Entre calcul d’audience sous algorithme, rédaction où le buzz s’écrit à la commande et une certaine part de l’intime, Philippe Pujol, prix Albert-Londres 2014, questionne notre époque discordante et son propre engagement à travers ces gamins des quartiers nord de Marseille qui désormais habitent son travail d’auteur.

J’ai longtemps eu la prétentieuse impression d’écrire pour ce genre de gamin, un cramé de cité, de ceux que je connais depuis qu’ils sont en âge de faire des conneries. Lui, vautré au fond d’une chambre crasseuse, pas encore 15 ans, a déjà deux ans de prison au compteur, quelques cicatrices de coups de couteau sur le flanc droit et une épaule tout récemment percée d’une balle qui ne lui était pas destinée. Je lui avais toujours connu des dents écartées, – des dents de la chance –, sauf que maintenant elles sont cassées en biseau comme pour faire un triangle noir au milieu de son sourire. La chance n’a jamais été son truc de toute façon.

Des sourires, il n’en fait plus. Il tire sur un gros joint de beuh, reste sans respirer quelques longues secondes le regard méchant pour enfin me souffler sa colère à la figure. « J’ai le démon, comme je te vois. » Confiant comme s’il braquait sur moi une Kalachnikov, le garçon enjambe un tas de fringues en me fixant de son strabisme. Ce que j’ai écrit sur lui, il s’en « bat les couilles ! », lui ce qu’il veut c’est « fumer tout le monde ». Et il re-tire sur son bambou avant de préciser en gardant le THC dans les bronches, « pas toi, c’est pas pareil toi ».

Pour un public

J’ai raconté son histoire, faite de morts de proches et d’embrouilles perpétuelles, d’amour maternel et de liens familiaux. J’ai écrit pour qu’on sache comment des familles en arrivent là, pour qu’on sache déjà simplement qu’elles en arrivent là ; des deuils en cascade et des rivières de problèmes. Je peux lui dire que j’ai écrit pour un public. Des lecteurs qui ne sont pas de son milieu, qu’il ne voit jamais, sinon quelques-uns à qui il peut vendre du shit.

Je peux lui expliquer que mon but est d’être un peu en avance sur les idées communes qui font toujours l’opinion publique, que j’espère à travers son histoire faire un saut dans ce que réserve le futur, celui d’une partie de la société, celle des plus vulnérables, qui décrochent et sombrent dans les rapides.

Mais ça, lui, ça l’indiffère dans un lapidaire « peuvent tous crever » en écrasant son mégot parmi des dizaines d’autres dans une assiette posée au pied de son lit superposé. « Sauf toi, toi t’es le sang. » Dans cette famille, je suis un tonton. Mais même si ça a aidé sa mère à qui j’ai trouvé du travail, pour lui, ça n’a servi à rien, pris qu’il est dans le courant du destin.

Pour une audience

Il était tout gamin, lorsque j’étais encore fait-diversier dans le quotidien La Marseillaise. Ses deux dents de devant étaient tombées sans qu’aucune souris ne s’y intéresse et son frère venait de se faire buter. La Marseillaise coulait tranquillement et chaque journaliste remplissait une fonction en plus de celle de sa rubrique. J’étais chargé de mettre en ligne certains papiers sur le site internet, ce qui m’a permis de me livrer à des expériences sur mes propres articles. Si, en cours de journée, je changeais un titre comme « Un homme de 21 ans tué dans un règlement de compte » par « Un homme de 21 ans haché à la Kalachnikov », l’audience était multipliée par cent et encore plus si je prenais la peine de bien renseigner les mots clés liés à l’article avec « Marseille », « Quartiers nord » et « Drogue ».

Ce biais de popularité qui considère le lecteur comme un consommateur plutôt que comme un individu à part entière est une fabrique à « putaclic », articles racoleurs et vulgaires générés par un journalisme pornographique.

Philippe Pujol

Si l’on écrit pour une audience, on écrit pour le référencement Google, on se met aux ordres d’un algorithme, de ce que la masse statistique impose. Et tant pis si le frère de mon minot aux dents cassées a été tué pour une histoire de gonzesse, le hashtag « Drogue » te met dans le top 5 de l’actualité Police-Justice, l’une des rubriques les plus consultées. Ce biais de popularité qui considère le lecteur comme un consommateur plutôt que comme un individu à part entière est une fabrique à « putaclic », articles racoleurs et vulgaires générés par un journalisme pornographique. Des titres comme « Ce chiot en train de se faire laver le pelage est probablement la chose la plus mignonne que vous verrez aujourd’hui » ou encore « 5 choses à savoir avant d’investir dans l’immobilier » ont été rédigés par des possesseurs de carte de presse.

