La révolution numérique bouleverse le tourisme, les affaires, la santé, l’agriculture, la drague… mais pas les rapports homme/femme, dont elle reproduit une conception vieille comme le monde. Un article de la journaliste Sonia Vaudes pour la lettre Astérisque n°62.

Vous êtes-vous déjà passionné pour le mythe de Pygmalion, décortiqué dans un épisode de C’est une autre histoire ? Laissé tenter par une Histoire de Q (pas d’emballement, on parle d’une explication de texte érotique) sur « On se laisse la nuit » ? Savouré le démontage en règle des infos du site Breizh info, par Aude WTFake ? Enquillé des portraits de femmes bouillonnantes (guerrières, archéologues, aviatrices, etc.), autrement appelées « Viragos », jusqu’au délice ? Si la réponse est oui, ce n’est sans doute pas le fruit du hasard mais celui de recherches très précises effectuées sur YouTube, lancées sur la base d’un dénominateur commun : ces vidéos sont toutes le fait de femmes. Jeunes, mais surtout créatives, diplômées, talentueuses, pointues, inventives, enthousiastes, passionnées, drôles. Des femmes qui ont choisi de prendre la parole sur YouTube (on dit « YT ») pour causer d’autre chose que de maquillage ou de cup cakes. Seuls « 13 % des contenus féminins sur YouTube ne sont pas dédiés à la beauté », relève ainsi Ina Mihalache, révélée par son personnage de SolangeTeParle – plus art et essais que porté sur les tutos contouring.

Au palmarès des femmes les plus regardées sur la célébrissime plateforme de vidéos, on trouve en effet EnjoyPhoenix, Sananas, Jenesuispasjolie, Sandréa, etc., très inspirées par les mises en beauté et l’art de vivre en général, ou encore Roxane, dont l’atelier de gâteaux attire les spectateurs comme le nectar les abeilles… soit des sujets souvent (très, trop, insupportablement) associés au féminin. « Citez cinq chaînes YouTube réalisées par des femmes qui parlent de cinq thématiques différentes. Chaud, hein ? », interpelle avec humour la page d’ouverture du site Les Internettes, destiné à valoriser la variété des contenus vidéo que les femmes mettent en ligne. Car si les cheffes d’entreprise qui tirent leur épingle (à cheveux) du jeu sur YouTube semblent coincées dans la faille « Sois belle et reste à ta place », elles disposent d’une audience incomparablement plus faible que celle des hommes…

« Pour les femmes, le plafond de verre se situe autour de 1 000 abonnés, décrit ainsi la comédienne Aude Gogny-Goubert. À 10 000, le plafond est en plexiglas, et à 100 000, il est en béton armé. D'ailleurs, quand une femme rassemble 100 000 abonnés sur YT, c’est une star ; quand un homme en compte un million, c’est que pour lui, ça marchouille… »
Créatrice, autrice et actrice des impeccables Virago précédemment citées, la jeune femme se situe dans cette catégorie supérieure : « Je comptais 7 000 abonnés avant même ma première vidéo (en 2017) », raconte celle que ses années au sein de l’émission de télévision « Palmashow » et sur la plate-forme humoristique Golden Moustache avaient préalablement rendue célèbre. « En mars 2019, je devrais atteindre les 100 000. Cette progression est longue et lente, mais constante. »

À raison d’une ou deux vidéos par mois depuis près de quatre ans (soit un total d’environ quatre-vingts), Manon Champier peut de son côté se féliciter de rassembler 170 000 fidèles autour d’une thématique qu’on ne qualifiera pas de racoleuse : la mythologie. Lauréate du Prix du public à la finale régionale de Midi-Pyrénées de « Ma thèse en 180 secondes » (qui, comme son nom l’indique, vise à résumer sa propre thèse en trois minutes), la doctorante de trente et un ans décortique et explique Aphrodite ou Achille dans des mises en scène aussi érudites que drolatiques ; celles-ci lui ont valu de recevoir, à la fin de l’année dernière, le prix Newstorm (qui récompense l’innovation dans les médias) de la Scam, dans la catégorie vidéastes. « La majorité de mon public a entre dix-huit et trente-cinq ans et est composée pour un quart de femmes, explique-t-elle. En vulgarisation, cette répartition est courante : les spectateurs sont plus nombreux que les spectatrices. Nous sommes d’ailleurs plutôt bien lotis, car, en sciences dures, la proportion avoisine les 99 % d’hommes pour 1 % de femmes… »
Une injustice et un déséquilibre stupéfiants, pas franchement nouveau monde, que toutes constatent et regrettent. « Si un homme et une femme explorent une thématique identique, les gens s’abonneront en priorité à la chaîne tenue par l’homme, confirme Aude Gogny-Goubert.

