec l’aide d’historiens enthousiastes pour
expliquer leur passé aux Français. Issu d’une longue
et illustre lignée de militaires, fils d’un pilote héros de
guerre dont il garde sur un coin d’étagère, entre deux
pavés –
Paris 1968
et
Alger 1960
— la photo à trente ans
éditée en carte postale dans la série
Les As, Henri de
Turenne fut le premier à rompre la tradition. «
Mon père
a fait les deux guerres, moi je suis arrivé trop tard
». Il
s’est engagé, jeune homme, mais c’est Hitler qui est
arrivé trop vite sourit-il.

Ses premières armes, à défaut de les prendre, il les fait en
Asie. L’Agence France-Presse, qui l’a déjà posté à Berlin et
Washington au sortir du conflit, l’envoie en Corée où l’attaque
surprise du nord déroute l’armée américaine. À tombeau ouvert
sous la pluie battante, il roule vers un front qu’il rencontre
quand les premières balles ricochent sur la carrosserie de
la jeep et qu’à bord, un camarade s’écrie «
Mince
! Ils m’ont
eu
!
» La Corée lui vaut le Prix Albert Londres en 1951. Sur
le terrain, l’AFP l’a «
loué
» au Figaro et c’est un reportage
pour le quotidien qui est distingué. La Corée se révèle alors
particulièrement meurtrière pour la presse
: en trois mois,
une vingtaine de journalistes sont tués, de nombreux blessés
et quatre faits prisonniers. «
Aujourd’hui, les pauvres, on les
kidnappe
» nuance-t-il. Manière de glisser que ses bons souvenirs de reportage, comme d’autres en ont de garnison, il
n’est pas sûr que ça intéresse encore. Pourtant, au jury du Prix
Albert Londres où il siège toujours, «
quand Henri de Turenne
parle, tout le monde se tait
» confie un juré avec respect et
tendresse. Après dix ans à l’AFP il rejoint
France-Soir,
le
quotidien des Seigneurs sous la férule de Pierre Lazareff qui
l’envoie un beau jour au Festival de Cannes pour le changer
des grandes conférences diplomatiques. «
Il adorait ça, nous
changer d’univers
». Le correspondant diplomatique lâche la
moquette des ambassades pour le tapis rouge de la Croisette
et s’amuse, confie-t-il à France Roche qui l’interviewe avec
gourmandise pour les actualités télévisées, de voir «
les gens
de cinéma parler de choses futiles en se donnant du mal pour
avoir l’air sérieux
». Tout le contraire des ministres, note-t-il. Même s’il convient que «
les uns et les autres adorent la
publicité et être pris en photo
!
».

Quel bon client
: France Roche est aux anges.
Justement,
le jeune et beau reporter s’intéresse de plus en plus à la
télévision. Le petit écran est encore moqué, décrié parmi les
intellectuels
? Lui y voit déjà le média de demain et mesure
la menace pour l’info de papier
: la fin est proche, pressent-il. Bientôt, les envoyés spéciaux sur un grand événement
se feront doubler par ceux restés au bureau, face au poste.
Très vite Lazareff a d’ailleurs saisi l’occasion au vol et les
reporters parisiens crachent la copie de la première édition
sans attendre celle du terrain. Redoutable efficacité. Mortelle
concurrence.

Lui-même après dix années abandonne
France-Soir

en 1964
et quitte la plume pour l’image. «
Ce journal a été tué par
la télévision
» estime-t-il. À l’époque, il annonce sa décision
au retour d’un voyage à Djibouti avec le général de Gaulle
;
des troubles ont éclaté, des coups de feu au passage du cortège, l’envoyé spécial se démène pour trouver un téléphone,
croise un jaguar (domestiqué heureusement
! Mais encore
fallait-il le savoir pour ne rien craindre) et finit par joindre
son journal. Au bout de la ligne, le secrétaire de rédaction
décroche et assène
: «
Fais court, demain y a tiercé
». Les
choses ne se sont peut-être pas passées de manière aussi
abrupte, mais qu’importe puisque c’est le souvenir qu’il en
garde. Celui d’une lassitude, au fond. Bientôt vingt ans alors
qu’il court la planète pour passer ses papiers. Il finira même,
plus tard, par lâcher
l’Express
(il en fut le directeur adjoint
de la rédaction de 1970 à 1975).
«
J’ai écrit à la seconde pour l’AFP, à la journée pour France
Soir
et à la semaine pour
l’Express
… En vieillissant, j’écrivais
de moins en moins vite
!
» glisse-t-il avec malice.

