Grande reporter au journal belge Le Soir qui révéla notamment le génocide rwandais, Colette Braeckman revient sur son parcours. Colonne vertébrale de sa vie, l’écriture et le reportage lui ont permis de raconter et d’expliquer le monde.

A vrai dire, je ne m’étais jamais posé cette question soulevée par la Scam, tant la première des réponses était évidente : depuis des décennies, je travaille pour un journal qui accepte de publier mes articles jour après jour, semaine après semaine. A peine sortie de l’adolescence, ayant été engagée comme pigiste dans un quotidien depuis lors disparu, je savais ce qui me restait à faire pour réaliser mes rêves : écrire et encore écrire. Depuis lors, ce travail me rémunère mais il est aussi la colonne vertébrale de ma vie. Toujours j’ai voulu exercer ce métier qui se résumerait en quelques mots : regarder, écouter, raconter ce que j’ai vu et entendu, de la manière la plus claire possible afin de retenir l’attention du lecteur et puis céder la place aux autres acteurs, les historiens, les politiques, les humanitaires…

Regarder, écouter, raconter ce que j’ai vu et entendu, de la manière la plus claire possible afin de retenir l’attention du lecteur et puis céder la place aux autres acteurs

Colette Braeckman

Dans un premier temps, les journalistes sont les soutiers de l’information, les scribes du réel. Ils « descendent » sur le terrain comme des mineurs dans la mine, parfois casqués, parfois munis de lampes torches, parfois en sandales, avec un simple bloc-notes, un appareil photo, un enregistreur, un sac à dos, et, s’il le faut, un casque et un gilet pare-balles. Ce qu’ils remontent au jour, ce sont des « blocs de réalité », souvent sales, parfois tâchés de sang, parfois chatoyants, lumineux d’espoir… En vrac, ils ramènent des témoignages, des images qui ont percé la rétine, des récits captés avec patience et attention. Ils se souviennent de sons, d’odeurs, de cris aussi et ils tentent d’intégrer ce bruit, ces perceptions, ces images du monde dans un récit que le lecteur souhaitera, espèrent-ils, lire jusqu’au bout.

A peine transformée, cette « matière première », des reportages, des articles de fond, sera livrée à d’autres. En quelques heures, elle tombera dans le domaine public et sera considérée comme obsolète, mais il arrivera que des historiens s’en emparent, qu’ils s’en servent pour alimenter leurs thèses, leurs théories, que des juristes les collationnent, que des militants soient poussés à l’action, souvent à l’insu des auteurs de l’article initial qui ne contrôlent guère l’impact de leur témoignage et n’ont guère de prise sur l’usage qui en sera fait…

Ces histoires particulières, mises bout à bout, aideront peut-être à une meilleure compréhension du monde et de ses secousses.  Des politiques se saisiront aussi de cette matière, et s’ils le souhaitent, ils en tireront quelques conclusions, quelquefois un brin d’inspiration pour d‘éventuelles actions (mais reconnaissons que cette probabilité est quasi nulle et n’est évoquée que pour flatter d’éventuels egos…). Des professeurs pourront aussi s’en servir pour illustrer leurs cours.

Mais plus que probablement, les reporters de terrain se seront contentés de déposer quelques pages sur le compost de l’information et lorsque d’autres se chargeront d’en dégager le sens et l’histoire avec un grand H, ils seront sans doute déjà partis ailleurs. L’un de mes plus grands bonheurs fut, au début de ma carrière, d’avoir pu couvrir la révolution au Portugal. Ce fut sans doute le plus beau moment de ma vie, l’un des seuls reportages où le sujet principal, durant quelques jours, fut, tout simplement le bonheur d’un peuple : la foule en liesse offrait des fleurs à de jeunes militaires qui sans tirer un coup de feu avaient renversé la plus vieille dictature d’Europe. D’autres plus tard expliquèrent le contexte de la guerre froide, la trame des luttes pour le pouvoir, les répercussions sur l’empire colonial. En ce qui me concerne, les évènements de Lisbonne m’ont poussée vers l’Afrique, vers l’Angola et le Mozambique, puis l’Afrique du Sud et le Zimbabwe, la Corne de l’Afrique et enfin vers le Congo-Kinshasa, cet « enfant unique » de la Belgique qui avait si longtemps hanté mes rêves d’écolière et que je n’ai pas encore fini d’arpenter, d’essayer de raconter…

