Jean Daive, lauréat du Prix de l’ensemble de l’œuvre sonore de la Scam 2022, est l’une de ces voix que l’on garde en tête, une fois le poste éteint. Homme de radio, mais aussi écrivain, poète, « encyclopédiste, reporter et photographe », comme il aime à se présenter, son œuvre singulière résiste à toute forme d’enfermement.

Quand en 1975 Jean Daive entre à France Culture où “lui est révélée la matière vivante quasi fusionnelle de la parole”, l’ORTF vient d’éclater. Parmi les innovations de la nouvelle grille des programmes composée sous la direction d’Yves Jaigu : Poésie ininterrompue, une émission dont le titre a été imposé par Alain Trutat, ancien secrétaire de Paul Éluard qui, après avoir été un grand réalisateur, était devenu un des principaux conseillers de programmes de la chaîne (nous lui devons entre autres l’Atelier de Création Radiophonique en 1969).

Poésie ininterrompue, coordonné par Claude Royet-Journoud, proposait d’écouter un ou une poète, lisant des textes de son choix par tranches de cinq minutes (à 7 h 02, 14 h, 19 h 55 et 23 h 50 du lundi au samedi) avant de s’entretenir le dimanche à 20 h pendant quarante minutes avec un ou une de ses pairs. Après avoir officié deux fois en tant que présentateur et intervieweur, Jean Daive en a été le neuvième invité.

Je m’en souviens car cette année-là, j’ai commencé à écouter France Culture avec attention. Étudiant en deuxième année d’architecture et arts plastiques aux Beaux-Arts de Paris, j’entendais des voix, le soir, dans ma petite chambre envahie de livres et de dessins, sans toujours retenir les noms des locuteurs. Mais comme sur le chemin de l’école, j’avais trouvé par hasard dans une petite librairie bien achalandée Fut bâti de Jean Daive (Gallimard, 1973), ce nom d’écrivain ne m’était pas inconnu quand le timbre de sa voix a discrètement surgi du transistor à piles.

Jean Daive dont je me souviens des silences, et d’une certaine lenteur s’accordant parfaitement aux domaines qui, en dehors de l’écriture poétique que je me suis toujours refusé de pratiquer, pouvaient tisser des liens entre nous : ceux de l’image et du son.

Christian Rosset

J’avais tout juste 19 ans, et j’ignorais qu’avant la fin de l’automne, je deviendrais à mon tour producteur délégué à France Culture, tout d’abord à L’Atelier de Création Radiophonique (ou ACR), puis simultanément dans divers espaces de création comme les Nuits magnétiques où j’ai pu assez rapidement échanger hors micro avec les nombreux écrivains, le plus souvent poètes, qui y travaillaient – ce qui était le cas de Jean Daive dont je me souviens des silences, et d’une certaine lenteur s’accordant parfaitement aux domaines qui, en dehors de l’écriture poétique que je me suis toujours refusé de pratiquer, pouvaient tisser des liens entre nous : ceux de l’image et du son, de manière bien plus étendue que ce qui était privilégié par ma double formation de musicien et d’artiste visuel.

Entre enfance fiévreuse et écoute hallucinée

Avant de continuer à retracer ce singulier parcours radiophonique, il me faut apporter quelques précisions d’ordre biographique. Né le 13 mai 1941 à Bon-Secours, bourg frontalier du Nord, Jean Daive dit avoir eu une “enfance fiévreuse” où, au bord de l’autisme, il “découvre la musique, la peinture, le poème.” “Il aime les dictionnaires où il trouve – en même temps – une réalité et une utopie.” Il se décrit en “enfant du placard” faisant “l’expérience de l’écoute hallucinée : du moindre bruit, de la moindre syllabe identifiable”.

En 1967, alors qu’il atteint les 26 ans, un long poème, Décimale blanche, est en partie publié dans le n° 2 de L’Éphémère chez Maeght, puis en volume aux éditions du Mercure de France. Bientôt traduit en allemand par le poète Paul Celan, que lui-même traduit en français, c’est un livre “précurseur”, paru quatre ans avant État d’Anne-Marie Albiach (avec qui il s’entretiendra à cinq reprises), cinq avant Le Renversement de Claude Royet-Journoud et sept avant Répétition sur les amas d’Alain Veinstein (avec qui il sera associé à l’aventure des Nuits magnétiques). Ces quatre noms, auxquels il faudrait ajouter quelques autres, forment une constellation novatrice et vivante en ces temps où les jeux n’étaient pas faits.

