Après avoir interrogé Hervé Brusini, Doan Bui, Denis Robert, nous avons posé la question à la journaliste de l’AFP, Anne Chaon : Pour qui travaille le journaliste ?  Elle nous dévoile, pour la lettre Astérisque, l’essence de son travail.

Pourquoi se met on en marche…

Pourquoi prend-on la route – le train, le métro, l’avion ? quel est déclencheur du mouvement, du premier geste, du premier appel ? Ce peut être l’évidence de « l’événement », écrasant – un coup d’état, le tournant d’un conflit, une catastrophe naturelle, presque toujours une explosion de violence, un attentat, une crise – afghane, ukrainienne, birmane, comme autrefois bosniaque, libanaise, vietnamienne… Rarement un événement joyeux…

Ce serait trop beau de se précipiter pour fêter et se réjouir.

Mais, pourquoi ?

Le plus souvent, le besoin d’aller voir, de raconter. Et pour être honnête, l’envie d’y être, d’en être – le barnum médiatique et un soupçon de FOMO (Fear of missing out – la peur de rater quelque chose). Mais aussi pour de courageuses traversées en solitaire vers des terres négligées, des horizons compliqués, des personnages singuliers, des conflits occultés et des histoires peu vendeuses. Bien.

Mais, pourquoi ?

Au-delà de toutes les bonnes raisons, celle qui s’impose, l’indiscutable et la plus respectable – pas forcément la plus noble, mais la plus fondée à mes yeux – c’est la curiosité. Je la revendique et n’en vois pas de meilleure.

La curiosité est un moteur, elle est saine et légitime. Avec une pointe de fatuité qui me pousse à croire, syndrome de la pensée magique, que « si ça m‘intéresse, ça intéressera tout le monde ». Enfin, peut-être pas « tout le monde », mais ça en intéressera « d’autres ».

« D’autres vies que la mienne », le magnifique titre du roman d’Emmanuel Carrère : d’autres vies que la mienne, voilà résumée en quelques mots l’essence de notre travail. Parler des autres grâce à la chance qui nous est donnée de les rencontrer pour les raconter.

Chaque fois me saisit l’émerveillement de ce métier qui nous autorise à arrêter les gens dans la rue, sur les routes, dans les foules – ou juste à décrocher le téléphone :

Bonjour je suis journaliste. Je souhaiterais vous rencontrer/parler.

Si l’on excepte l’artiste ou le businessman en promo, le politique ou le militant en campagne, celui qui a quelque chose à vendre ou à défendre, pourquoi le témoin s’arrête-t-il, au nom de quoi ?

Bien sûr ce n’est pas toujours si simple, certains fuient, esquivent, résistent… mais le plus souvent, ça marche !

Voici posé le cadre. Alors, puisque nous l’avons cette grâce, avec qui la partage-t-on ?

« D’autres vies que la mienne, voilà résumée en quelques mots l’essence de notre travail. »

Anne Chaon

Pourquoi, pour qui ?

La commande – « pour qui travaille le journaliste ? » m’intimide, qui suggère un arrêt sur image, un retour sur ses années de métier.

Alors commençons par ma maison, l’AFP.

« Alors, puisque nous l’avons cette grâce, avec qui la partage-t-on ? Pourquoi, pour qui ? »

Anne Chaon

La joie, la force, la chance de travailler pour une agence, qui plus est, une agence internationale – dans ses contenus mais aussi par son audience – c’est l’infinie diversité de ses lecteurs/ auditeurs (podcast)/spectateurs (photo et vidéo).

Qui sont-ils ? Mais d’abord, où sont-ils ? En gros, partout, n’importe où : dans le studio d’une matinale de radio en Inde, d’une télé au Chili, lecteurs d’un quotidien du Berry ou du Cap, en Afrique du Sud. Absorbés par leur téléphone portable dans un TGV pour Marseille ou Brest, le tram’ d’Istanbul, le métro de Mexico.

Le lecteur, c’est une distance micro-méga avec nous : le bout de la rue ou le bout du monde. Par conséquent, ces autres vies que la mienne finiront toujours par capter l’attention de l’un d’eux au moins.

« Le lecteur, c’est une distance micro-méga avec nous : le bout de la rue ou le bout du monde »

Anne Chaon

L’un de mes premiers reportages à l’AFP, aux Infos générales, gisait pour de bon « au coin de la rue » comme le veut la légende. Rue Montmartre dans le deuxième arrondissement de Paris, tout près de l’agence donc, une vieille dame, octogénaire un peu essoufflée au Regicolor audacieux, vivait sous une cage d’escalier après avoir été virée de chez elle.

