«  Nous sommes héritiers d’images que nous n’avons pas vues » Portrait réalisé par le journaliste Augustin Faure pour la lettre Astérisque n°59



« J’ai expliqué à la Scam que je ne voulais pas de photo de moi. S’il y a des images à mettre, il y en a d’autrement plus intéressantes que ma tronche! »

Dès les premières secondes de l’entretien, le cadre est posé, mais qu’on ne s’y trompe pas: Serge Viallet exprime son point de vue avec une bonne humeur souriante et volontiers rigolarde qui n’a d’égale que son excitation immédiatement palpable à parler de sa passion pour le monde des archives filmées. Pas de caprice étudié de baroudeur de salon dans cette entrée en matière fracassante, mais une attitude en accord avec une vie passée à travailler dans l’ombre des images des autres.

S’attabler avec Serge Viallet dans un café du Ve arrondissement, c’est d’abord aller à la rencontre d’une voix. Celle qui accompagne depuis dix ans les spectateurs de Mystères d’archives, son émission concept qui se propose de décrypter des prises de vues le plus souvent inédites sur de grands événements de l’Histoire. Un timbre familier qui laisse entendre à chaque épisode une langue espiègle et élégante, permanence anachronique d’une télé qu’on ne connaît plus, trop souvent reléguée à des heures indues et revenue à sa vocation première d’éducation à l’image et de service public.

Des images de l’attaque de Pearl Harbor filmées par Al Brick et remises en scène par John Ford au traitement médiatique de la marée noire du Torrey Canyon, en passant par les plans clandestins des maquisards du Vercors, c’est à un travail de détective que s’astreint Serge Viallet avec l’aide de ses équipes, décortiquant la moindre portion de photogramme pour y débusquer des informations méconnues, voire des vérités oubliées. De ludique, ce jeu de piste atypique se transforme alors en geste subtilement politique, mettant en évidence les falsifications de la grande Histoire par l’image, et ménageant une portion du temps de cerveau disponible des téléspectateurs pour y instiller un doute peu habituel dans le monde ricanant de la petite lucarne. Longtemps après le travelling de Kapo, c’est ainsi au tour de l’archive de devenir « affaire de morale » sous l’œil aiguisé du documentariste. De ce travail patient découle donc cette certitude que le message de son émission compte plus que sa propre personne.

Avec ce succès de programmation (diffusé dans soixante-dix pays et traduit en neuf langues), renouvelé depuis le mois de novembre pour une cinquième et ultime saison de dix épisodes, Serge Viallet a su créer un prototype esthétique unique. Un objet pop malicieux mais toujours sérieux, s’abreuvant à une infinité de sources et de références (picturales, politiques, littéraires, musicales…) pour extraire de l’esprit du temps des images qu’il manipule. D’un point de vue formel, avec ses lignes s’étirant en figures abstraites sur la surface de l’écran pour isoler les indices de ces enquêtes télévisuelles, et la contextualisation systématique des documents scrutés, Mystères d’archives, par-delà sa singularité, évoque autant le documentaire historique classique que l’analyse de tableaux et l’étude géopolitique, ce qui revient à le placer au croisement de deux autres programmes précurseurs, Palettes d’Alain Jaubert et Le Dessous des cartes de Jean-Christophe Victor. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme ses aînées et inspiratrices, la série de Serge Viallet est diffusée sur Arte, refuge pour les émissions culturelles à contre-courant des diktats de l’actualité.

Conscient de sa chance, le maître d’œuvre de l’émission n’attend pas longtemps pour rappeler ce que doit sa création à ce qu’il appelle lui-même « les deux piliers du service public »: la chaîne franco-allemande, pour avoir donné son feu vert au projet par l’intermédiaire de Thierry Garrel, l’ancien directeur emblématique des programmes, et l’Ina, à la production. Que l’on évoque les conditions de fabrication de chaque épisode dans les locaux de l’Institut national de l’audiovisuel à Bry-sur-Marne, et le réalisateur, qui se définit comme « un artisan de l’image», se lance dans une description enflammée de l’espace de travail qui lui est alloué depuis une décennie : « Un véritable atelier, avec deux bancs de montage, quatre salles de travail, des murs couverts d’images, où nous travaillons tous les jours de l’année. Il ne manque que les copeaux de bois par terre! Cela me permet d’accéder à la mémoire de l’Ina avec l’aide du personnel de la maison, de restaurer des images, de faire de l’infographie… Rendez-vous compte du privilège de pouvoir être dans un même atelier comme un forgeron, ou un cordonnier. Moi, ma matière, ça n’est pas le cuivre ou le métal, c’est l’image ».