En 1976, Le Jeu des séries scéniques, dans la collection “Textes” que dirige Paul Otchakovsky-Laurens chez Flammarion, me sidère par la puissance singulière de son écriture, tandis que la voix de l’auteur gagne chaque jour en présence sur les ondes. On ne fera pas la liste de tous les titres des livres de Jean Daive (il y en a aujourd’hui près d’une cinquantaine) ou de ses émissions de radio (son nom revient environ deux mille fois sur le répertoire d’Ina Mediapro).

Comment se trament le temps consacré à l’écriture et le temps libre, un temps ouvert à la rencontre, temps de l’écoute, de la chance, de l’accident, de l’imprévisible. 

Jean Daive

On préférera relever à quel point ces activités d’écrivain et d’auteur radiophonique sont solidaires. Et qu’elles n’ont cessé de s’enrichir en se frottant à d’autres pratiques, ponctuelles ou plus secrètes. Jean Daive se présente parfois en encyclopédiste, reporter – qui, pour reprendre ses propres mots, “a très tôt perçu que la parole est le lieu où l’instant se transforme en enquête vivante” – et photographe. Ou encore en grand voyageur, Nagra en bandoulière, à la rencontre aussi bien d’artistes insaisissables, sinon par ruse, que d’inconnus croisés aux nombreux carrefours du Pays d’ici et d’ailleurs. Et de fantômes : de disparu(e)s, non sans laisser de traces.

Homme de regard et homme d’écoute

Pour bien comprendre cette déambulation d’un lieu à l’autre, il faut éclairer ce curieux statut de “producteur tournant” accordé à certains d’entre nous, désireux de faire un pas de côté, plutôt que de s’enferrer dans la répétition du convenu. Avant que la radio ne passe à l’ère du numérique, cette chaîne pouvait se montrer favorable à diverses formes de déplacement, à la recherche d’imprévu.

“Tournant” signifiait “non assujetti à une case de la grille” : libre de changer de sujet, comme de format, passant du modus operandi le plus simple au plus complexe, sans hiérarchie. Ainsi pouvait-on, jour après jour, creuser son sillon, dans une continuité tissée de discontinuité, ce qui ne pouvait que convenir à des écrivains, des artistes, des musiciens non journalistes et non professeurs : généralistes du langage comme l’a proposé avec humour Claude Ollier, hantés par l’idée de faire surgir ce qui se trouve à la frontière entre plusieurs domaines et refusant de cultiver en spécialiste tel ou tel genre où règne l’entre-soi.

Impossible d’enfermer le travail de Daive dans une case quelconque, tant l’homme de regard s’accorde à l’homme d’écoute, attentif aux voix, aux respirations et au silence. Il est de ceux, pas si nombreux, qui ont su faire passer quelque chose de l’image par le son. On lui doit, aux Nuits magnétiques, la création d’une séquence titrée Peinture fraîche – intitulé qu’il reprendra en 1997, quand France Culture lui confiera un magazine hebdomadaire des arts visuels, dont il déroulera nombre d’épisodes jusqu’en juillet 2009 – une nouvelle direction ayant décidé de supprimer plusieurs émissions produites par des pionniers des Nuits magnétiques.

Il quitte alors l’antenne, convaincu qu’“il s’agit de résister ailleurs plutôt que de survivre ici”. Rappelons certaines émissions auxquelles son nom est attaché : Le Pays d’ici, Le Bon Plaisir, Les Chemins de la connaissance, À voix nue et autres Grands Entretiens (avec Gracq, Borges, Godard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Ponge, Boltanski, Marguerite Duras, Robert Rauschenberg, etc.), sans oublier les Émissions spéciales de dix heures comme Un rêve américain, Franz Kafka, William Faulkner-Mississipi…

Hommage au collectif d’extracteurs et d’agenceurs du son

Autre chose sur laquelle il nous faut insister : même quand une forte personnalité, de grand solitaire, voire de taiseux, est à l’origine d’un projet, le travail radiophonique dans la Maison Ronde nécessite – exige même – la constitution d’une équipe. Mais si les tâches peuvent être a priori hiérarchisées (chacun devant se tenir à son poste), les auteurs et autrices radiophoniques (signant de manière claire, reconnaissable, l’œuvre achevée) ont toujours contourné cette division du travail en opérant de nombreux échanges avec leurs équipes : écoutes et gestes partagés ; recherche commune de solutions pratiques.

Les émissions “d’essai” comme l’ACR. ou les Nuits magnétiques requièrent la formation, non de rédactions tenues au respect d’une ligne éditoriale, mais d’un collectif d’extracteurs et d’agenceurs du son, les mains dans le cambouis et solidaires.

