Pendant un an, Manon Ott a filmé Les Mureaux et ses habitants en oblique, laissant venir à elle les plus réticents, les plus défiants. Un article de la journaliste Anne Chaon, pour la lettre Astérisque n°65.

Une cité, juste avant le jour. Aux façades, les fenêtres s’éveillent une à une. En bas, de rares passants glissent, pressés, à pied ou à vélo. La rumeur de la rue parvient, lointaine et confuse.

Une dune, la nuit. Une main tisonne la braise et dérange les brandons qui sursautent autour du foyer. « Les délinquants, les criminels, pour moi ce sont des résistants économiques. » La nuit encore. Du toit de sa tour, un jeune homme contemple les contours de sa ville, qu’il imagine cernée d’une haute muraille qu’il faudrait parvenir à franchir pour s’échapper. S’élever et s’évader, comme les lanternes lâchées par les petits, en bas. Pendant un an, Manon Ott a filmé Les Mureaux et ses habitants en oblique, laissant venir à elle les plus réticents, les plus défiants. Sociologue et cinéaste, elle a convoqué ses deux casquettes pour faire aboutir De cendres et de braises (écrit avec le soutien de la bourse de la Scam « Brouillon d’un Rêve ») : un film réalisé « avec », et non « sur », la population du quartier. Elle y tient et y insiste car chez elle, seul le « nous » fait foi.

Elle dit « nous », elle dit « on », rarement « je ». Manon Ott croit au groupe, au collectif qui donne corps, renforce et enrichit. Le lieu de notre rencontre en témoigne : Etna, un atelier partagé à Montreuil avec une cinquantaine de cinéastes où, du matériel – argentique et vidéo – au pot de Nescafé, tout est mis en commun. Tout, c’est surtout les idées, le travail, l’entraide, le soutien. On sursaute : tout, vraiment ? Dans le monde volontiers égotiste du cinéma, qui valorise la dimension individuelle de la création, l’affirmation du nous surprend.
« C’est moins vrai dans le cinéma documentaire et expérimental où, pour survivre, on a besoin de créer des alliances et des synergies », nuance-t-elle. « On n’est pas dans un cinéma commercial, ce qui impose de trouver d’autres moyens de produire – d’où la mise en commun du matériel. Mais aussi pour ce qu’on apprend du groupe. Sinon, c’est un métier solitaire. » Avec Etna, poursuit-elle, « on organise des partages d’écriture, on se montre ce qu’on fait. Et on accepte simplement le regard des autres, par définition bienveillant, qui nous aide à affirmer ce qu’on veut dire ».

« J’ai toujours fait partie de collectifs, ça aide à avancer », résume-t-elle. En 2003, elle a fondé avec d’autres cinéastes – photographes, dessinateurs, créateurs – le collectif « Les Yeux dans le monde » pour réfléchir à la place que l’art peut prendre pour accompagner les luttes sociales. Avec lui, elle organise un festival autour de l’exil et des migrations et des ateliers dans les quartiers populaires. Bien avant de planter sa tente et sa caméra aux Mureaux. L’idée, déjà, qu’on apprend toujours des autres, de l’échange et de la rencontre. Même au sein d’Etna, elle appartient à un sous-groupe, un collectif féminin – elle dit « non mixte » – de douze femmes cinéastes, « La Poudrière ». Femmes et cinéma ? oui, il y a bien un sujet – plus besoin de faire un dessin.

Silhouette menue et juvénile, le chignon d’or vénitien relevé sur la nuque, les mains resserrées autour de son thé chaud, Manon Ott affirme d’une voix douce des convictions profondes, ciselées par un vocabulaire précis. Le groupe, donc, et l’engagement – elle dit « la lutte », utilisant à dessein un vocable dissout dans le chômage et la précarisation. « Je me sens depuis toujours une âme de militante. »

Fille d’artisans, élevée dans un minuscule village de Franche-Comté puis à Besançon, elle se souvient de son excitation lors des mouvements lycéens : « l’idée qu’on pouvait bloquer, arrêter le cours des choses. Voir qu’on peut peser ». À la fac, à Paris, où elle est venue étudier les sciences sociales, elle rejoint les mouvements altermondialistes. Puis, à l’EHESS – la prestigieuse École des hautes études en sciences sociales –, elle se jette dans la mêlée qui fait échec au CPE du gouvernement Villepin. Depuis janvier, elle « saute d’AG en AG » pour défendre les budgets et les statuts de la recherche publique ou débattre de la réforme des retraites, de l’intermittence. « Avec la lutte, on se sent vivant », lâche-t-elle.