C’est au Rwanda que j’ai touché mes propres limites lorsqu’il me fallait tenter d’écrire sur le génocide qui se déroulait en direct, sous mes yeux. J’étais alors dévorée par la rage, par l’impuissance, je n’avais pour seul ancrage que ces « papiers » qu’il me fallait dicter à la rédaction à une secrétaire qui me demandait de répéter les noms propres. J’avais le sentiment de parler depuis un autre monde, de hurler dans la nuit, alors qu’au bout du fil on semblait se demander si je n’avais pas « pété un plomb » …

J’ai aimé ce métier parce que j’aimais écrire, tout simplement. Et aussi parce que je voulais vivre une vie augmentée du réel des autres, sortir de mon territoire familier et aller vers l’ailleurs. Me sentir comme une éponge, un animal qui aurait voulu cacher mille yeux derrière ses lunettes, dissimuler cent micros derrière ses oreilles tendues, faire de son cerveau une caisse enregistreuse, une sorte de mémoire ambulante se propulsant sur des baskets, dotée d’un corps résistant, d’un estomac bien accroché, lestée d’un sac tout terrain comprenant quelques « indepedimenta » de base parmi lesquels une lampe de poche frontale et l’indispensable téléphone qui cohabite désormais avec le couteau suisse …

J’aimais écrire, j’aimais raconter, j’aimais voyager et j’ai eu la chance de trouver des gens qui acceptaient de publier mes reportages au retour. Alors oui, je pourrais dire que c’est pour eux que j’ai écrit. Pour ceux qui avaient payé le billet d’avion et commandé le reportage, pour ceux qui, à la rédaction allaient réceptionner ma prose.

Des collègues qui seraient obligés de la lire d’abord, de la tailler à la mesure des espaces disponibles, de la « défendre » pour que la hiérarchie accepte de lui faire place dans le corps du journal. Qui allaient aussi me relire avec vigilance, traquant les fautes et les erreurs, posant des questions, tailladant impitoyablement dans les longueurs et les digressions. Dans un premier temps j’écrivais pour eux et, avec humilité et résignation, j’implorais leur indulgence et les remerciais d’être les premiers et impitoyables lecteurs.

J’ai écrit aussi pour ces gens qui avaient accepté de me faire confiance, pour ces lecteurs inconnus qui me croyaient lorsque je leur racontais l’inimaginable, le « trop beau pour être vrai » comme la révolution portugaise, la chute de Mengistu en Ethiopie, le départ de Mobutu vécu en direct au cœur de Kinshasa qui ne savait pas encore s’il fallait rire ou pleurer. Qui partageaient mon émotion devant l’insoutenable, l’horreur de l’au-delà des mots, si souvent croisée entre le Rwanda, le Kivu où la guerre n’a pas cessé et broie toujours les femmes, le Burundi où on meurt encore sur les collines… Mes collègues du Soir étaient quelquefois des sceptiques professionnels, voire des blasés (ou alors ils faisaient semblant…) mais ils acceptaient de ne pas douter lorsque les récits, le recoupement des témoignages, l’observation des lieux menaient à des conclusions apparemment insensées, politiquement embarrassantes, à quelques questions de base comme : « qui a tiré sur l’avion d’Habyarimana ? » ou, quelques années auparavant « je n’ai rien vu à Timisoara », cette ville de Roumanie où le massacre filmé par d’autres s‘était révélé être… un montage…

Puisque dans mon journal, ces gens, des collègues, des chefs, parfois des directeurs, avaient accepté de me faire confiance, que des lecteurs, lorsqu’ils ne décrochaient pas avec des lettres d’insultes et ne résiliaient pas leur abonnement, demeuraient fidèles, il fallait donc que je poursuive. Puisque des lecteurs inconnus acceptaient que je sois leurs yeux, leurs oreilles, il me fallait tenter d’être à la hauteur, de rester au plus près de ce que je pensais être juste et précis.

