Le Matin, 10 septembre 1914

La plaine était encore chaude.

Derrière une meule, des cadavres d’ennemis marquaient l’extrême limite de l’avance allemande. Abattus dans les poses les plus diverses, ils se mariaient sinistrement à la terre. Nous ne pûmes leur refuser une pitié à cause des parentes qui ignoreront toujours l’endroit où s’acheva leur destin.

Le canon parlait à l’espace. Nous nous dirigeâmes vers sa voix. Il parlait sec et bref comme quelqu’un qui ordonne. En nous approchant de lui, nous tombâmes dans les lignes françaises. C’est là qu’il nous fut permis d’assister à ce que le gouvernement militaire, dans son communiqué du 7 septembre, vingt-trois heures, retrace en ces termes : « À Paris, les éléments de la défense avancée ont livré dans le voisinage de l’Ourcq des combats dont l’issue a été favorable. »

Pour atteindre ce point, nous avions traversé une partie de l’Ile-de-France.

L’Ile-de-France, que l’on nommait au moyen âge « le pays national », avait reconquis ce privilège. Il était l’âme agissante de la Nation. Il était la guerre, avec sa poudre et sa désolation.

La désolation, nous l’avons ressentie pendant deux heures de route. Plus d’habitants, plus de vieillards sur la marche des portes, plus d’enfants barbouillés qui ferment leurs yeux pour éviter la poussière de la voiture.

Ici pourtant, nous trouvons un homme. Nous sommes sur la Marne. C’est le passeur. Qui peut-il bien passer, puisque tout est désert ?

– Je me passe tout seul de temps en temps, nous dit-il. Voyez, les ponts sont détruits, tout est évacué.

Nous nous sommes fait passer pour lui faire plaisir.

– Ce village avait deux mille âmes, messieurs. Écoutez maintenant.

Nous n’entendîmes que la traînée de sa rame.

Quittons la Marne. Continuons. Les pas de porte sont toujours vides, les enfants toujours absents.

Ralentissons. C’est un convoi. Cent prisonniers allemands « tout frais » sont encadrés. Nous en avions vu d’autres dans le Bourbonnais, mais en wagon, c’est-à-dire en cage. Ceux-là nous émeuvent davantage : ils sortent de l’action. Leurs yeux pas encore reposés ont comme un tourbillon. Ils ne sont pas faits à leur nouvel état de désarmés. Ils ont les bruits de guerre dans l’oreille et sentent toujours à l’épaule la pression du fusil. Ils marchent sans être éveillés à la réalité.

Lugubre ivresse !

Le canon nous parvient distinctement. Ce ne sont pas de ces bruits perdus qui vous font dire au voisin : « Écoutez ! » Nous l’entendons maintenant sans écouter. Ça vous ferre le cœur comme un citron les lèvres. Nous approchons de la ligne. Il nous semble qu’au loin les champs fument un peu. Une sentinelle nous avertit qu’on vient de signaler une patrouille de uhlans.

Elle longe un bois. Il y a beaucoup de petits bois par là. Le hasard est grand.

Nous continuons la route. La route nous conduit dans les lignes françaises. Nous quittons la désolation pour la poudre. Les lignes françaises ! Nous les touchons pour la première fois. Depuis quarante jours que l’on parle d’héroïsme, nous en rencontrons enfin la figure. Le respect nous arrête car avant d’interroger, nous percevons, comme les pieuses femmes qui viennent de recevoir l’hostie, le besoin de nous recueillir, pendant que descend en nous la divine sensation.

Puis un dragon nous dit :

– Vous voyez ce clocher ? Avant-hier, c’était là. Ils occupaient ce village. Ils avaient passé la rivière, ces pirates.

Le colonel français parcourut son régiment. Il dit aux soldats : Mes enfants, le sort de la Patrie est au bout de votre baïonnette. Allez-y avec moi. Le clairon sonna : En avant ! Ils rentrèrent dedans. Les Allemands repassèrent l’eau. On les a repoussés jusque-là. Montez un peu. Vous voyez plus loin cet autre clocher ? Vous ne voyez pas ? Oui ! là-bas. C’est là qu’ils étaient hier. Ah ! ça chauffait hier ! Depuis quatre heures du matin on en a mis. Le soir, on les avait foutus dehors de ce second village. Aujourd’hui – mais qu’est-ce que vous avez à vous tourner par-là ? C’est le canon qui vous occupe ? Ah ! mince ! Ça vous intéresse encore, ça ? Vous n’avez donc rien vu ? Écoutez donc ce que je vous dis. Aujourd’hui, ils sont à quatre kilomètres d’ici. Ce matin, ils étaient à deux. Ça ne va pas vite. C’est qu’ils s’accroissent comme des punaises, il faut les enlever un par un. N’empêche que, depuis trois jours, ils ont reculé de huit kilomètres. Et quelle marmelade !

L’ordre arriva de monter en selle.

Le régiment s’éloigna. Sur la route dégagée descendirent, au bout de quelque temps, les voitures et les charrettes d’ambulance. Ceux qui venaient d’être relevés étaient conduits vers les premiers soins. Beaucoup avaient leurs plaies à nu. Chez d’autres, la tache de sang perçait le linge. On en soigna plusieurs sur le chemin.

C’étaient des Africains. Deux achevèrent de mourir. On les coucha sur leur terre adoptive. En souvenir d’eux, nous pensâmes à leur rivage.

Le canon ne cessait pas. Déjà le jour était moins net. On ne voyait plus que comme des ombres les cavaliers courir dans le haut du champ. Le canon doublait ses coups pour profiter des dernières clartés. Nous étions là, tout droits, à la place que venait de quitter le régiment. Tout droits, suivant du regard ce que l’on ne voyait qu’à peine, mais entendant toujours, de plus en plus précipités, les coups de voix souverains de la patrie en colère.

Albert LONDRES

Le Matin, 10 septembre 1914