D’où lui vient cette fibre ? de Besançon, peut-être : la capitale horlogère de France est un bastion historique de la lutte ouvrière, pétrie par le combat des Lip et celui des ouvriers de l’usine textile Rhodiacéta. En 1967, Besançon a accueilli le premier des groupes Medvedkine – un second, à Peugeot-Sochaux, voit le jour un an plus tard –, rare expérience de cinéma militant réalisé en association avec les ouvriers. Chris Marker, Juliet Berto, Jean-Luc Godard ou Joris Ivens, une quarantaine de cinéastes contribuent à produire une imagerie militante en 16 et en 8 mm. Le nom qu’ils ont choisi est un hommage au cinéaste soviétique Alexandre Medvedkine, inventeur du « ciné-train » qui traversait les campagnes en filmant paysans et ouvriers, pour projeter ses images à l’étape suivante. Une histoire découverte après coup, au cours de ses études, par Manon Ott mais qui tisse comme un fil entre sa ville et sa vie d’avant et sa double casquette de sociologue et de cinéaste.

À l’université d’Évry, en région parisienne, le professeur Ott dispense aux étudiants en sociologie un cours intitulé « Cinéma et société » qui les éveille à l’histoire du cinéma documentaire, politique et militant, les amène à réfléchir au sens de la « parole filmée », convoque Jean Rouch et Edgar Morin – parmi d’autres : « Très tôt, les sciences sociales, les anthropologues et les ethnologues en particulier, ont su se saisir du cinéma pour leurs recherches », rappelle-t-elle. Elle donne aussi des cours pratiques sur la photo documentaire et sur l’écriture cinématographique et la réalisation. Outre Évry, elle est régulièrement invitée à donner des master classes ou à animer des ateliers dans d’autres universités. Parce qu’elle vit de la recherche et produit un cinéma exigeant, Manon Ott relève qu’elle subit la double précarisation des enseignants-chercheurs et du cinéaste intermittent. « L’étau se resserre », glisse-t-elle.

Mais c’est aussi sur cette double compétence qu’elle assied son travail cinématographique. « Les sciences sociales apportent une dimension critique et analytique », explique-t-elle, réfutant toute dichotomie entre la recherche et la création : « Les deux se rencontrent : dans la recherche aussi, il y a une part d’intuition, d’imagination. Et dans le cinéma, un travail de recherche, une enquête qui s’écrit. » Aux Mureaux, elle a procédé avec les habitants comme l’aurait fait Jean Rouch avec les Dogons : en immersion. De cendres et de braises était d’ailleurs, à l’origine, son travail de thèse en sociologie, même s’il est aussi devenu un livre (De cendres et de braises. Voix et histoire d’une banlieue populaire, Anamosa, 2019) accessible au plus grand nombre et richement illustré en plus du long métrage sorti en salles et salué dans les festivals.

Rien d’acquis, au démarrage : dans le livre, elle cite le sociologue Christian Bachmann, un spécialiste de la politique de la ville, qui disait des quartiers populaires qu’ils sont « des champs d’investigation minés ». Le passage des caméras de télévision et des reporters pressés, la distorsion ressentie face aux images qu’ils en retirent et qu’ils renvoient pour justifier les préjugés qu’ils sont parfois venus chercher, ont fini par asseoir une défiance et une méfiance solides. « La plupart du temps, les seules personnes étrangères au quartier que les habitants rencontrent sont des policiers ou des journalistes », justifie Manon Ott. Quand elle arrive en 2011, M6 vient de commettre un reportage que les jeunes ont jugé caricatural et sensationnaliste. Décourageant. « Il fallait s’en défaire pour pouvoir construire quelque chose ensemble. »
La chercheuse-cinéaste va donc s’employer à déminer le terrain et à détoxifier les relations. Trois ans durant, elle multiplie les allers-retours entre la gare Saint-Lazare et les Mureaux – 40 km de voies ferrées, une frontière invisible mais un autre monde. Dans cette exploration, elle est accompagnée de son compagnon et compère Gregory Cohen, également cinéaste et chercheur en sciences sociales : ensemble, comme toujours depuis leur rencontre en 2002, en plus de partager le quotidien ils coopèrent, s’épaulent, s’entraident. Chacun se met au service de l’autre et soutient son projet. Gregory Cohen a été à ses côtés tout au long de ses recherches, de son approche patiente. Et elle l’a soutenu dans l’écriture de son premier long métrage de fiction, La Cour des murmures. « Il m’a accompagnée sur mon projet et moi j’ai fait de même », de l’écriture du scénario, au tournage et au montage. « Ça donne de la force. »

