Elle surplombe la Seine depuis des siècles, telle une vieille dame. Alors qu’elle est plutôt moderne, porte les valeurs piliers de notre République pour en précéder souvent les évolutions, cette image conservatrice lui colle à la peau. Jeune académicien, tout juste élu, bientôt reçu, Pascal Ory nous dresse le portrait de cette grande dame.

« Peux-tu me faire le portrait de Madame L’Académie ? », m’a chuchoté une camarade de la Scam à qui je ne peux rien refuser, « il paraît que tu la connais bien ». Bon, c’est là que ça se complique car on ne peut pas dire que je sois encore dans sa familiarité, a fortiori dans son intimité. Celui qui aurait pu vous en dire beaucoup plus s’appelle René de Obaldia et il vient de nous quitter à l’âge de cent trois ans, toujours vif et joyeux. Moi, je suis un novice, n’ayant encore franchi que la première étape du cursus d’entrée, qui en compte quatre : l’élection, l’installation, la remise de l’épée et, pour finir, la fameuse réception sous la Coupole -qui, en ce qui me concerne, attendra encore le 20 octobre-. Premier constat : la familiarité de Madame L’Académie, ça se mérite.

L’élection elle-même n’est que le résultat d’un protocole issu en ligne droite du XVIIème siècle. Elle commence en effet par l’envoi d’une lettre de candidature manuscrite à chacun des électeurs et se poursuit par une série de visites à celles et ceux d’entre eux qui, en retour, le souhaitent. Madame l’Académie n’est pas conservatrice dans l’âme, contrairement à ce que certains pensent, mais elle est un conservatoire. Et comme c’est un conservatoire de l’ancien régime culturel, ses règles sont essentiellement coutumières, en vertu du principe « À Rome, fais comme font les Romains ». Dans un pays qui s’appelle la France et qu’on reconnaît universellement comme un vieux pays d’État, un vieux pays d’administration, pour ne pas dire un vieux pays d’autorité, l’Académie française se fait remarquer par un trait saisissant : les textes organiques qui président à son fonctionnement sont réduits à la portion congrue. Cette institution éminemment française est un exemple achevé de ce que la culture britannique a inventé à l’époque où la France inventait ses académies : un club. Et l’on connaît les trois qualités qui, depuis les origines, doivent définir un club : liberté, égalité, fraternité.

Madame l’Académie n’est pas conservatrice dans l’âme, contrairement à ce que certains pensent, mais elle est un conservatoire

Pascal Ory

Voilà qui pourrait surprendre, mais qui se vérifiait déjà au Siècle des Lumières, où le secrétaire perpétuel de l’Académie n’était autre que D’Alembert, autrement dit le grand organisateur de l’Encyclopédie et du « parti encyclopédiste », mais voilà surtout qui se vérifie sur la longue durée, dès lors que l’on compare l’histoire de la Française à l’histoire standard des autres institutions françaises. L’égalité en est la qualité la plus évidente. Elle se manifeste de multiples façons -par exemple dans la brièveté et la circularité des fonctions de directeur et de chancelier, bien différentes de celles qui régnaient sous la monarchie absolue, mais jamais mieux que dans les trois mécanismes révolutionnaires qui, depuis le premier jour, assoient le système : l’élection des nouveaux membres, l’égalité entre les électeurs et le vote à bulletins secrets. Pour ne prendre que le domaine politique il faudra dans ce pays attendre 1913 pour que ces trois conditions soient enfin réunies. On objectera qu’il s’agit là d’une égalité entre pairs, au sein d’une société sélectionnée. Assurément, mais on vient de définir là deux procédures qui régissent toujours aujourd’hui de multiples lieux de notre démocratie : la cooptation et le concours.

La liberté peut susciter des objections analogues, à considérer la tutelle initiale sous l’égide d’un « protecteur » (Richelieu, puis le Roi) ou encore les deux moments où le pouvoir d’État a nommé directement une partie de ses membres (sous la Révolution, en 1795) ou en a franchement épuré une autre (sous la Restauration, en 1815). Sauf qu’il en est de cette liberté comme de toutes les autres, proclamées en 1789 : elle se prouve en marchant mais son horizon toujours recule. La tutelle du Protecteur est devenue toute formelle -une visite de politesse du nouvel élu au président de la république- et la dernière intervention, toute indirecte, du pouvoir exécutif dans une décision de l’Académie a été des plus ténues puisqu’il s’est agi, de la part du général De Gaulle, d’une dispense de ladite visite quand, fin 1968, l’Académie a élu en son sein (elle s’y était refusée dix ans plus tôt) Paul Morand, dont le général se rappelait opportunément qu’il avait été ambassadeur du régime de Vichy. Quant à l’épuration qui en 1945 frappera quatre de ses membres -deux remplacés de leur vivant, deux seulement après leur mort-, elle n’entre pas dans ce cadre et confirme, a contrario, la liberté académique puisque c’est la compagnie qui prit cette décision. Au reste, en dehors de ce cas extrême, elle n’envisagea aucune mesure de ce genre à l’occasion de la demi-douzaine de changements de régime que ce pays, gros consommateur de constitutions, a opéré entre 1830 et 1958. S’il n’entre pas dans les traditions académiques de brandir l’étendard de la révolte sa chronique, de Napoléon 1er à Philippe Pétain, est remplie d’épisodes au cours desquels elle a marqué ses distances avec le gouvernement, allant même jusqu’à réélire en son sein certains des épurés de 1815.