Quand le Prix de l’ensemble de l’œuvre radiophonique de la Scam lui a été décerné en 2022, Jean Daive a tenu à rendre hommage à celles et à ceux qui ont accompagné son travail, insistant sur l’esprit de résistance qui les unissait : sur leur faculté de tenir tête à ce qui pourrait freiner le mouvement libre de la parole – du récit en devenir.

Raconter le son, comme le son raconte, par un mouvement dialectique, stimulé par des contraintes propres à engendrer une forme et non à en délimiter le contenu.

Christian Rosset

Raconter le son, comme le son raconte, par un mouvement dialectique, stimulé par des contraintes propres à engendrer une forme et non à en délimiter le contenu. Il convient de garder de la place pour ce qui disparaît (ce qui est passé de mode, ou l’éternel méconnu) tout en en trouvant pour ce qui reste sottement méprisé (les diverses contre-cultures).

Jean Daive peut aujourd’hui redonner vie à ses nombreuses archives sonores en les transcrivant, afin de les intégrer à de nouveaux écrits où l’idée de montage demeure centrale, comme ce livre publié par Nous en 2020, Les journées en Arlequin, “qui raconte comment se trament le temps consacré à l’écriture et le temps libre, un temps ouvert à la rencontre, temps de l’écoute, de la chance, de l’accident, de l’imprévisible”. Propos d’homme de radio qui ne manque pas d’emporter avec lui un appareil enregistreur et quelques bandes magnétiques quand il voyage, comme l’écrivain ou le peintre glissent dans leurs poches carnets, gomme et stylos.

Une œuvre comme une force de résistance

Remarquons que les livres de Jean Daive sont pour moitié rassemblés en cycles, dont certains encore inachevés : L’Alphabet de l’enfant (cinq volumes dans la collection “Poésie/Flammarion”), Narration d’équilibre, La Condition d’infini, Trilogie du temps (chacun de ces trois cycles en quatre volumes chez P.O.L), Le Monde encore une fois (trois volumes ; un à la Galerie Jean Fournier et deux à L’Atelier contemporain), auxquels il faut ajouter un dernier, dit “inversé” : Encore une fois le monde, qui rassemble de beaux livres réalisés avec des artistes comme Joerg Ortner, Antoni Tàpies, Jean Le Gac, Jean-Pierre Bertrand ou Jan Voss. Il convient aussi de relever l’importance de son travail de traduction : de l’allemand (Paul Celan), et aussi de l’anglais des USA (Robert Creeley ou Norma Cole).

Et enfin, noter qu’il a dirigé à cinq reprises depuis 1969 des revues, donc des espaces d’accueil de collectifs en devenir, où, même s’il ne s’y autopublie pas, on sent à chaque page sa présence, voire sa voix. Une des plus récentes, imprimée depuis 2013 en typographie par Éric Pesty, s’intitule K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., du nom du lac auprès duquel la poète américaine Lorine Niedecker, compagne de route des objectivistes, a vécu “dans une cabane sans eau et sans électricité”. On revient toujours à la poésie, à l’esprit des lieux, à l’image, de manière sonore, visuelle, mais aussi musicale : ouvertement atonale.

Un souvenir pour finir. Un jour du printemps de l’an 2000, je rencontre par hasard Claude Royet-Journoud attablé à une terrasse de café. Il m’invite à m’asseoir en face de lui. On commence par échanger quelques nouvelles. Au moment précis où il se met à parler de Jean Daive en termes chaleureux, j’aperçois ce dernier entrer dans le champ de vision. Étonnante coïncidence. Comme Daive ne tarde pas à nous rejoindre, je suis témoin de la longue amitié entre les deux hommes – une forme d’amitié qui est l’exact contraire de la connivence : un moteur pour la création et non un signe d’appartenance à une élite. Je me sentais devenir tout à coup comme l’auditeur d’une émission de radio particulièrement vivante où les rencontres se feraient par attraction ; où s’exprimerait une solidarité du vivant ; où l’œil et l’oreille dialogueraient de concert ; où les mots s’accorderaient au silence.

La voix de Jean Daive est de celles que l’on garde en tête, une fois le poste éteint. Et son œuvre, qu’elle soit destinée à la publication sur papier ou à la diffusion par les ondes, entretient en permanence une force de résistance – inactuelle si on veut, mais incitant à une lecture, une écoute, au présent. Je suis certain qu’on ne cessera de la relire et de la réécouter et que de jeunes auteurs et de jeunes autrices la remettront en jeu dans leurs propres travaux.

Christian Rosset est un créateur radiophonique, compositeur de musique. Il est également écrivain et chroniqueur régulier au journal culturel en ligne Diacritik.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.