La première table ronde du colloque « Auteursdevue » animée par Philippe Bertrand à l’occasion des 30 ans de la Scam. En présence de Robert Bober, Carmen Castillo, Sorj Chalandon, William Karel et Jean-Xavier de Lestrade.

La force de l’auteur se mesure à sa liberté. Etre libre signifie prendre du champ face à son sujet et se donner le temps de comprendre. Il faut « gratter le palimpseste » écrit Michel Maffesoli. Ne pas s’arrêter à une première lecture afin de soumettre le sujet à un questionnement.
Mais ces libertés sont contraires à une loi de l’urgence qui prime sur l’actualité et le fonctionnement de notre société.
Urgence, impératif du présent, concurrence voire compétition, consommation et oubli, tels sont les écueils que l’auteur doit éviter pour défendre sa créativité. Sa liberté est une des conditions premières de l’évolution de la réflexion citoyenne et de la vitalité d’une démocratie.
Philippe Bertrand

Les libertés de l'auteur par La_Scam
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Avant de rentrer dans le vif du sujet – les libertés de l’auteur- Philippe Bertrand a demandé à chacun de parler de son parcours : « Pourquoi avoir choisi de rendre compte du monde ? ». Une question particulièrement intéressante au regard des réponses puisqu’aucun des cinq auteurs présents ne se destinait à devenir auteur.

Carmen Castillo, expulsée du Chili sous la dictature de Pinochet, y voit un « cadeau de l’exil ». William Karel, qui réalise son premier documentaire à 40 ans, après une première carrière de reporter-photographe, se définit avant tout comme un « journaliste d’investigation », voire un « conteur ». Jean-Xavier de Lestrade se dit aussi « raconteur d’histoires » depuis son plus jeune âge, lorsqu’il se plaisait à imaginer, avec son frère jumeau, ce qu’il y avait derrière le coteau de leur ferme isolée. Pour Robert Bober, qui échappe enfant à la rafle du Vel d’Hiv et réalisera de nombreux documentaires sur l’Holocauste, « il n’y a pas de hasard ». Une affirmation reprise par Sorj Chalandon qui ajoute : « Il n’y a pas de hasard, mais des choix accidentels ». Lui-même est devenu journaliste parce qu’il a refusé la lutte armée, contribuant aux côtés de Serge July à la création du journal Libération.

L’appréhension du réel est sans doute la première contrainte pour le documentariste. Le point de départ de Rue Sante Fe de Carmen Castillo est un questionnement de la réalisatrice sur le pourquoi et la nécessité de l’engagement : « Ce qui m’a sidéré, c’est la volonté de construire un pays à partir de l’effacement d’un mouvement de résistance. En même temps nous présenter comme des victimes me semblait nier notre volonté d’engagement dans la résistance ». Selon elle, « il n’y pas une réalité, mais des réalités », et grâce à son film, elle s’est plongée dans un monde populaire, bouillonnant de culture, de mémoire, de récits, où la transmission s’est faite. Sa propre réalité a été transformée par ce travail et fait partie intégrante de son film.

Robert Bober prend le débat d’emblée à rebours en disant qu’il se méfie de trop de libertés. « S’il y a trop de liberté, il n’y a pas de création ». « L’interdiction permet à l’imaginaire de fonctionner », dit-il citant l’écran coupé en deux d’Indiscrétions de Stanley Donen où Cary Grant et Katherine Hepburn, sont chacun dans leur lit, mais ensemble à l’image, ou encore le faux raccord d’ A Bout de Souffle pour ne pas montrer De Gaulle descendant les Champs Elysées, permettant à Jean-Luc Godard d’obéir à l’interdiction tout en la dénonçant. Il cite aussi Georges Perec : « les contraintes il faut non seulement les accepter mais les créer ».