En cette fin d’années 80 les sans-abris étaient moins nombreux et le mal-logement parisien, moins courant.

Son petit neveu avait appelé l’AFP pour l’alerter. Par chance – c’était l’été – j’avais décroché : la vieille dame était victime d’un marchand de biens qui l’avait chassée de son appartement et comptait, après travaux, le relouer bien au-dessus du loyer stabilisé dont elle s’acquittait. En échange il lui avait proposé – contre paiement, pas gratis, attention ! – un placard à balais sous l’escalier : un petit matelas et une chaise s’y encastraient à peine, elle ne pouvait pas s’y tenir debout et utilisait un cabinet de toilette répugnant dans la cour.

Ce jour-là, c’est certain, j’ai raconté son histoire de tout mon cœur, en espérant que le récit intéresserait les confrères et permettrait de remédier au mauvais sort fait à cette dame. Bingo : le Parisien a repris l’affaire avec photos et le marchand de biens – qui n’avait pas jugé utile de me répondre malgré de nombreux messages sur son répondeur – m’appelait en hurlant à la réputation ruinée.

« Le type qui ne se rendait pas compte de l’effet AFP… il l’a appris » s’est réjoui mon chef. Ce jour-là, je me suis sentie drôlement utile – ce n’est pas toujours le cas. Vraiment pas.

Quelques années plus tard, j’ai pris du galon et non seulement traversé le périph’, mais un continent.

Ce jour de l’été 2003, elles marchent sous la pluie, longeant les fossés le long de routes détrempées, bordées par le bush où elles peuvent aisément plonger en cas de menace. Le pagne serré autour des reins, les enfants poussés devant elles, les plus grands arrimant la main des petits, un bébé dans le dos souvent, de volumineux paquetages sur la tête, fuyant en cet équipage l’écho des bombardements et pire encore, la barbarie des miliciens.

Dans cette guerre atroce du Liberia sur le point de finir, malgré leur terreur, elles quittent la colonne et s’arrêtent pour nous parler. D’où trouvent-elles le courage de le faire ? Et pourquoi ? pensent-elles une minute que notre présence infléchira d’un iota leur destinée ? sur le bord de la route elles expliquent d’où elles viennent, ce qu’elles fuient, murmurent les mains serrées dans les replis de leurs tissus qu’elles ont « besoin de se laver » – manière d’évoquer sans la nommer la souillure du viol (le plus souvent conjugués au pluriel). Elle se raconte puis, au moment de prendre congé, me prennent la main : « Prenez soin de vous »… C’est à pleurer – d’ailleurs je pleure en repartant.

Et le souvenir de ces femmes ne m’a jamais quitté.

Pour qui ai-je écrit ce jour-là ?

Sincèrement, pour moi en premier lieu. En souhaitant toucher, émouvoir, confronter les consciences, par besoin de partager la scène. Même sans vraiment l’illusion de venir en aide à ces femmes, on compte que leur histoire atterrira quelque part où elle touchera le lecteur.

« On compte que leur histoire atterrira quelque part où elle touchera le lecteur. »

Anne Chaon

Ce sentiment, il s’est répété sur chaque tragédie : au Rwanda, dans l’Est du Congo, en Irak, en Sierra Leone pendant l’épidémie d’Ebola, en Afghanistan ces dernières années. On est là, on témoigne, on raconte. Notre présence parfois suscite un espoir démesuré.

Très récemment dans l’extrême-est de la Turquie, nous sommes allés voir à quoi ressemblait la dernière gare avant la frontière arménienne, condamnée à l’abandon par les multiples dissensions entre les deux pays. Au moment où Erevan et Ankara reprenaient officiellement contact avec une perspective de normalisation, notre présence a semblé donner corps à cette hypothèse aux yeux des habitants : exprimant leurs espoirs, ils se sont pressés autour de nous pour détailler l’ancienneté de leurs liens avec les voisins dans ce Caucase tourmenté où se sont brassées tant de communautés.

Et c’est là que réside la beauté du métier d’agencier :

même si mon récit ou mon info – parfois un petit factuel de rien du tout, pas du tout sexy – n’arrive pas jusqu’aux pages du journal ni jusqu’aux ondes d’un flash radio, il intéressera forcément quelqu’un. Quelque part sur terre, un spécialiste, un rubricard suit le dossier.