Pour le reste, c’est un travail d’équipe
: avec Jean-Louis
Guillaud, directeur de l’information sur la première
chaîne qui a soutenu le projet et apportait son expertise de
la guerre pour avoir fait l’école militaire. Et Daniel Costelle,
le «
chef d’orchestre
» avec lequel il arrêtait le plan de travail.
«
En fiction on parlait de l’école des Buttes Chaumont, mais
nous trois, nous avons créé l’école Pathé des films historiques
».
D’ailleurs Costelle continue, il a encore signé l’an dernier la
fameuse série de documentaires
Apocalypse — La Première
guerre mondiale
,
sans ses comparses cette fois.

Mais celles à qui Henri de Turenne entend rendre un hommage
appuyé et vibrant, ce sont les documentalistes
: «
On en avait
de fantastiques
» se souvient-il
: elles ont même décroché un
scoop mondial en retrouvant le pilote américain qui avait
lâché sa bombe sur Hiroshima. «
Comment
? Tout simplement
en appelant le Pentagone à Washington, où on leur a donné
le numéro de téléphone du général Tibbets, désormais à la
retraite à Miami. Les filles ont appelé et sont tombées sur une
dame qui avait un drôle d’accent – et pour cause
: la femme
de Tibbets était française
!
». L’histoire l’illumine encore.

Pendant vingt-cinq ans, le colonel, devenu général, avait
refusé toute interview et les journaux s’en donnaient à cœur
joie pour raconter qu’il était devenu fou, ou moine, ou qu’il
vivait fou reclus dans un monastère… «
Rien du tout
! Il était
juste chez lui et ne voulait pas parler
». Mais
cet appel venu
de Paris tombé dans l’oreille de son épouse française, ça
changeait tout. Dans cette bande de pétroleuses de l’archive,
dont la carrière fut lancée par l’aventure, Henri de Turenne
cite les noms de Fabienne Servan-Schreiber et de Dominique
Deviosse, toutes deux devenues productrices. «
On les a mises
sur orbite. Car chacun jouait un rôle très important et les
filles savaient précisément ce qu’elles devaient chercher
».
Elles épluchent les archives françaises, nombreuses, américaines – essentielles pour la Guerre du Pacifique -, russes
et allemandes. Elles sont généralement bien reçues.

«
Les Allemands étaient obsédés par la propagande — n’oubliez pas que Goebbels en était le ministre. Ils avaient des
cameramen dans tous les bataillons, comme les Américains
d’ailleurs. Ils ont énormément filmé et comme leurs archives
ont été récupérées par Pathé comme prise de guerre, elles
étaient gratuites
!
». L’épisode consacré à Stalingrad, parmi
les plus spectaculaires, montre notamment un pilote allemand au moment où il s’apprête à bombarder. La caméra est
embarquée à ses pieds dans la cabine du stuka au moment
où celui-ci bascule vers l’avant et plonge en piqué pour l’attaque. Le visage du pilote est contracté, tendu à l’extrême,
étiré presque par la vitesse, le bruit infernal. Terrifiant. Les
guerres ont fait avancer le cinéma, comme toutes les autres
technologies.
Les reportages des
Grandes Batailles, eux, se tournent en
35
mm, avec des équipes de huit à dix personnes en comptant le
chauffeur, l’électricien… Quand on part aujourd’hui à trois au
mieux. Contrairement aux
Anglais ou aux Américains
qui font avancer le récit
et le contexte au travers
d’interviews parfois un peu
longues, Henri de Turenne
décide très vite de prendre
en main la narration des
événements par un commentaire rapide et précis.

Avant
Les Grandes Batailles
(1967-1975), Fréderic Rossif
avait déjà réalisé quelques
documentaires historiques,
dont un
Stalingrad
: mais
lui aussi avait choisi de
faire parler longuement
Khrouchtchev.

«
Nous les interviews, on
les garde pour la dimension humaine, le type qui
raconte comme il avait
froid, ou peur. Et cette
idée-là, je la revendique
».
D’ailleurs, très vite, même
les historiens ont cédé la
place aux amateurs éclairés
devant la caméra. «
On a
découvert des amateurs
passionnés, des fous qui
vous emportent, un dentiste de Versailles qui connaît dans
le détail les batailles napoléoniennes, un médecin de Poitiers
incollable sur la bataille de Poitiers
».

Au total, après
La
Deuxième Guerre mondiale

et
Les Grandes
Batailles

(treize films de 90 minutes), trois fois primées,
l’équipe revisite vingt-sept
Grandes batailles du passé. Puis
Henri de Turenne se lance en coproduction avec Channel
Four et une chaîne de Boston dans un
Vietnam
(six docs de
60 minutes, de l’Indochine à la chute de Saigon) qui lui vaut
un Emmy Awards.