Les réalisateurs, qui travaillent pour la télévision d’aujourd’hui, n’en redemanderont tout de même pas. William Karel raconte le parcours du combattant d’un réalisateur qui s’intéresse, comme lui, au pouvoir : le service juridique d’Arte qui vide de sa substance le scénario de Poison d’avril, sur les élections présidentielles de 2002, les pressions de L’Oréal sur France 3 pour La Cagoule, celles des avocats de François Mitterrand pour Un mensonge d’Etat, ou encore l’ECPA qui retire ses archives de Mourir à Verdun parce que le film commence par la lettre d’un jeune soldat intitulée « La connerie militaire ». William Karel remarque que la disparition de la publicité sur France Télévisions n’a rien changé, et que l’ennemi majeur reste l’audimat. Les conditions de travail se dégradent même sur Arte, où le principe des voice over qu’il qualifie de « calamité », se généralise, même tard dans la soirée, et où on lui reproche les 53’ de son portrait sur Philip Roth (au lieu de 52’). Il trouve que la situation est particulièrement difficile pour les jeunes réalisateurs qu’il dit « persécutés ».

Jean-Xavier de Lestrade a la même analyse. La contrainte première reste selon lui l’audimat : « Vous travaillez 2 ou 3 ans sur un film. Vient le moment du visionnage, où le chargé de programme vous dit à quel point il est content du film. Et puis, le lendemain de la diffusion, la direction de la chaîne vous appelle pour vous dire que les chiffres sont décevants, et que finalement ce n’était peut-être pas aussi bien que ça. Quelques années plus tard, on se souvient mieux du chiffre que de la qualité de votre film ». Lauréat d’un Oscar en 2002 pour Un Coupable idéal, il dit n’avoir bénéficié d’aucun privilège à ce titre. « Sans doute, si j’avais décidé de vivre aux Etats-Unis avec un agent, mais en France c’est très différent. On se méfie de vous, parce qu’on a une liberté de pouvoir. On se méfie beaucoup de l’auteur à la télévision ». Selon lui, « il faut toujours repartir de zéro à la télévision, quelque soient les distinctions obtenues ». Et de conclure : « la première contrainte, c’est le réel, insaisissable. La deuxième, le combat permanent avec les responsables des cases documentaires ».

Sorj Chalandon, journaliste et écrivain, ne dit pas autre chose sur son expérience à la télévision, comme co-auteur de la deuxième saison de Reporters (Canal+). « Dans l’édition, vous avez un éditeur, avec qui vous échangez sur votre manuscrit. Ce qui m’a beaucoup déstabilisé à la TV, c’est qu’il y a 50 personnes qui donnent leur avis, et que ceux-ci sont totalement contradictoires : la scène que l’un n’aime pas, tel autre l’adore ! Et surtout, on pense que le téléspectateur est con, qu’il ne va pas comprendre « rétro-commission » et qu’il faut le remplacer par « pot de vin », mais comme c’est un peu difficile de faire dire « pot de vin » à un ministre, on fait entrer un greffier… Ma liberté était proche du néant, tout est raboté petit à petit pour que cet imbécile de téléspectateur puisse comprendre de quoi on parle ».

Synthèse par Béatrice de Mondenard

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Philippe BERTRAND
Originaire de Dijon, Philippe Bertrand, diplômé de Philosophie, enseigne de 1982 à 1985. Il entre à Radio France en 1985 et travaille d’abord sur les stations locales de Bourgogne et de Provence, avant de rejoindre France Inter en 1996 où il produit les émissions Zinzin, Trafic d’influences, Dépaysage et Quand je serai grand, puis Carnets de campagne depuis 2006. Philippe Bertrand a également présenté Tapages puis Texto, magazine littéraire, entre 1998 et 2002 sur France 3. Il publie deux ouvrages inspirés de ses émissions radio aux éditions Hoëbeke Quand j’serai grand et Ceux qui font la France.
Philippe Bertrand est administrateur de la Scam et représentant du collège sonore.

