Un texte d’Hervé Rony, directeur général de la Scam, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

En mai 1981, lorsque la Scam a été créée, les enjeux du futur étaient clairs : il s’agissait de supprimer le monopole de l’État d’un autre âge et de construire un paysage audiovisuel pluraliste. En 2021 sont-ils aussi clairs ?

Nous vivons depuis le début du siècle un bouleversement qui en est à ses débuts. Le paysage traditionnel des médias implose. Si la pandémie a redonné des couleurs aux médias linéaires traditionnels, nul doute que sur le temps long ce mode diffusion ne traversera pas le siècle.

Les programmes ne sont pas en cause. Peu importe la manière dont ils sont regardés ou écoutés. Ce qui est totalement mis sens dessus dessous ce sont les outils de diffusion. De la même manière qu’on parle de maison intelligente avec la domotique, on peut parler de média intelligent. Les œuvres produites sont « consommables » (pardon pour l’expression !) grâce à un boîtier, une télécommande, un clic n’importe où, à n’importe quelle heure.

La technologie évolue sans cesse et nous facilite l’accès aux programmes audiovisuels. La technologie ultra haute définition 4K va venir améliorer encore davantage la qualité de l’image.

Les services dits « OTT » (Over the top) permettent par ailleurs de contourner les opérateurs traditionnels (cablo-opérateurs, satellitaires) comme nous pouvons le faire avec, par exemple, un boîtier Apple TV.

Aujourd’hui, chacun en est conscient, le bon vieux téléviseur, a vécu et la famille rassemblée pour regarder un direct se fait rare, sauf évènements sportifs ou exceptionnels liés à l’actualité.

On regarde des programmes sans lien avec le direct à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et sur n’importe quel support : du plus petit écran de smartphone au home cinéma qui se démocratise à grande vitesse. C’est en quelque sorte ce qu’Eric Scherrer appelle joliment le PAP ou « paysage audiovisuel personnel ».

Cette révolution technologique a plusieurs conséquences qui vont durablement marquer les années à venir.

La diversité d’écrans et de modes d’accès amplifie le succès des services de vidéo à la demande. Aux États-Unis, chaque soir, il y a désormais plus d’Américains qui regardent un programme sur une plateforme par abonnement que sur une télévision traditionnelle.

La révolution des écritures et de la création est en cours. Les formats unitaires de fiction ou de documentaires laissent progressivement la place à des œuvres sous forme de feuilleton, séries à suspense, capables de capter le téléspectateur dans un processus de véritable addiction. La révolution est aussi du côté des plateformes de vidéos telles YouTube ou Brut. Nous y découvrons notamment de nouvelles manières de raconter le réel. Il en est de même pour les podcasts. Même si, bien évidemment, les médias traditionnels sont aussi parfaitement capables de porter la création. S’affranchir des contraintes d’une grille de programmation a des effets sur le type de création proposée au public.

Le numérique permet une offre protéiforme, quasiment illimitée, que les plateformes mettent à disposition du public. En outre, étant le plus souvent téléchargeables, les œuvres restent disponibles. Ce choix pérenne et pléthorique est une révolution dans un domaine où la rareté créait auparavant la richesse.

On assiste également à une atomisation des audiences et des sources. Le temps est révolu des médias de masse, celui où, à un instant T, tel média était capable de délivrer un programme, une information à un public captif rassemblant un quart, un tiers, la moitié, voire plus, de la population d’un pays donné. Se souvient-on des records d’audience de TF1 par le passé : 50,4 % en 1978 ; 33,4 % en 2000 pour finir à 20 % en 2021 ?

Si l’audience s’atomise, la concentration des entreprises de médias dans lesquelles il convient désormais d’inclure les réseaux sociaux est, en revanche, stupéfiante, avec une domination sans précédent de quelques acteurs mondiaux. La valorisation boursière de certains dépasse l’entendement. Par comparaison, le rapprochement TF1-M6 ressemble à une association de nains de jardin.
À ces évolutions / révolutions correspondent de multiples enjeux. J’en citerai trois majeurs. L’enjeu du pluralisme. La concentration des médias est une menace pour la liberté d’expression qui a toujours existé. Mais le risque est désormais une hyper concentration au niveau planétaire. En outre, elle se cumule aujourd’hui avec un phénomène dangereux, la prolifération via les réseaux sociaux et certaines plateformes de contenus erronés, mensongers, complotistes, racistes, etc., qui sapent les valeurs fondamentales de l’État de droit et de la démocratie. Il appartient donc aux États démocratiques d’unir leurs efforts pour imposer une régulation solide et transfrontalière. Que ce soit pour empêcher la constitution de médias en position de monopole mondial ou pour empêcher la divulgation de contenus illégaux. Nous n’y sommes pas encore mais nous progressons.

L’enjeu du partage de la valeur, un enjeu crucial pour tous les créateurs et créatrices. Les industries « créatives » ont connu, sur une période longue et hors Covid, une forte croissance. En France, leur part dans le PIB (en y incluant par exemple la création publicitaire, et sans compter les secteurs qui bénéficient des activités culturelles telles que le tourisme) est supérieure à celle de l’automobile. Mais cette situation macroéconomique cache une disparité considérable des situations individuelles. La pyramide des revenus est particulièrement inégalitaire. Quelques artistes, autrices et auteurs très connus, au sommet des revenus, face à une immense classe moyenne ou inférieure, aux revenus très insuffisants. L’abondance ouvre des opportunités de travail nouvelles, mais le plus souvent n’assure pas de revenus satisfaisants. Il est donc plus que jamais nécessaire d’améliorer cette situation, tant en matière de gestion collective des droits d’auteurs que de rémunération individuelle octroyée pour la réalisation d’une œuvre. Cela passe par la conclusion d’accords avec les producteurs, les éditeurs, les diffuseurs, si nécessaire avec l’appui des pouvoirs publics. On ne saurait se satisfaire d’une précarité éternelle.
L’enjeu de l’éducation aux médias et de la place du service public. L’addiction aux écrans et au zapping contrarie l’apprentissage d’une connaissance approfondie, sur le temps long. Nous avons besoin d’une politique d’éducation aux médias, il faut donner au service public les moyens d’exister et d’assurer ses missions.
On l’aura compris, il faut se réjouir de pouvoir accéder à de plus en plus d’œuvres avec une liberté de choix inédite. Mais il faut, parallèlement, veiller sans relâche à préserver et renforcer la diversité et l’économie de la création.


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