Je ne connaissais Jean-Michel Meurice que de réputation – des films remarqués sur des peintres contemporains majeurs, et un passage à la direction des documentaires de la nouvelle Antenne 2 dirigée par Pierre Desgraupes au lendemain de la victoire de Francois Mitterrand en 1981 – quand il envoya vers moi à l’INA l’ami Michel Anthonioz, il y a aujourd’hui exactement 36 ans, pour me proposer de prendre la Direction de l’Unité de Programme Documentaires de La SEPT encore toute jeune. J’ai accepté avec enthousiasme sans mesurer encore le privilège qu’il m’offrait.

C’était au lendemain du vote de la nouvelle loi sur l’audiovisuel et je n’ai appris que plus tard la très délicate et imprévisible navigation politique que Jean-Michel avait conduite les deux années précédentes pour parvenir à maintenir et protéger ce fragile projet, lancé six mois plus tôt à quelques semaines d’élections où la Gauche allait perdre le pouvoir. Sur ce « Passage du Nord-Ouest« , comme le nommait malicieusement Jean-Michel, les récits divergent parfois. Mais je peux témoigner de ce que j’ai vécu à ses côtés à compter de ce jour, de l’intelligence et du dévouement avec lesquels il a su, aventure unique dans l’histoire de la télévision mondiale, constituer et coordonner un Comité des Programmes réunissant, sous la présidence du grand historien Georges Duby et la vice-présidence du délicieux Michel Guy, les personnalités culturelles, scientifiques et audiovisuelles les plus prestigieuses, qui devinrent les garantes directes de la politique éditoriale de la chaîne et de la transparence de ses décisions.

Faisant table rase des lourdes organisations télévisuelles, ces « monstres du quaternaire » dont parlait Pierre Schaeffer, Jean-Michel a mis ainsi en place la table d’émeraude d’une nouvelle alchimie : une « télévision du troisième type » associant l’exigence et la compétence du savoir à celles du media audiovisuel, dotée d’une équipe légère qui s’appuyait sur la richesse d’une production indépendante encore dans son jeune âge. En mettant les documentaires au centre de son programme, La SEPT ambitionnait d’offrir au plus large public des audiences attentives « l’art de penser », tout en constituant un riche patrimoine d’œuvres d’excellence appelées à circuler en Europe et dans le monde entier.

Me reste le souvenir exaltant de ces « cellules » où je partageais régulièrement en tête à tête les choix et les refus de ma petite équipe, tantôt avec Françoise Héritier ou Pierre Bourdieu pour les projets touchant aux sciences sociales, le professeur Jacques-Louis Binet pour les sciences et la médecine, Jean-Marie Prat ou Bernard Ceysson pour les arts, Eliane Victor pour les sujets de société.

Chaque mois, le Comité au grand complet se réunissait, animé avec rigueur et modestie par Jean-Michel, et nous, les responsables des diverses Unités de Programme, nous rapportions sur nos engagements. Pierre Boulez, Anatole Dauman – producteur de la Nouvelle Vague – ou l’inspiré Yves Jaigu ne cessaient de nous inviter à hausser encore nos ambitions, tandis que trois personnalités légendaires de la télévision européenne – Michael Kustow de Channel 4, Eckart Stein de la ZDF et Claude Torracinta de la Télévision suisse – partageaient avec tous leurs réflexions. Ce Comité des Programmes protégeait en même temps des convoitises de ses grandes sœurs le budget d’argent frais de la SEPT et de toutes les pressions politiques ou corporatistes…

Jean-Michel était profondément habité par une éthique et un sens des responsabilités d’un media public. Le rêve dont il a coordonné la cristallisation pendant ces trois premières années de La SEPT a continué de vivre et persister pour devenir ARTE, une chaîne libre dont l’excellence est universellement reconnue. C’est à cet élan et cette ambition initiale qu’elle le doit.

En 2000, quand une possible absorption par France Télévisions menaçait l’indépendance d’ARTE, c’est encore Jean-Michel qui a réuni dans une lettre ouverte tous ceux qui restaient de cette ancienne « garde d’honneur » du Comité des Programmes.

À partir de 1990, Jean-Michel, qui était repassé derrière la caméra, nous a soumis, comme à d’autres chaînes, ses projets de réalisateur.

Nos séances de travail autour de grands documentaires et séries d’investigation comme Série noire au Crédit Lyonnais, Elf, les chasses au trésor et Une Afrique sous influence, ou le Système Octogon, réalisés avec la complicité du regretté Fabrizio Calvi, comptent parmi les plus riches expériences de ma carrière de responsable de programme. Ces films, qui ne craignaient pas de porter le fer dans les scandales économico-politiques les plus brûlants en les rendant compréhensibles par une écriture toujours originale et singulière, ont été parmi les succès les plus éclatants d’ARTE.

Même s’il évoquait dans un sourire ces « auteurs stylobates sur des tours hautaines », Jean-Michel croyait à une télévision d’auteur, ambitieuse, exigeante, humaniste, respectueuse du spectateur.

Réalisateur de plus d’une centaine d’œuvres et couronné par la Scam, Commandeur des Arts et des Lettres, Jean-Michel était aussi un peintre d’avant-garde qui pratiqua jusqu’à sa dernière heure un « art rupestre », comme une célébration de lignes, de couleurs et de surfaces. Ses toiles sont dans les musées du monde entier. Une salle lui est consacrée au MAM, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.

Ce n’est pas ici le lieu de parler de l’homme intègre et de l’ami fidèle qu’était Jean-Michel, mais je ne doute pas que la pensée reconnaissante de plus d’un honnête homme et plus d’une honnête femme l’accompagne pour sa traversée du Styx… même si je sais que les retrouvailles dont les religions ont voulu réconforter les mortels ne sont que dans nos cœurs.

Adieu l’ami, tu ne seras pas oublié…

Thierry Garrel, lauréat du prix Jean-Marie Drot 2015 de la Scam, ancien directeur de l’unité documentaire d’Arte

Paroles d’auteur

A la question Quelle est la place de l’auteur dans la société ? Jean-Michel Meurice, Prix Charles Brabant 2010, nous répondait en 2011.