La jeune Belge de 26 ans vient de décrocher le Prix de la vulgarisation, décerné pour la première fois par la Scam, au quatrième festival Frames. Son émission Interlude, diffusée sur sa chaîne Youtube, Val So Classic, décrypte les scènes d’opéra au cinéma. Un article de la journaliste Sonia Vaudes, pour la lettre Astérisque n°64.

Dans la vie de Valentine Jongen, tout arrive en même temps. La fin des tarifs réduits réservés aux jeunes adultes, le jus de fruits pomme-poire-framboise-fruits de la passion qu’elle espère siroter pendant notre interview, et le Prix de la vulgarisation de la Scam obtenu au dernier festival Frames pour le pilote d’Interlude, la nouvelle émission de sa chaîne, Val So Classic. « Je suis plus qu’à un tournant de ma vie, je suis en plein vol, résume la Youtubeuse avec humour. Je ne sais pas où je vais atterrir, mais ce qui est sûr, c’est que je plane ! » Au-dessus de cette tête bien faite, l’alignement des planètes ne souffre aucun défaut. Et si l’un des corps célestes avait le mauvais goût de modifier sa trajectoire, la jeune Belge, c’est sûr, la remettrait en place du bout du doigt. Car rien de ce qui lui arrive n’est dû au hasard: son succès, elle ne le doit qu’à elle-même, et à la parfaite imbrication de ses passions.

Il était une fois, donc, une jeune femme née sous une bonne étoile et tombée toute petite, tel son compatriote Obélix, dans une déterminante marmite. « Mon père était journaliste classique. Un jour, alors que j’avais deux ans, et sous prétexte qu’on y verrait des éléphants, il m’a emmenée voir mon premier opéra, raconte-t-elle. Je pense que je n’ai pas aimé Aïda, parce que d’après ce qu’on m’a raconté, il a fallu partir à l’entracte…» Si l’opéra commandé à Giuseppe Verdi par Ismaïl Pacha pour l’inauguration du canal de Suez ne flatta pas son oreille enfantine, au moins n’en tint-elle pas rigueur au compositeur. Car c’est un autre opéra de Verdi, la Traviata, qui constitue la trame de l’Interlude de sa récente renommée ; dans cette vidéo de onze minutes, Valentine Jongen décrypte l’une des scènes du film Pretty Woman, de Garry Marshall (1990), dans laquelle le personnage interprété par Richard Gere emmène la belle Vivian, incarnée par Julia Roberts, à l’opéra de San Francisco. Or, pour qui sait regarder (au hasard, quelqu’un comme Valentine Jongen), tout y est matière à commentaire: le décor factice – impossible de tourner dans la vraie salle de spectacle à cause du tremblement de terre du 17 octobre 1989 –, la vraie-fausse inculture de Vivian – qui parle de « band » au lieu d’orchestre… –, et ce clin d’œil gros comme une éclipse : devant cette histoire adaptée de La Dame aux camélias, Vivian la prostituée – qui aura bientôt le milliardaire à ses pieds – assiste, en quelque sorte, au spectacle de sa vie… Une démonstration limpide et ludique, bien écrite, efficace, et d’autant plus sympathique que la vidéaste associe un monument du cinéma populaire à une œuvre lyrique, donc prétendument élitiste, connue de tous. Qui n’a jamais siffloté cet air de la « trilogie populaire » ? !