Pour cela, je devais me battre. Contre moi-même en premier lieu. Oublier mes biais, mes préjugés, mettre sur le côté mon mince bagage intellectuel, reléguer au fin fond mes sentiments personnels, oublier tous les livres que j’avais lus avant le départ, qu’il s’agisse d’ouvrages d’historiens, de romans policiers ou même les articles des autres. Faire table rase de mes souvenirs, de la tentation de comparer, d’invoquer le déjà vu. Renoncer à chercher des repères familiers, des analogies, car rien ne ressemble jamais à rien, aucune situation ne peut être comparée à une autre. Rien, par exemple, n’est plus trompeur, que croire qu’en Afrique, les mêmes problèmes, les mêmes réflexes se retrouvent dans tous les pays.

Tout, partout est différent et avant d’ouvrir les yeux il faut, mentalement, se nettoyer le regard, vider sa mémoire, faire une sorte de « reset » afin de retrouver une certaine fraîcheur d’esprit, une honnêteté que certains confondront quelquefois avec de la naïveté, mais qui vaut toujours mieux que le côté blasé sinon suffisant de ceux qui, assénant qu’ils ont déjà tout vu passent à côté de l’essentiel.

Tout, partout est différent et avant d’ouvrir les yeux il faut, mentalement, se nettoyer le regard, vider sa mémoire

Colette Braeckman

Ayant fait ce vide de la mémoire, il faut accepter d’être moralement nue et vulnérable, s’alléger du passé et de l’avenir et puis plonger dans l’instant. Etre, à fond, dans l’immédiat, dans la perception, se laisser engloutir dans la vie des autres, et puis remonter avec ce goût amer dans la bouche, et d’abord celui de l’impuissance : « je ne peux rien faire, je ne ramènerai pas en Europe cet enfant blessé, je n’adopterai pas cette famille, mon travail est ailleurs ». Ailleurs : arrivée sur le sable sec, je recracherai l’eau de mer, je sortirai mon bloc-notes et mon stylo rouge et, aussi vite que possible, je ramperai vers une connexion Internet, autrefois une simple cabine téléphonique, et j’enverrai mon texte, et j’y ajouterai aujourd’hui des photos, des images vidéo…

Dans de tels moments, je ne me demande pas pour qui j’écris. J’écris parce que je dois le faire, qu’il y a urgence car à l’arrivée on m’attend. Car des pages restent ouvertes pour accueillir ma prose, que l’espace est prévu… J’écris aussi parce que je dois bien cela à ceux et celles qui ont accepté de me parler, de me confier des lambeaux de leur vie pour que je les porte plus loin.

Bien plus tard, peut-être, je retrouverai ces textes publiés. Le papier journal sera froissé, la vague numérique aura déjà emporté ces mots lancés à la volée, et en me relisant, -si j’arrive à retrouver ces textes déjà vieillis-, j’aurai soudain, peut-être, froid dans le dos.

Je réaliserai enfin que ces corps entassés dans les églises du Rwanda étaient bien réels puisque je les avais vus et décrits avec précision, que ces obus qui tombaient sur Kisangani, Goma, Beyrouth et ailleurs avaient vraiment détruit des maisons et des vies ! Sur le moment, je n’écrivais pas pour moi-même, d’ailleurs à l’instant où j’écrivais je n’existais plus qu’à peine, mais parfois, au retour ou longtemps après, mes écrits revenaient à la surface et il m’arrivait de trembler en me relisant. De songer, enfin, à ces vies qui avaient été emportées devant moi alors que je n’étais qu’une spectatrice impuissante et muette.

Je pensais alors, pour dissimuler ma lâcheté de spectatrice, que, peut-être, c’est pour les victimes aussi que j’écrivais. Pour que leur sacrifice soit pris en compte, qu’elles n’aient pas souffert pour rien, que leur mort n’ait pas été totalement anonyme, pour que mon récit leur donne un peu de dignité, rappelle le poids de leurs corps blessés. En tous cas, c’est ce que je me disais longtemps après, car en ces moments de vacillement, je ne pouvais compter que sur moi-même pour me réconforter avant de repartir.