« Quand on s’est rencontré on faisait tous les deux de la photo et on avait tous les deux le projet d’un reportage en Inde. » Après de nombreux voyages, ensemble ils coréalisent Narmada, leur premier long métrage : une lente descente de la Narmada, l’un des sept fleuves sacrés de l’Inde, entravé par un réseau de trente barrages qui noient les temples et les villages. Manon Ott et Gregory Cohen s’intéressent aux mouvements sociaux qui s’organisent sur les rives parmi les paysans et les pêcheurs lésés, auxquels on a vendu le progrès et l’avenir mais qui ne mesurent que les pertes au présent. Déjà, le couple travaille en immersion, s’installant plusieurs mois par an dans les villages de la vallée pour y « partager un quotidien, comprendre et ressentir les lieux ».

Après trois ans d’allers-retours, de participation aux associations, il décide de s’implanter aux Mureaux pour s’impliquer davantage et s’établit à demeure pendant un an dans un appartement du quartier de la Vigne-Blanche. Là, le tournage peut commencer. « Parce qu’on avait travaillé la préparation, il s’est passé quelque chose aux Mureaux. Le film est devenu un processus de création partagée, un espace d’expression dont chacun pouvait se saisir. » Au fur et à mesure, la réalisatrice montre les rushes aux protagonistes, quitte à retourner les scènes parfois. « Avec les CROMs [une association de jeunes gens], on s’est rendu compte que face caméra, quand ils parlaient, ça ne fonctionnait pas et qu’il valait mieux reprendre la scène, en les installant en demi-cercle. »

Les discussions s’enchaînent, les souvenirs d’enfance, des pères qui embauchaient en trois-huit chez Renault, à Flins, à la précarité extrême des petits jobs d’aujourd’hui : les nouveaux prolétaires sont livreurs, vigiles ou autre, sans la force du groupe pour les défendre. « Avant, on voyait des escargots, y avait même des zhérissons. Aujourd’hui, y a même plus de buissons », lâche un colosse avec tristesse. Dans ce constat, la disparition des escargots, des buissons et des « zhérissons » résume à elle seule la lente dégringolade du quartier, construit dans les années soixante pour héberger en urgence la main-d’œuvre massivement importée du Maghreb et d’Afrique pour l’usine voisine de Renault-Flins – jusqu’à 23 000 ouvriers dans les années 1970.

Comment ne pas trahir cette parole donnée ? Comment convaincre Momo, un ancien braqueur en colère qui se proclame « résistant politique », de se confier autour d’un feu, dans les dunes de la baie de Somme. Ou Yannick, le rappeur à tresses qui lit Aimé Césaire et Rimbaud, la nuit, dans le parking d’un immeuble vide – celui de son enfance, promis à la démolition – qu’il garde contre les ombres des SDF en quête d’un abri.

Momo pose LA question : « Je vous raconte ma vie, c’est bien pour vous. Mais moi, ça me rapporte quoi ? »

« Il n’y avait rien de gagné entre la jeune chercheuse-cinéaste et lui », écrit Manon Ott dans le livre, induisant que Momo, comme les autres, espérait, exigeait même, « un autre regard sur la banlieue ».

Manon Ott filme en noir et blanc, un parti pris esthétique et poétique, surtout la nuit. Mais aussi une manière supplémentaire de « déplacer le regard », pour s’éloigner des images d’actualité sur les cités et ouvrir d’autres imaginaires, explique-t-elle. Le film, sans commentaire, procède par fragments, restituant des rencontres : « il laisse respirer et donne à entendre des paroles, intimes ou politiques, de personnes qu’on entend peu par ailleurs ». Une vision « sensible » de la cité, insiste-t-elle. Ce qu’elle appelle « un pas de côté ». La caméra, dès lors, devient « un médiateur, un outil pour se raconter » et non un obstacle aux confidences.

« Edgard Morin disait que la caméra – ou le micro – contient déjà le public, qu’elle permet une adresse bien plus large : Momo comprenait qu’en me parlant, il parlait au-delà de moi. »
À chaque étape, la réalisatrice tient compte des remarques, organise des projections au cours du montage. À la fin, la confiance accordée ne sera jamais retirée. Les protagonistes du film, dont beaucoup ont accompagné la sortie en participant aux débats organisés dans les salles, se sont reconnus et se sont approprié ces images.

« Un soir, [le philosophe] Jacques Rancière est venu participer à un débat : ce qui le touchait, leur disait-il, c’est qu’ils sont devenus les artistes de leur propre vie. » Une remarque qui la trouble parce qu’elle traduit au plus près le passage de la recherche au cinéma : « Réaliser un film, c’est aussi essayer de regarder et de saisir le monde dans sa dimension sensible. »

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