Par conditionnement, ceux-ci sont toujours considérés comme plus experts que les femmes, alors que nous sommes deux fois plus exigeantes, plus vigilantes, que nos contenus sont plus sourcés, plus construits, plus fouillés. » Une disproportion qui peut s’expliquer (mais pas se justifier !) par celle qui existe aussi parmi les consommateurs de vidéos sur YT.
« D'après les résultats d’un questionnaire que nous avions fait circuler via le site Madmoizelle, reprend Manon Champier, les femmes disposent de moins de temps libre que les hommes, donc lorsqu'elles regardent des vidéos, elles se tournent vers le divertissement. Par ailleurs, elles le font souvent avec leur partenaire, et par conséquent sur le compte de celui-ci… »
De là à supposer qu’ensemble, les amoureux se régalent davantage de vidéos signées par des hommes que par des femmes et que seules, les filles éteignent vite l’écran… Une éventualité que suggèrent nos vidéastes elles-mêmes : au fil de nos discussions avec elles, il est apparu qu’avant de produire leurs propres contenus, la plupart ne se plongeaient que rarement dans l’océan des vidéos YT… !

Les jeunes femmes s’aventureraient-elles moins dans cet univers parce qu’elles le considéreraient trop éloigné d’elles, voire tout bonnement trop masculin ? « C’est drôle et presque triste en même temps », note Amélie Coispel, la présidente des Internettes, association joyeusement engagée née en 2016 avec pour objectif de « visibiliser » les femmes sur YT. « C’est une intériorisation du sexisme, que l’on retrouve partout ailleurs dans la société : les intervenants dans la sphère publique, dans les médias, sont principalement des hommes. Pour les femmes, qui ont tellement intégré le doute sur leur légitimité, la question qui se pose encore souvent, c’est : est ce que je dois prendre la parole, ou attendre qu’on me la donne ? Prendre la parole, c’est très politique. Il faut oser. » Or, pour oser, il faut se sentir accueillie. En confiance. Dans son élément. Lorsqu'on est youtubeuse, malheureusement, on suscite moins qu’un youtubeur les recommandations de ses collègues… alors que la consommation de contenus sur Internet, souvent effectuée en rafale, se nourrit de j’aime, de likes, de recommandations, bref, d’un irremplaçable bouche-à-oreille.

« En 2015, raconte Aude Gogny-Goubert, Natoo (astucieuse comédienne et humoriste aux 4,5 millions d’abonnés, excusez du peu) avait fait une vidéo pour dire que dans le top 100 des vidéastes français, il y avait treize femmes. En 2018, il y en avait onze. » Moins il y aurait de youtubeuses, moins il y en aurait ? À croire qu’une obscure et maléfique prophétie autoréalisatrice serait ici à l’oeuvre… « Comme il y a peu de femmes, on les voit peu, reprend Amélie Coispel, ce qui n’encourage pas d’autres femmes à se lancer. Or, comme pour toute minorité, le rôle du modèle est hyper important ! » À la tête des Internettes, la militante met toute son énergie au service, sinon d’un retournement de situation, au moins d’un rééquilibrage acceptable. Reste qu’une envie de s’exprimer et de partager ne constitue pas une motivation suffisante quand nulle femme n’ignore qu’elle aura, immanquablement, un problème de taille à surmonter. Une difficulté qui découragerait n’importe quelle âme normalement constituée : la violence des critiques, qui n’est ni une légende, ni le fruit d’une quelconque victimisation. Les jugements négatifs et agressifs sur le style, le physique ou le maquillage des filles sont quasiment systématiques, et très difficiles à endiguer. « Quand j’ai dit aux copains que j’allais lancer ma chaîne, se souvient Aude Gogny-Goubert, ils ont eu peur que je croule sous les commentaires haineux. De fait, j’ai eu droit à des menaces de viol, des promesses de me découper en morceaux, des remarques comme « elle a une gueule de chameau » ou « on dirait un trans »… Heureusement que je suis en paix avec moi-même, et persuadée que si je ne leur plais pas, c’est à eux de zapper ! »