«
Pour moi, la télévision, c’était atteindre le plus grand nombre.
Mieux informer les gens pour les rendre plus tolérants. On
se sentait vraiment une vocation, un peu comme des profs
»,
se souvient-il. Et pourtant le camp d’en face est sans nuance
:
on lui refuse des interviews. Entré à la Société des Gens de
Lettres (précurseur de la Scam) et toléré au nom de son
glorieux passé de journaliste-texte, il y essuie les sarcasmes
de son voisin, un directeur de musée, qui lui tourne le dos
et ouvre ostensiblement son journal quand Henri prend
la parole, et grommelle
: «
On va encore parler fric
» — en
faisant claquer le «
k
» de la fin… «
La télé c’était le diable,
moi j’étais fréquentable parce que j’avais commencé par le
texte, l’écrit. Sinon c’était la haine, beaucoup la trouvaient vulgaire
». Alors qu’il s’étonne un jour de découvrir, chez un
éminent professeur, une télévision, ce dernier lui explique
qu’il aime beaucoup la regarder. «
Mais je ferme les yeux,
car l’image me gêne pour écouter
».

Sur ses étagères chargées, les trophées trônent entre les
livres, les pavés déjà mentionnés comme une collection
tout juste ébauchée, et la carte postale qu’il commente en
disant «
mon papa
». Emmy Award, Sept d’Or, Victoire, Fipa
d’Honneur pour l’ensemble de son œuvre… Tout ce que la
planète télé peut décerner à ses enfants méritants — et gâtés.
«
Notre réussite, analyse Henri de Turenne en les contemplant,
tient au mariage entre l’image et le commentaire
: j’écrivais
tous mes commentaires à la table de montage et quand
j’avais quelque chose d’important à dire, je demandais à la
monteuse
: mets la mer ou la forêt, qu’on ne soit pas distrait.
À l’inverse il fallait savoir laisser parler l’image
: quand elle
était forte je me taisais
». Un jour, les éditeurs des films ont
voulu publier les textes raconte-t-il
: déception
! «
Ils les ont
trouvés très courts. Et surtout, l’un sans l’autre (le texte sans
l’image) ça ne marche plus
».

«
Et puis l’esprit d’équipe
». Il y revient une fois encore, moque
l’ego des réalisateurs, la Nouvelle Vague qui «
a inventé le
cinéma d’auteur
» accuse-t-il. «
Que vaut le film si le son est
raté, si l’image est floue, ou la musique mauvaise
? Chacun
apporte quelque chose
: un jour un monteur est sorti de sa
cabine pour nous faire remarquer une erreur de date. Moi
j’aime travailler en équipe, même mes scénarios je les ai écrits
à deux.
» Dans cette traversée de l’histoire et du journalisme,
Henri de Turenne se réjouit d’avoir su utiliser «
les trois médias
:
l’écrit, l’image et la fiction
» pour raconter son siècle. C’est
lui, adoubé par la fille d’Albert Londres, Florise, pour siéger
au jury qui sacre chaque année un reporter francophone,
qui fait entrer le reportage télé au palmarès
: il se bat pour,
alors que d’éminents confrères de la presse écrite menacent
de démissionner. Le Prix audiovisuel est enfin attribué pour
la première fois en 1985, Henri Amouroux préside le Prix
depuis un an, les reporters d’images accèdent à la reconnaissance de leurs pairs, tous médias confondus. Plus personne
n’y reviendra. «
Je plaidais même pour l’instauration d’un
Prix photo à l’image du Pulitzer
» se souvient-il.

«
Mais finalement, j’ai la nostalgie de l’écriture, de la nuance.
Pour ça, la fiction c’est merveilleux
: on raconte l’histoire à
l’échelle humaine, à travers les personnages, telle qu’ils la
vivent
». Pour cette raison,
Les Alsaciens ou les deux Mathilde,
une série de quatre films réalisés pour Arte, reste chère à
son cœur, son enfant préféré. Le destin contrarié, souvent
violent de quatre générations d’Alsaciens entre
1870 et
1953,
ballottés par l’histoire dont certains finirent expédiés par les
Allemands sur le front russe.

Henri de Turenne assure qu’il n’écrira jamais ses mémoires,
qu’il n’a jamais pris une note de sa vie et balaie cette
marotte à laquelle on s’adonne «
pour ne pas mourir
». En
revanche, il émet un regret
: de n’avoir pas réalisé une série
consacrée au vêtement, à travers le temps et les cultures, pour
laquelle il aurait volontiers consulté Claude Lévi-Strauss.

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