La carte de presse, je ne l’ai plus depuis un bon moment, grosso modo après avoir reçu mon prix Albert-Londres quand mes livres d’enquête-reportage ont eu plus de succès financiers que mes piges de galérien, faisant de moi, statutairement, un auteur plutôt qu’un journaliste aux yeux de la largement obsolète Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels. Je continue donc « en amateur » à raconter des petits bouts du monde, notamment celui de cet ado abîmé qui roule un nouveau joint courbé dans l’alcôve de son lit superposé.

Pour un engagement

« Toi, t’es le seul livre que j’ai jamais lu de ma vie », me lance-t-il dans un mouvement en se cognant comme toujours la tête contre le lit du dessus. Son strabisme me scrute. Un compliment ne se donne pas à la légère pour ces gens-là. C’est une offrande dont il faut bien comprendre la sincérité. Un livre lui fait si peur, est si loin de son monde, qu’il préfère s’adresser à moi ; le livre, c’est moi, moi qui lui ai toujours été accessible. Il m’arrive assez souvent que des gens des quartiers populaires m’assurent que l’un de mes livres a été l’une des seules lectures de leur vie. Ça vaut un prix Albert-Londres.

Un texte, une fois publié, n’appartient plus à son auteur. Il s’interprète, se raconte, se complète, se tronque au gré des discussions et des confrontations ; il se heurte aux opinions et aux croyances sans les dévier grandement. Un peu parfois. Et c’est déjà ça.

Philippe Pujol

Écrire pour un engagement, celui de raconter comment se forment les ghettos modernes (plus pernicieux et complexes que simplement géographiques) trouve une réponse directe : « Je ne lis jamais, et ton livre, il explique nos quartiers. » Un texte, une fois publié, n’appartient plus à son auteur. Il s’interprète, se raconte, se complète, se tronque au gré des discussions et des confrontations ; il se heurte aux opinions et aux croyances sans les dévier grandement. Un peu parfois. Et c’est déjà ça…En renversant son cendrier d’un coup de pied maladroit, mon ado content de m’avoir fait plaisir s’allonge en crachant un peu sur les journalistes « ces crevards qui racontent leur merde ». Une ponctuation de fumée soufflée en l’air comme un point d’exclamation et il s’adoucit, « sauf toi… Toi ça va ».

Depuis longtemps, face à ce monde qui lui échappe, il a pris l’échappatoire du complotisme : la chloroquine guérie le Covid, les médias mentent et personne n’est jamais allé sur la Lune. Finalement, de tout cela, il n’en a « rien à foutre », ce ne sont que des pseudo-croyances qui lui permettent de revendiquer une marginalité. Il me le prouve avec les fils de ses réseaux sociaux, dont les algorithmes l’ont enfermé dans des ghettos de la pensée. Il n’est pas dans l’engagement, plus dans l’opinion mais pris dans des croyances, tout content de faire partie d’un groupe de gens de tous horizons, avec en commun une chose : l’élite nous ment, nous méprise. Et paradoxalement, il faut écrire pour eux, pour obtenir des « toi, c’est pas pareil » qui, s’ils sont nombreux, deviennent gagnants.

Pour une rédaction

J’ai un temps fais ça pour des rédactions. Un journal a une ligne (la convention d’un engagement) et un public (parfois plutôt une audience). Il est composé principalement de journalistes « pas pareils » conscients de l’importance de leur profession. Certains ont le scoop comme moteur (l’info nouvelle bien mieux que le buzz, l’info poubelle), d’autres cherchent plutôt des histoires pour raconter notre temps. Parfois, un rédacteur en chef commande un sujet et le journaliste qui ne se défend pas peut tomber dans le biais de confirmation, chercher des faits qui confirment une intuition, une croyance. Le reportage pizza : le chef commande et le journaliste livre. À Marseille par exemple, une Kalash, un « réglo » sur fond de stups, la « Bonne Mère » sur fond de ciel bleu et des trafiquants tout puissants… Et avec la concentration des médias, la diversité des points de vue décline, comme la pluralité des sources. Ce qui génère une audience devient une réalité. Un paradigme qui peut être renforcé par des conflits d’intérêts sournois.

Des gamins compliqués comme mon fumeur énervé justifient pleinement des politiques publiques dont bénéficieront totalement certaines des holdings qui possèdent des journaux. Tout ce BTP gavé de rénovation urbaine subventionnée, ces bailleurs sociaux appartenant à des banques et si souvent aidés pour changer les boîtes aux lettres saccagées (photo classique sur le sujet). L’autre fume son herbe sur son lit jumeau, le bras en écharpe « en attendant d’aller jober », vendre son shit au quartier. Et sa tête de fatigué, les cheveux fous et son regard méchant entouré de petites cicatrices sont cette image d’Épinal qui soutient tout un système économique dont la misère (financière, psychologique, militante) est le principal combustible. Et plus le journaliste est précaire, plus il accepte de pratiquer ce journalisme pizza. Votre sauvageon est livré au milieu de pubs d’assurances et de solutions de sécurité pour s’en protéger.

