L'édito  de Anne Georget : « Besoin urgent de culture »

Les attentats du 13 novembre ont pris d’assaut tous les hommes de bonne volonté. Ils ont tué cent trente personnes. Ils ont voulu massacrer la beauté du partage inéluctable de l’air, de la ville, de l’énergie à vivre ensemble et ce partage choisi de mots, de nourritures, de musique, de culture. J’avais écrit avant ce jour terrible, un édito en pensant à Jean-Marie Drot, fondateur de la Scam disparu en septembre. Au moment de mettre sous presse une question : fallait-il changer ce texte ? Non, je crois que ces mots prennent plus de sens encore.

« Il y a des hommes qui sont tels que, eux disparus, les autres hommes se sentent frileux, perdus, c’est un peu comme si tout à coup on ne savait plus très bien comment se diriger ; c’est un peu, tout d’un coup, comme si on avait perdu une présence fraternelle qui nous aidait bien au-delà du monde des arts, qui nous aidait, je crois, à mieux vivre, à mieux penser, à penser plus juste ». Par ces mots, en 1966, Jean-Marie Drot disait adieu à Alberto Giacometti ; c’est avec ces mêmes mots que furent dits notre tristesse et notre au revoir à Jean-Marie au terme de 86 années d’une vie nourrie et nourrissante de culture.

Quelques jours plus tôt, il présentait salle Charles Brabant son film sur Joseph Delteil (1973). L’occasion pour lui de s’interroger, encore, sur l’état de la télévision. « Que s’est-il passé ? » disait-il. À quoi pensait-il ? Aux films sur l’art ? Sans doute. La légende assure que Jean-Marie avait enlevé en un pitch — le mot n’existait pas encore — de quelques minutes la signature des Heures chaudes de Montparnasse, sept heures d’un voyage au cœur d’un 14e arrondissement de Paris voué à la disparition et peuplé de géants : Man Ray, Foujita, Brassaï, Miro, Prévert…

Que s’est-il passé ? Nous demandons-nous tous devant ce carnage de 130 vies. Un pourquoi abyssal, auquel sans nul doute la culture peut et doit apporter sa part de réponse. Et la télévision allumée dans un coin de tant de quotidiens d’y apporter ces mots et ces images qui font du bien.

Quels sont les espaces dévolus aujourd’hui à ces arts qui touchent aussi ceux qui n’avaient pas prévu de l’être ? Aucune trace sur les chaînes privées. Quant au service public, le tour est vite fait ; Catherine Clément avait même titré son rapport en 2002 La Nuit et l’été. D’après une étude du CSA (cf. exposition des programmes culturels sur les antennes de France Télévisions, 2014) : à peine 2 % de la programmation concernent les arts et les lettres et les trois quarts de ces œuvres ont été diffusés entre minuit et 6 heures du matin. Ce sont essentiellement des magazines (La Grande Librairie, Dans quelle étagère ?, Un livre un jour, D’art, d’art), on ne trouve guère de films que dans La Galerie France 5, diffusée le dimanche matin et parfois sur France 3 régions Arte mise davantage sur ces films, plusieurs séries ambitieuses et des documentaires accompagnant les grandes expositions constituent l’essentiel des 33 heures de films d’art programmés en 2014.

Pourtant les expositions font le plein, on bat le pavé pour voir Picasso et ses maîtres, on s’arrache les réservations pour Edward Hopper, on se presse à la FIAC, on se bouscule pour Anish Kapoor et Monumenta.

Pourquoi donc les films sur l’art peinent-ils tant à convaincre les chaînes ? Pourquoi n’y voient-elles pas non seulement une mission de diffusion mais aussi une chance d’atteindre un public qui semble fuir la télévision ? Pourtant une véritable « patte » est reconnue aux films d’art français dans la foulée des œuvres d’Alain Resnais (Van Gogh) ou de Chris Marker (Les statues meurent aussi) et des séries de Jean-Marie Drot (Journal de voyage avec André Malraux…) ou d’Alain Jaubert (Palette). Les auteurs français de films d’art excellent dans cette « passionnante abnégation » et font même l’objet de rétrospectives internationales. Pourtant, beaucoup ne trouvent plus pour réaliser leurs films que des chemins de traverse, chaînes locales ou montages financiers incertains et ne survivent souvent que d’activités parallèles.

On parle bien là d’une envie de films qui éclairent et racontent des artistes, des œuvres, des démarches ancrées dans la vie d’hier et d’aujourd’hui. Des œuvres politiques qui tracent le racisme, la décolonisation, qui peignent l’étrange, la violence, la beauté ou l’absurdité du monde.

Peut-être faut-il sortir les films d’art de leur « case », les libérer du devoir d’éducation et miser sur le désir. Ce désir fort qui déplace les foules dans le froid et la nuit, qui fait du bien là où ça fait mal, qui démantèle les cadres pour aider « à penser plus juste ». Désir si puissant qu’il faisait croire à Malraux que la télévision serait comme un nouveau musée imaginaire. Rien d’élitiste dans ce programme de rêve… et c’est aujourd’hui urgent, non ?

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Au sommaire de ce numéro
Portrait de Pierre Michon
Hors champ avec Georges Clemenceau
Interview d’Ally Derks
Tribune libre :  Informer n’est pas un délit 
État des lieux : Le mot à mot : grand ennemi des traducteurs
Hors champ : Maintenant que nous sommes devenus des enfants
Droit des auteurs : Le RAAP fait peau neuve
Hommage à  Jean-Marie Drot
État des lieux : La rémunération des auteurs dans les festivals
Action culturelle : Étoiles 2015
Compte rendu : Nos choix créent des personnages
Compte rendu : Des images comme des bouteilles à la mer

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