En poste ou assigné à une rubrique, un département, l’agencier se doit de partager les signaux faibles qui devancent l’actualité. On le sait tous, beaucoup de nos papiers n’ont d’autre vocation que d’alerter les rédactions, de les tenir au courant. Avec ses nombreux bureaux à travers le monde (150), l’agence on tisse un maillage remarquable au service de ses abonnés.

Quand je couvrais le climat et les grandes conférences de l’ONU sur la lutte contre le changement climatique, avec leurs nuits blanches de débats parfois abscons et souvent stériles hélas, la moindre inflexion méritait d’être rapportée car elle pouvait annoncer le début d’un accord. On est souvent le dernier parti, le dernier couché et le premier arrivé sur ce type de couverture. C’est la règle du genre.

Elle prévaut évidemment en poste à l’étranger : un mouvement anodin le long d’une frontière, des escarmouches dans une lointaine province, l’amendement d’une loi locale, une déclaration politique apparemment sans saveur… guetter les oscillations du quotidien c’est aussi alerter sur un feu qui couve.

Enfin, comme me glisse une amie, « tu te dis parfois que si toi, tu n’écris pas, ça ne sera jamais raconté » – elle fut notamment en poste à Jérusalem. Mais c’est toujours valable.

« Je ne pense jamais à la « mission » d’informer – davantage à la responsabilité qui nous incombe »

Anne Chaon

Alors, pour qui travaille le journaliste ?

Pour tous ceux-là qui, dans un monde connecté, s’intéressent à ses soubresauts et à leurs voisins. Je ne pense jamais à la « mission » d’informer – davantage à la responsabilité qui nous incombe. L’idée m’a souvent traversée, avec désespoir, qu’on ne se sert à rien et qu’un médecin, une infirmière, serait plus utile à ma place.

Mais si je n’avais pas été là avec mes confrères, avec la tribu, les choses auraient peut-être été pires ?

Je l’ai espéré, à l’été 2019 : embarquée à bord de l’Ocean Viking, le nouveau bateau de secours de SOS-Méditerranée qui prenait la mer vers le large des côtes libyennes afin de repêcher des centaines d’humains en perdition, au bord du naufrage après des jours de dérive à espérer gagner les côtes européennes, j’ai écrit des dizaines de dépêches. Les marins les mettaient à l’abri, le personnel humanitaire et médical de MSF les soignaient et moi, je racontais. Texte, photos, vidéos. Il a fallu près d’un mois de dérive pour déclencher une réaction politique et l’ouverture d’un port de débarquement – à Malte. Fallait-il ce battage, dans la nonchalance d’un mois d’août, pour que les près de 400 rescapés à bout de force trouvent répit ?

« Pense à celui chez qui ton info va atterrir. Parce que c’est pour lui que tu écris. »

Anne Chaon

Avant de finir, je relis le texte que Denis Robert a livré avant moi :

Les journalistes de CNews travaillent pour Vincent Bolloré.
Ceux de BFM pour Patrick Drahi. Ceux du Parisien ou des Échos pour Bernard Arnault. 

Sans faire injure aux confrères qu’on ne peut soupçonner d’avoir laissé tout libre-arbitre à la porte, à l’AFP, au moins, on ne travaille pas pour le patron. Ni pour des intérêts particuliers.

Je sais bien qu’on nous voit parfois en courroie de transmission du pouvoir. Et c’est arrivé. Mais le flot d’infos produit chaque heure s’affranchit allègrement de ces soupçons.

Curieusement, chaque fois que j’ai écrit pour d’autres publications, quotidiennes, hebdo ou mensuelles, j’ai eu davantage de mal à me figurer le « bout de la ligne », comme je le dis aux jeunes stagiaires qui viennent nous voir.

– Si tu as du mal à commencer ton papier, à raconter ton histoire, pense à celui ou celle qui va te lire ou t’écouter : que veux-tu lui dire, qu’est ce qui compte, quelle est l’info ? qu’apporte-t-elle de neuf ?

Bref, pense à celui chez qui ton info va atterrir. Parce que c’est pour lui que tu écris.

Anne Chaon est cheffe des bureaux de l’AFP en Turquie, basée à Istanbul. Elle a été notamment rédactrice en cheffe et correspondante de l’AFP à Kaboul.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.