Comme tout artisan, un long temps de formation s’est déroulé pour arriver à cette maîtrise de son sujet et de son outil, cette « matière vivante, rebelle, difficile à dominer, qui d’abord nous impressionne au point de nous aveugler, avant que nous puissions l’approcher sans émotion. Il faut se dégager de l’émotion pour comprendre ce qu’il y a d’autre dans l’image ». La trajectoire menant à l’obsession actuelle pour l’archive, sa texture et ses secrets, a ainsi été aussi éclectique qu’intimement cohérente.

Entré à l’école Louis-Lumière, Serge Viallet en ressort chef opérateur, poste qu’il occupe vingt ans durant. Courts et longs-métrages, pubs et premiers documentaires se succèdent, de même que des reportages de terrain pour le compte de Médecins sans frontières, expérience dont il héritera une méfiance tenace envers la tentation d’imposer immédiatement un sens à des images trop neuves. « Vous arrivez sur un événement, vous ne comprenez pas, vous filmez ce que vous croyez être intéressant. Mais vous ne voyez qu’une toute petite partie de votre image. Ce n’est qu’ultérieurement que vous pouvez y découvrir de la matière. Une fois que l’image est apaisée, mise à distance, elle prend une valeur extraordinaire. Mais tant qu’elle est dans le présent, elle me terrifie, parce que j’ai pris conscience de la force magistrale de son pouvoir ».

Le ver est entré dans le fruit. Peu à peu, Serge Viallet s’éloigne de la prise de vues et se donne pour mission d’exhumer des images anciennes, d’apprendre à les dénicher, de les inventorier, de les préserver et de les faire parler. Face à cette manne infinie, le réalisateur devient fouilleur de la mémoire récente de l’humanité et se découvre une vocation de passeur pédagogue, désireux d’exprimer en direction du grand public et des historiens le vertige qu’il ressent face à ce support inestimable de connaissance, trop souvent réduit à sa valeur illustrative.

« Où trouver l’archive, pourquoi est-elle dans tel pays plutôt que tel autre, pourquoi est-elle archivée ou non ? Ma préoccupation est de plus en plus celle de la mémoire audiovisuelle. L’image animée est sacrée dans notre société, et heureusement la génération des téléphones portables la désacralise enfin. On touche l’image, on la manipule, on la tripote, on la retourne, on se l’approprie. Tout à coup, ce matériau vit! Nous avons des outils fabuleux pour interroger cette mémoire, et son utilisation se multiplie ». L’enthousiasme et les efforts colossaux mis en œuvre (un épisode peut prendre plusieurs années à se construire) portent leurs fruits: le défricheur, en liaison avec une cinquantaine de centres d’archives dans le monde, note depuis une dizaine d’années un changement d’attitude, un respect nouveau pour le patrimoine filmique de la part des universitaires français. Dans le même temps, son cheminement personnel lui a valu une reconnaissance croissante de ses pairs, lui qui vient de recevoir, en 2017, le Focal International Lifetime Achievement Award et le prix Charles Brabant de la Scam pour l’ensemble de son œuvre.

Arrivé au bout de l’une des nombreuses étapes de sa vie professionnelle avec la fin annoncée de cet herbier mémoriel, Serge Viallet ne se voit certainement pas comme un préretraité et planifie déjà son futur immédiat. « J’ai eu la chance de faire converger toutes ces expériences pour creuser un sillon. Je reviendrai jusqu’au bout là-dessus, je ne lâcherai jamais ça jusqu’à la fin de ma carrière. Je voudrais me mettre à disposition de la profession, partager avec mes confrères, leur faire comprendre comment accéder à cette mémoire ».

Néanmoins, un mystère persiste dans ce parcours. D’où vient la fascination pour le passé collectif chez un homme qui revendique… le fait de ne pas avoir de mémoire? La réponse apparaît au terme de la discussion, lorsque Serge Viallet, ce petit-fils de Russes blancs exilés, enfant d’une mère née Sakowicz, met au jour, comme dans l’un des cinquante épisodes de sa collection, un souvenir enfoui: « Je suis tout petit, le plus jeune de la communauté blanche, et un homme me raconte l’assassinat de Raspoutine en me prenant sur ses genoux. Cet homme, c’est le prince Youssoupov, chez qui a eu lieu le crime. J’étais tout près de ses lèvres, je voyais les mots en sortir. C’était le projecteur. C’est comme cela que j’ai fabriqué mes premières images, qui me hantent. C’est ça mon point de départ. Je pense que nous sommes tous héritiers d’images que nous n’avons pas vues».

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