Parfois instantanément, parfois bien longtemps après leur publication, mes écrits provoquaient des vagues. Des gens actifs et généreux entreprenaient des actions humanitaires, des secours s’organisaient, on voyait circuler les pétitions, défiler les manifestants. On criait dans les rues pour défendre les droits des Palestiniens, on manifestait à Bruxelles pour dénoncer l’Opération Turquoise qui allait emmener au Congo des centaines des milliers de réfugiés rwandais et prolonger la guerre, on discutait des sanctions à prendre contre les pilleurs de coltan, de cobalt, d’or, qui vidaient le Congo de ses richesses, armaient les enfants pour en faire des soldats. Sans doute ai-je écrit pour eux aussi, pour les militants de tous horizons, pour leur donner du grain à moudre, des raisons d’agir, de manifester, de se solidariser. Mais je ne me suis jamais sentie responsable de l’usage qui était fait de mes textes, de ces témoignages lancés dans le domaine public, matière première accessible à chacun, utilisable par tous.

Durant des années j’ai écrit aussi pour ceux qui m’injuriaient, qui adressaient au journal des lettres de protestation ou de déni ; j’ai écrit pour ces anciens colons qui croyaient avoir participé à l’ « œuvre civilisatrice » de l’Occident en Afrique, pour ces partisans des dictateurs qui vantaient l’ordre régnant, pour les amis des chefs de guerre et des trafiquants qui mobilisaient des hommes de loi et brandissaient des menaces,  pour ces nuées de révisionnistes qui refusèrent durant des décennies de regarder en face le génocide au Rwanda, ses conséquences et leurs propres responsabilités.

Ce n’est pas vraiment pour eux, à leur intention, que j’ai écrit, mais je savais qu’ils allaient me lire, scruter chaque phrase à la loupe et y trouver les arguments de leur colère. A vrai dire, leur réaction ne m’importait guère : par présomption peut –être, par inconscience en partie, par manque de temps surtout, je poursuivais mon travail de journaliste en veillant seulement à ne pas trop donner prise à des procès coûteux et fatigants.

En définitive, oui, je reconnais que j’ai aussi écrit pour mes adversaires, pour ceux que j’allais déranger, secouer, autant que j’ai écrit pour ceux qui m’aimaient et dont j’attendais, bien plus que les – rares – éloges, le regard critique et les inusables plaisanteries suscitées par des chiffres mal vérifiés, des bilans lus de travers, des distances citées à la volée…

J’ai écrit pour élargir ma vie, gagner un peu de temps sur l’oubli qui recouvre tout

Colette Braeckman

Et enfin, pour terminer, je dirai que j’ai aussi écrit pour moi-même. Pour le plaisir de laisser courir les mots, de voir les images, les sentiments, les souvenirs s’enrouler en volutes, prendre, sur le papier un peu de corps et de permanence. J’ai écrit pour supporter le réel, pour pouvoir vivre avec les images d’horreur, pour me rappeler, des décennies plus tard, le bonheur de Lisbonne au temps de la révolution et aussi cette image de Mitterrand qui s’avançait vers le Panthéon, ou le Congo qui s’éveillait soudain sans Mobutu ou sans Kabila, dans une joie mêlée de questions… J’ai écrit pour élargir ma vie, gagner un peu de temps sur l’oubli qui recouvre tout. Pour laisser une fugace empreinte sur le sable, le temps d’une marée, à la veille d’autres tempêtes…

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Série - Pour qui travaille le journaliste ?

Hervé Brusini - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#1 "Un peu d’histoire à la rescousse" par Hervé Brusini

Doan Bui - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#2 "Écrire pour réparer le silence" par Doan Bui

Denis Robert - Crédit photo: Benjamin Géminel / Hans Lucas

#3 "Longtemps je ne me suis jamais posé la question" par Denis Robert

Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018
Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018

#4 "Pour ces autres vies que la sienne" par Anne Chaon

Aude Favre. - Photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#5 "Un bien commun à partager" par Aude Favre