Fondatrice, cette première représentation d’Aïda fut suivie de beaucoup d’autres opéras, plus ou moins subis, plus ou moins aimés, qui ont fini par imprégner sa personne tout entière. « À vingt ans, j’en avais vu deux cents. Mais bien qu’au début je n’étais pas sûre d’aimer, j’ai appris, et à la fin de mes études, c’était devenu une passion. » Ses études ? Parlons-en.
Alors qu’elle n’avait jamais touché un instrument de sa vie, contrairement à ses trois frères qui jouent de la batterie, du basson et de la basse, Valentine s’est piquée de musicologie. Au grand dam de sa famille qui ne lui supposait aucun appétit pour l’analyse et la théorie musicale. « Quelqu’un m’avait dit qu’en étant dyslexique, je n’y arriverais jamais, se souvient-elle, rétrospectivement taquine. Par chance, je ne sais plus qui c’est. » Sa réponse à l’impudent a tenu en un diplôme: une thèse, dont elle n’espérait « rien! », admet-elle avec l’insouciance des gens qui savent qu’ils ont assez d’esprit pour tenir les ennuis à l’écart. Comédienne à ses heures, elle espérait « revenir au théâtre et au cinéma », repartir sur les tréteaux et les plateaux qu’elle avait connus dès sa prime adolescence pour y trouver sa place. Un projet qui l’a menée à Paris, au célèbre studio Pygmalion où, pendant deux ans, elle a fait « de l’acting, du jeu, mais aussi appris la réalisation et l’écriture ». On aura tôt fait de classer Valentine Jongen dans la catégorie des aventurières qui ne voyagent pas sans bagages : l’odyssée, pour ces explorateurs de tous les possibles, n’en est que plus riche et confortable. Studieuse et structurée, la jeune femme fusionne expériences et compétences sans même y penser : elle écrit et joue sur scène (De Chopin aux Beatles, avec Guillaume Vincent, révélation soliste aux Victoires de la musique de 2014) ou à la télé (la série Esprits de famille, sur la RTBF), donne des chroniques sur la musique classique à la radio, prépare un feuilleton sur Beethoven pour la RTS, présente les instruments de l’orchestre sur sa chaîne Youtube, etc. L’oral est son domaine : « de base je suis comédienne. Alors pour moi, parler directement au public, c’est ce qui fait le plus sens ». 
Mi-Anna Sigalevitch, mi-Jean-François Zygel, elle ne doute jamais qu’elle saura trouver les mots et la manière pour attirer le plus grand nombre à son écoute : « La musique classique, c’est une langue, formule-t-elle encore. Plus on comprend les mots, plus on comprend le sens. Or les gens disposent, sans s’en rendre compte, d’un vocabulaire énorme. » Pour assurer l’avenir d’Interlude, la créatrice vidéo a déjà jeté une soixantaine d’idées de scènes d’opéra à décortiquer sur le papier : dans le troisième épisode de Star Wars, l’opus cinq de Mission impossible, le film Intouchables, d’Éric Toledano et d’Olivier Nakache, Marguerite, de Xavier Giannoli avec Catherine Frot, etc. Mais pas question, maintenant que le succès frappe à sa porte et que ses abonnés se font plus exigeants, de se suffire d’un quelconque à peu près. Quand elle se remettra à écrire des pastilles, elle s’adjoindra les services d’un vrai connaisseur du cinéma, quelqu’un qui en possède la culture et les secrets. « Je ne veux pas passer à côté de l’essentiel », dit-elle, s’avouant « très carrée, voire un peu maniaque ». Son public peut être rassuré, la reprise du métier ne devrait pas tarder : incapable de savourer une séance au spa, fâchée quand elle est désœuvrée, Valentine Jongen n’est jamais aussi heureuse que lorsqu’elle déborde d’activités.

Devra-t-elle un jour choisir, trancher, et décider de n’en garder qu’une seule ? « Pour les gens, c’est déstabilisant, parce qu’on ne peut pas me mettre dans une case, admet-elle. Les gens sont paumés : mais elle fait quoi, dans la vie ? Ça, c’est mon côté “pas adulte”. Mais quand je fais quelque chose, je le fais bien. » L’autre question qui taraude « les gens », et qui ne manque jamais d’arriver lorsqu’elle décline son CV, concerne ses revenus. Est-ce que cette vie de saltimbanque jamais rassasiée de scène, cette existence guidée par les plaisirs artistiques et intellectuels, lui assure un minimum de salaire ? « Je me nourris de ce que je fais, plutôt que de ce que je gagne », répond-elle avec panache, elle qui, à l’occasion, fait serveuse ou assistante de production pour renflouer ses caisses. C’est avec ce genre de maximes franches et fraîches que Valentine Jongen se révèle irrésistible. Sa blondeur et son minois angélique feraient fondre une pierre cryogénisée, c’est un fait ; son sens de la repartie maligne provoque la sympathie à tout coup, cela ne fait pas de doute. Mais c’est bien cette assurance heureuse qui frappe chez Valentine Jongen, et prouve à quel point elle s’est, à seulement 26 ans, déjà trouvée. Le chemin jusqu’à elle n’en est que plus aisé. On jurerait volontiers qu’elle aura très vite le monde à ses pieds.

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