Et la fraternité, dira-t-on ? Elle reste aujourd’hui encore, en tous lieux, le principe le plus difficile à définir, et par là à respecter. Pour simplifier on peut dire que l’Académie est à l’aune de toutes les sociétés humaines : animée périodiquement par quelques querelles d’égo et structurée épisodiquement par des effets de réseaux. En tous les cas le signataire de ces lignes peut témoigner de ce que les réseaux que certains esprits paranoïaques s’échinent à supposer, vus de près, ne fonctionnent guère, face au fort sentiment d’autonomie qui anime chacun des membres, et ce d’autant plus qu’on oublie souvent une originalité de la Française par rapport à ses quatre sœurs de l’Institut de France (les Beaux-arts, les Inscriptions et Belles-lettres, les Sciences et les Sciences morales et politiques) : qu’elle est la seule académie généraliste, ce qui a pour conséquence immédiate l’impossibilité pour un parti -religieux ou politique, genré ou disciplinaire- de prendre le contrôle de l’institution. Comme toute démocratie parlementaire qui se respecte l’Académie fonctionne à la coalition : cela en fait, là aussi, une exception en France, pays qui, seul de toute l’Europe occidentale, vit aujourd’hui sous le régime de la monarchie (depuis la constitution de 1958) et de la bipolarité (l’élection du président de la République au suffrage universel, en 1965).

La manière dont la Française a élargi sa fraternité en sororité, à partir de l’élection de Marguerite Yourcenar, en 1980, résume assez bien son mode de fonctionnement. Madame L’Académie est une femme depuis le début mais elle n’a admis les femmes en son sein qu’à la fin du XXème siècle. Elle n’a pas à en être fière -même si, dès son premier siècle, la rumeur (qui n’était pas encore le buzz) chuchotait qu’en élisant Monsieur de Scudéry elle élisait sa sœur, qui avait écrit à sa place la totalité des romans qu’on lui attribuait- mais l’État français non plus qui, sous sa forme pourtant républicaine, aura attendu 1944 pour accorder aux femmes le droit de vote et l’éligibilité. Et, après tout, l’Académie a élu pour la première fois une femme à sa tête, en tant que « secrétaire perpétuel » (et non « perpétuelle », suivant le vœu de sa titulaire) dès 1999, en la personne d’Hélène Carrère d’Encausse, alors qu’on attend toujours dans ce pays la première femme chef d’État.

Madame L’Académie est sérieuse comme le plaisir ; elle prend aussi plaisir à être sérieuse

Pascal Ory

Toute institution se fonde, se perpétue et se transforme à grand renfort de symboles. Haut-lieu du symbolique, Madame l’Académie définit bien comment elle conçoit ses trois valeurs au quotidien, dans la façon qu’elle a eu de gérer la symbolique de l’épée. Celle-ci est, là aussi, une pure tradition. Aucun texte n’oblige un académicien à en porter. Quand Marguerite Yourcenar fut élue, le corps électoral masculin, sans doute étonné de son audace, n’osa pas lui demander si elle souhaitait arborer une épée, anticipant sur une réponse courroucée, supposément féministe. La seconde femme élue, l’helléniste Jacqueline de Romilly, constatant cette absence, n’osa pas en demander une -et en fut récompensée en recevant de ses amis un sac à main brodé : on appréciera la saveur féministe de ce choix-. Elle le regrettera explicitement quand la troisième femme élue, Hélène Carrère d’Encausse, n’hésitant pas une seconde, demanda une épée, en vertu, justement, du principe d’égalité. Depuis lors chaque consœur s’est ingéniée à varier les plaisirs. Assia Djébar a choisi un sabre oriental, Barbara Cassin une épée post-moderne, non létale et hautement électronique. Chantal Thomas, qui vient d’être reçue en juin -la dernière avant moi-, a opté pour un éventail, acheté à Kyoto. L’examen minutieux des symboles choisis par chaque académicien dirait beaucoup sur une époque, comme sur les personnalités qui l’illustrent. Pour qui serait tenté de traiter ces affaires à la légère rappelons seulement ici que sur l’épée de Simone Veil figurait le matricule tatoué sur son bras à Auschwitz.

Madame L’Académie est sérieuse comme le plaisir ; elle prend aussi plaisir à être sérieuse. Mais elle sait, surtout, que si la vie est plus riche avec l’écriture elle est très pauvre sans valeurs.

Pascal Ory
Historien des mentalités, des mouvements culturels et de l’identité nationale, auteur, Pascal Ory a été élu à l’Académie française au fauteuil numéro 32, le 4 mars 2021.

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