Un article de Philippe Bailly, fondateur de NPA Conseil, pour la lettre Astérisque n°65.

Des liens renforcés avec le public, mais une situation économique profondément dégradée. Maintes fois souligné depuis le début de la crise sanitaire, le paradoxe devient plus palpable et mesurable, au fur et à mesure que paraissent les statistiques d’activité pour le premier trimestre.
S’agissant des grands médias, les pertes de recettes publicitaires ont commencé à être quantifiées : fin mars, après deux semaines de confinement seulement, le recul était de 9,7 % pour la télévision, par rapport à la même période de 2019, de 10,3 % pour la radio, de 12,5 % pour la presse écrite, et même de 17 % pour le cinéma, soit un manque à gagner déjà supérieur au total à 130 M€. Le repli s’est accentué au mois d’avril, à tel point qu’au 1er mai, l’IREP prévoyait une chute de 23 % pour l’ensemble de l’année (près de 2 Mds€ perdus) « sous réserve de la réouverture quasi complète de l’économie en septembre », ce qui n’est pas acquis à ce stade.
Pour la presse s’y sont ajoutées la fermeture de nombreux points de distribution, due à la Covid, et la crise – plus structurelle celle-là – ayant conduit à la mise en redressement judiciaire de Presstalis. L’information est d’autant plus inquiétante que les recettes d’abonnements et de vente au numéro représentent encore 5,2 Mds€, soit plus de la moitié du chiffre d’affaires du secteur (à titre de comparaison, les ventes de supports numériques ne dépassaient pas 900 M€ en 2018, cf Panorama des industries culturelles et créatives 2019).
Le constat est analogue dans l’édition, après que les librairies ont dû baisser leurs volets jusqu’au 11 mai et alors que le numérique représente encore moins de 5 % des ventes de littérature : d’après
Livres Hebdo, le chiffre d’affaires a plongé de 33 % au mois de mars, et de 11 % sur l’ensemble du premier trimestre.
Un quart des maisons d’édition estiment qu’elles perdront plus de 40 % de leur chiffre d’affaires sur l’année 2020, complète le SNE après une enquête auprès de 250 d’entre elles.
Pour les professionnels du cinéma et de la production audiovisuelle, la suspension des tournages s’est ajoutée à la mise à l’arrêt des salles. Du scénariste à l’exploitant en passant par les producteurs, les distributeurs et la filière technique, c’est l’ensemble de la branche qui a durement subi les conséquences de la crise sanitaire.
Concernant les salles de cinéma, le ministre de la Culture a indiqué travailler à une réouverture « début juillet ». En admettant même que celle-ci se fasse sans contrainte d’espacement réduisant la jauge utile, et sans réticence des spectateurs à en reprendre le chemin, on peut estimer à 55 millions au moins le nombre d’entrées qui manqueront à l’appel en 2020 (sur la base des chiffres 2019), et à plus de 400 M€ la perte de recettes de billetterie (hors ventes de confiserie, boissons et merchandising).
Du côté de la production de films de cinéma, plusieurs dizaines de tournages se sont interrompus le 16 mars (150 selon certaines estimations) et le protocole sanitaire défini pour leur reprise pendant la phase de déconfinement entraîne un surcoût évalué à 30 %, en plus des limitations que la distanciation impose sur un plan artistique. Quant à la production audiovisuelle, Thomas Anargyros indiquait le 27 avril qu’une « centaine de tournages avaient été arrêtés en fiction, documentaire ou spectacle vivant », rien que pour les sociétés membres de l’USPA dont il est le président, ajoutant que « chaque mois d’arrêt représente une perte potentielle de 100 M€ de chiffre d’affaires ».
Évaluer les conséquences de la fermeture des salles de concert ou de théâtre, et de l’annulation des festivals programmés avant le mois de septembre est plus complexe : celles-ci forment un ensemble de cercles concentriques, de la mise à l’arrêt des équipes employées par ces lieux ou manifestations, aux artistes et techniciens qui voient leur saison sévèrement amputée, en passant par les retombées sur l’économie locale (1 450 communes bénéficiaient de l’implantation d’une salle de spectacle ou d’un festival de musiques actuelles en 2012).
Fin mars, le Prodiss évaluait à « 590 M€ la perte totale de chiffre d’affaires pour les professionnels (recettes de billetterie, contrats de cession de spectacles, locations de salle, recettes annexes de bar, sponsoring, etc.) causée par l’interruption forcée des activités […] du 1er mars jusqu’au 31 mai 2020 ».
Les modalités retenues pour le déconfinement (fermeture prolongée pour les salles de spectacle, et annulation de tous les festivals programmés avant septembre) conduiront peut-être à revoir sensiblement ce chiffre à la hausse.
S’agissant de l’environnement local (hôtels, restaurants, etc.), le Prodiss estimait en 2017 ces retombées à 1€, pour 1€ de chiffre d’affaires dans le secteur du spectacle vivant musical et de variétés.
Il est difficile d’être exhaustif, au-delà, dans l’évaluation des dommages collatéraux de la Covid-19. Mais au moins peut-on avoir en tête les creux à prévoir dans les recettes de la redevance pour copie privée (faute d’achat significatif d’électronique grand public pendant le confinement) et dans celles du COSIP (faute de TSA sur les billets non vendus pendant le confinement, et avec l’effet report sur 2021 du chiffre d’affaires perdu par les chaînes).
Au final, et presque de façon tautologique en période de maintien obligé au domicile, les gagnants sont, forcément, à chercher du côté des services dématérialisés.
Aux premières heures du confinement, les sites Web des principaux quotidiens ont vu leur audience doubler ou tripler, sans éviter, on l’a vu, le plongeon des recettes publicitaires. Reste pour la presse à tabler sur la conversion en abonnés digitaux d’une partie significative de ces lecteurs.
Pour les services de musique en ligne payants (Deezer, Spotify, etc.), l’usage, à l’inverse, est allé décroissant puisqu’ils sont souvent utilisés pendant les trajets quotidiens.
Les principaux bénéficiaires sont donc plutôt à aller chercher du côté de la SVoD.
Lancé le 7 avril, Disney+, à titre d’exemple, avait conquis au bout d’une semaine près de 7 % des Français (données NPA Conseil / Harris Interactive). Mais, faute d’avoir pu mener à bien la transposition de la directive SMA, le chiffre d’affaires généré ne se traduira pas, à ce stade au moins, en obligations de financement de la création pour les leaders du secteur (Netflix, Amazon et Disney+).
Sur un terrain non marchand, enfin, on peut citer encore le lien renforcé pendant le maintien à domicile entre les artistes et leur public, via les réseaux sociaux. Mais parce que la culture ne peut vivre seulement d’amour et d’eau fraîche, on mesure plus que jamais l’aspect critique des mesures de soutien public déjà annoncées (« l’année blanche » pour les intermittents notamment) et de celles qui seront encore à prendre.

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