Pour le banquier

Car un journaliste bien souvent écrit pour son banquier. Un pigiste s’épuise dans la recherche de clients, négocie comme il le peut des tarifs, souffre de moins de garantis et de protections et peut alors choisir la docilité au nom de sa survie. Il peut finir par livrer ce qu’on lui a commandé. S’il savait, mon fumeur de bambou, à quel point les journalistes aujourd’hui sont loin d’être les nantis qu’il imagine.

Dans mes années de pige, des magazines parisiens me proposaient pour des articles compliqués et fouillés moins que les frais que prennent des journalistes permanents de la publication pour venir rapidement caresser la surface marseillaise. Il est certain que rencontrer un trafiquant d’armes ou rentrer dans l’intimité de l’ado avec qui je me trouve ne se fait pas par Twitter.

Pour mon père

Lui, j’étais présent le lendemain de la mort de son père, assassiné de trop de balles pour les compter. Je l’ai vu grandir de traviole après ça, nourri de tristesse et tordu par la haine. Un père, ça manque vite quand ça n’est plus là. Le rêve de gosse de mon père était d’être écrivain. Ce rêve, il l’a déposé en moi, discrètement. Quand il est tombé gravement malade, j’ai enchaîné les livres pour qu’il ait le temps de les lire, sept en cinq ans. Le dernier, il l’a lu deux fois. Je n’ai finalement fait ça que pour lui. Le prochain, je l’écrirai pour moi-même. J’ai désormais cette liberté de ne travailler pour personne.

Pour le recyclage

Lorsque j’étais à La Marseillaise (qui a depuis deux fois changé de propriétaire), une cuisine interne m’a finalement libéré des intérêts divers des proprios, de la pub, du lecteur, des uns et des autres… Une entourloupette étonnante et pour moi libératoire. Comme tant de journaux, La Marseillaise avait mis en place de nombreuses stratégies pour gonfler ses chiffres de vente. La plus belle était la suivante : un accord malin avait été passé avec une entreprise de recyclage pour qu’elle rachète une grande partie des tirages. Le journal n’était même pas déplié qu’il partait dans des bains de récupération du papier et même de l’encre.

Les sujets se répètent, tout a été raconté, tout a été dénoncé et c’est justement parce que ça n’est pas terminé qu’il nous faut le raconter encore.

Philippe Pujol

Pulpeur, épurateur, cleaner formaient le cycle de mes articles qui redevenaient pâte à papier. Une leçon d’humilité. « C’est pour le recyclage », pouvais-je désormais répondre quand la secrétaire de rédaction dépitée me reprochait de nouvelles prouesses orthographiques dans la publication du jour. Cela m’ouvrait surtout le droit d’écrire l’ambiguïté, le complexe, sans me soucier de l’insatisfaction de chacun, puisque j’écrivais pour le recyclage. En effet, les sujets se répètent, tout a été raconté, tout a été dénoncé et c’est justement parce que ça n’est pas terminé qu’il nous faut le raconter encore.

Il y en a d’autres des fumeurs de bambou en colère et il y en aura toujours. Lui, il décline déjà, avant même la fin de sa puberté. Le lit de dessus est vide de son frère. Les vêtements en tas sont ceux de son père. Dans sa vie, il n’est plus que ça, le fils et le frère des deux mecs qui ont été fumés. Et au quartier, on lui a pété les dents pour bien le lui rappeler, on l’a piqué au couteau et plus tard tiré une balle dans l’épaule à bout portant.

J’espère être le deuxième livre qu’il lira dans sa vie.

Philippe Pujol est un journaliste et écrivain français, lauréat du prix Albert-Londres en 2014 pour sa série d’articles « Quartiers shit » sur les quartiers nord de Marseille.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Série - Pour qui travaille le journaliste ?

Hervé Brusini - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#1 "Un peu d’histoire à la rescousse" par Hervé Brusini

Doan Bui - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#2 "Écrire pour réparer le silence" par Doan Bui

Denis Robert - Crédit photo: Benjamin Géminel / Hans Lucas

#3 "Longtemps je ne me suis jamais posé la question" par Denis Robert

Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018
Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018

#4 "Pour ces autres vies que la sienne" par Anne Chaon

Aude Favre. - Photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#5 "Un bien commun à partager" par Aude Favre