Sorj CHALANDON
Journaliste au quotidien Libération de 1974 à 2007, ses reportages sur l’Irlande du Nord et le procès de Klaus Barbie lui ont valu le Prix Albert-Londres en 1988. Depuis août 2009, Sorj Chalandon est l’une des signatures du Canard enchaîné. Il est par ailleurs l’auteur de quatre romans publiés chez Grasset dont Une promesse, Prix Médicis 2006 et Mon traître, sorti en 2008 et récompensé par le prix Joseph Kessel. Enfin, son quatrième ouvrage La légende de nos pères est paru à la rentrée 2009. Il participe également à l’écriture de séries télévisées.

Robert BOBER
Né à Berlin en 1931, sa famille fuit le nazisme et se réfugie en France en 1933. En juillet 1942, ils échappent à la rafle du Vélodrome d’Hiver. Dans les années 50, Robert Bober devient l’assistant de François Truffaut sur plusieurs films et réalise son premier documentaire pour la télévision en 1967, Cholem Aleichem, un écrivain de langue Yiddish. Dans les années 60 et 70, il poursuit son travail de documentariste sur la période de l’après-guerre et les conséquences de l’Holocauste, avant de réaliser dans les années 80, en collaboration avec Pierre Dumayet, des portraits d’écrivains. Son premier roman Quoi de neuf sur la guerre ? est publié en 1993 et reçoit le Prix du Livre Inter. Suivront trois autres romans. En 1991, le Grand Prix de la Scam lui est remis pour l’ensemble de son œuvre.

Carmen CASTILLO
Ecrivaine et cinéaste française d’origine chilienne, elle fut d’abord professeur d’Histoire à l’Université avant de travailler pour le président chilien Salvador Allende et devenir membre du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria – Mouvement de la Gauche Révolutionnaire). Un an après le Coup d’État et l’assassinat de son compagnon Miguel Enríquez au cours duquel elle fut grièvement blessée, elle est expulsée du Chili vers l’Angleterre en novembre 1974. Elle s’installe par la suite en France et ne cessera d’évoquer le Chili dans ses livres et ses films, dont Rue Santa Fe, sélectionné au Festival de Cannes en 2007 et récompensé par une Etoile de la Scam en 2009 .

William KAREL
William Karel interrompt très tôt ses études pour entrer chez Renault comme ouvrier tout en se formant à la photographie. Après savoir passé plus de dix ans en Israël dans un kibboutz, en 1981, il rentre en France où il travaille comme reporter photographe pour plusieurs agences (Gamma, Sygma) avant de se consacrer à la réalisation de documentaires. Depuis la fin des années 1980, William Karel a réalisé une importante série de documentaires historiques et politiques. Spécialiste des coulisses du pouvoir, il a dressé le portrait d’un grand nombre d’hommes politiques. L’étude des États-Unis constitue également une part importante de son œuvre. En 2006, il s’attaque pour la première fois à la fiction, avec Poison d’avril. En 2010 son film Mais qui a tué Maggie ? est récompensé par une Etoile de la Scam. Enfin, en 2011 il réalise à l’occasion du centenaire des Editions Gallimard, le documentaire Gallimard, le Roi Lire.

Jean-Xavier DE LESTRADE
Après des études de droit et de journalisme, Jean-Xavier de Lestrade crée une agence de presse puis se concentre en tant que réalisateur, avec son frère Thierry Vincent de Lestrade, sur la société et ses tabous qui deviennent les thèmes centraux de chacun de ses films. Après plusieurs films sur la mort et le génocide des Aborigènes d’Australie, il réalise en 2000 un film sur le génocide rwandais La justice des hommes qui obtiendra en 2002 le Prix Albert Londres. Il poursuit sa réflexion sur la justice avec Un coupable idéal, l’histoire d’un adolescent noir accusé à tort du meurtre d’une touriste en Floride. Le film sera diffusé dans plus de trente pays et recevra un Oscar en mars 2002. En 2010 il co-réalise avec Nathalie Azoulay le documentaire Parcours meurtrier d’une mère ordinaire récompensé par une Etoile de la Scam. Jean-Xavier de Lestrade est administrateur de la Scam et représentant du collège des œuvres audiovisuelles.

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