Avec ses 340 000 abonnés, Ina Mihalache peut être considérée comme l’une des superstars de la plateforme ; un statut qui ne la protège aucunement, elle non plus. « Sur le net, l’intérêt se concentre beaucoup sur l’actu, et le sexe, décortique-t-elle. Dans la tête de beaucoup de gens, lorsqu'une femme prend la parole, le raccourci se fait très vite : « elle est bonne ou pas ? » « Je la baiserais bien ou pas ? » « Elle est belle, c’est pour cela qu’elle réussit. » Et cela dérive sur des menaces de mort et de violences en tout genre… De mon point de vue, cela révèle la tristesse des gens, qui trouvent là une sorte de soupape, une occasion de s’exprimer », déplore-t-elle. Des individus enivrés par leur autorité incontestée de commentateur permise par l’interactivité, encouragée par l’anonymat, et alimentée par la frustration… Même si l’on parvient à ne pas porter à ces crachats l’attention qu’ils ne méritent pas, on s’en exonère rarement complètement. Ina Mihalache reconnaît même une certaine « fatigue » : « ce n’est pas normal de faire un métier où on est insultée tous les jours », dit-elle avec la sobriété et la précision aux accents mélancoliques qui la caractérisent.

Plus que le manque de moyens, la précarité ou l’âpreté d’un milieu ultra-concurrentiel donc individualiste, ce sont bel et bien ces torrents de cruauté gratuite qui ternissent l’enthousiasme des créatrices. Systématique, aveugle, la haine circule, sur YouTube comme sur les réseaux en général, avec trop de facilité. La plateforme elle-même en est consciente, qui a lancé, dès 2017, #ellesfontyoutube (#EFYT) afin d’encourager, de soutenir et d’accompagner les vidéastes femmes, mais aussi de leur apporter des conseils sur la meilleure façon de se comporter face à l’aigreur. Elles pourront bientôt compter sur les efforts d’une nouvelle structure, la Guilde des vidéastes, sur le point de voir le jour. « Le féminisme n’est pas un sujet féminin ! », revendique son fondateur, Guillaume Hidrot, par ailleurs coordinateur de rencontres professionnelles dans l’univers numérique et chercheur. L’association loi 1901, qui a pour but de « représenter et défendre les métiers de la création audiovisuelle diffusée sur Internet » et fonctionnera en syndication, souhaite tout mettre en œuvre pour que chacun dispose des mêmes chances, quels que soient sa région d’origine, les moyens dont il dispose ou encore… son genre. « Si on veut avancer, on ne pourra pas se contenter de constats, poursuit-il. Il faudra mener des études, pour mettre le doigt sur les réalités. Et il faudra inciter les garçons, dont beaucoup (mais pas tous !) n’ont pas d’engagement politique (parce qu’ils n’y ont pas intérêt vis-à-vis de leurs communautés), à être plus courageux. »

Pour une réelle égalité de traitement entre les hommes et les femmes, il ne restera plus qu’à araser une dernière disparité, à laquelle se sont attaquées les Internettes l’année dernière. À l’aide du mot-dièse #MoncorpssurYouTube, elles ont lancé la protestation contre la démonétisation des vidéos comportant des termes semble-t-il tabous, tels que « règles », « utérus », « vagin », là où, à l’inverse, « pénis » ou « testicules » n’émeuvent personne ! Or, en privant de publicité (la démonétisation) les vidéos abordant des thématiques féminines (dont la visée pédagogique et l’utilité sociale profitent à tous…) et en cessant de les recommander, la plateforme participe de l’invisibilisation des femmes, et encourage l’autocensure des autrices qui n’auraient pas envie de perdre des abonnés. Au fil de rendez-vous avec les responsables de YouTube France, les Internettes ont commencé à percer le mystère des algorithmes (les véritables censeurs de cette histoire), qui traquent pour les annonceurs les sujets auxquels ils ne souhaitent pas associer leur marque… pour ensuite sensibiliser ces derniers aux travers que leur attitude génère.

Avec « On se laisse la nuit », ses lectures érotiques, ses vidéos féministes et ses portraits de Mauvaises filles, Elsa Fouyeron a réglé le problème de manière radicale : « nous avons choisi de ne pas nous monétiser, afin de limiter le risque d’être strikées ». Autrement dit : « être sanctionné par YT, ce qui conduit à une visibilité réduite ». Lancée il y a un an et demi, sa chaîne gagnera donc des abonnés comme on monte des escaliers, quand des contenus sponsorisés l’auraient peut-être conduite à prendre l’ascenseur… Une solution toute personnelle, empreinte d’un sage pragmatisme, dont pourtant ni YouTube ni ses vidéastes ne sauraient se satisfaire sur le long terme. À quand la première chaîne YT paritaire, faite par des stars des deux sexes, et aimées de la même façon par les filles et les garçons ? !

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