
14 octobre 2022
Teri Wehn Damisch, la transfuge salvatricePar Antoine Perraud, journaliste
Teri Wehn Damisch, lauréate du prix Charles Brabant de la Scam 2022, documentariste à la vitalité inaltérable, se découvre elle-même comme une survivante à la lumière d’une rétrospective qui la révèle au grand public. Portrait d’une femme engagée, à l’œuvre prodigieuse.
Teri Wehn Damisch se déniche au sommet de son pigeonnier du quartier Saint-Sulpice, à Paris. En haut d’un antique escalier en colimaçon déjà tapissé de livres, de souvenirs, déjà merveilleusement habité comme les appartements auxquels il mène, en haut de cet escalier qu’elle dit maintenant parfois peiner à gravir, la fée du logis passe la tête, auréolée d’une chevelure de neige. Quatre-vingt-six ans de vitalité inaltérable vous saluent. La voix sonne tour à tour douce, ironique, chagrine, résolue, ingénue, acharnée. Teri Wehn Damisch est rayonnante comme une survivante.
Au printemps dernier, une rétrospective de son œuvre de documentariste, organisée au Centre Pompidou à Paris, l’a révélée à un public élargi et conquis. « Cette rétrospective m’a également dévoilée à moi-même, note-t-elle, je me suis découverte comme une survivante. »
Quand Fanny devient Teri
Elle naquit Fanny Messing, à Paris, en 1936, de parents juifs polonais arrivés dix ans plus tôt et amenés à fuir, à temps, trois ans plus tard, vers l’Amérique. Outre-Atlantique, la petite fille cherche à passer inaperçue et à se fondre dans le creuset. Mais il y a un hic. Le mot fanny désigne les fesses chez les Yankees, et voilà l’immigrante devenue la risée de la classe – d’autant que le patronyme n’arrange rien : messing around signifiant déconner. Pour 25 dollars, un avocat arrange les choses : voici Fanny transformée en Teri. Pour le reste : « J’ai épousé deux maris afin d’effacer tout cela avec deux noms différents ! »
Le premier, Donald Wehn, mathématicien de haute volée, l’a conduite d’université en université : Yale, Princeton, Berkeley. En Californie, triomphaient la mescaline et le LSD : « Je n’avais pas envie de cette vie, je n’avais pas besoin de ça. » Teri n’avait pas survécu pour sombrer là-dedans. Au contraire, elle qui appartenait à cette « génération du silence » prend conscience d’enjeux politiques réclamant un sursaut civique, en particulier la guerre du Vietnam. La voici qui manifeste et divorce.
Teri n’avait pas survécu pour sombrer dans la mescaline et le LSD qui triomphaient alors en Californie. Au contraire, elle qui appartenait à cette « génération du silence » prend conscience d’enjeux politiques réclamant un sursaut civique.
Antoine Perraud
La rencontre avec le second mari, l’historien de l’art, sémiologue et philosophe Hubert Damisch (1928-2017), a lieu au mois d’août 1968. Comment regagner définitivement la France et y trouver un travail ? Frapper à la porte de Pierre Schaeffer, directeur du Service de la recherche de l’ORTF.
À New York, elle avait servi d’interprète à ce pape de l’expérimentation en tous genres. Leur rencontre ressemble à une scène de film : Teri Wehn animait pour la télévision scolaire, sur la chaîne culturelle américaine de l’époque – le canal 13 –, une émission d’apprentissage du français en usant de marionnettes. À la fin d’une prise, dans le studio plongé dans le noir, elle entend des applaudissements. Ce sont Pierre Schaeffer et une assistante, perdus sur le chemin du directeur de la chaîne et qui avaient justement besoin qu’on traduisît leur français.
Ne plus faire faire, mais faire
Schaeffer propose ensuite à la jeune trentenaire de travailler comme correspondante à New York pour le Service de la recherche. Refus : elle se doit entièrement à son employeur américain. Regrets des deux côtés néanmoins. Une fois installée en France pour des raisons amoureuses et matrimoniales (cela n’aura jamais rien d’antinomique avec Hubert Damisch !), Teri Wehn Damisch ose aborder Pierre Schaeffer à la fin d’une conférence. Il la reconnaît immédiatement et lui offre d’être « l’œil américain » sur la production audiovisuelle de ses équipes. « Je me débattais dans une salle de montage avec des piles de bobines 16mm, y passant mes soirées », se souvient-elle.
Et puis, Jean-Marie Drot est arrivé. Elle le rencontre pour lui demander son film sur Marcel Duchamp de la part d’une critique américaine. Drot suggère un échange : je prête le documentaire à condition que vous soyez la collaboratrice d’un travail que je prépare sur l’art outre-Atlantique. « Mais je me dois au Service de la recherche », réplique Teri. Qu’à cela ne tienne, Jean-Marie Drot sort sa carte maîtresse : « Mon cousin Schaeffer. » Les deux Lorrains tombent d’accord et Teri Wehn Damisch met un pied du côté de la production télévisuelle.
Son bâton de maréchal sera le magazine Zig Zag, qu’elle contribue de haute main à faire rayonner sur les écrans d’Antenne 2 entre 1975 et 1981. « Ce fut mon Idhec », dit-elle aujourd’hui, rendant un hommage chaleureux à Yves Kovács, Pierre Desfons, ou encore le regretté José-Maria Berzosa.
Demandez-lui si elle est féministe, la réponse fuse, douloureuse et cristalline : « Comment pourrais-je ne pas l’être ?! »
Teri Wehn Damisch
En 1981, quand les Lumières de la gauche arrivent au pouvoir, Teri Wehn Damisch se voit rejetée dans les Ténèbres de la droite, pour avoir exercé des responsabilités sous le règne de Valéry Giscard d’Estaing. S’ensuivent trois ans de chômage. Et la décision, encouragée par Hubert Damisch, de ne plus faire faire, mais de faire : devenir réalisatrice. Elle obtient sa carte en 1984, non sans difficultés dans un monde masculin voire machiste au crépuscule de son pouvoir – certains font même courir le bruit que l’impétrante appartient forcément à la CIA puisqu’Américaine…
Demandez-lui si elle est féministe, la réponse fuse, douloureuse et cristalline : « Comment pourrais-je ne pas l’être ?! » Parmi les objectifs qu’elle poursuit encore aujourd’hui avec passion, il y a des projets sur et avec l’historienne spécialiste de la question féminine, Michelle Perrot.
Par la grâce d’un regard sensible
On pourrait établir une filmographie des limbes, à partir de toutes les entreprises inabouties de notre réalisatrice : récemment, un refus concernant le journaliste Edwy Plenel (trop clivant), ou l’anthropologue Nicole Lapierre (pas assez connue).
Toutefois, l’œuvre réalisée, limitée dans le temps – avec une éclipse dans les années 2010 en raison de la maladie d’Hubert Damisch –, s’avère prodigieuse. L’ensemble tourne autour de la mise en danger, de l’exil et de la création ainsi suscitée, stimulée ; mais voilée d’une nostalgie impalpable, pourtant décelable à l’écran. Et ce, par la grâce d’un regard sensible et d’un dispositif original aboutissant à cette coulée visuelle et sonore qu’est le documentaire digne de ce nom. La liste des expatriés, sur lesquels elle s’est penchée pour les restituer et les magnifier, va d’André Kertész à Julia Kristeva, en passant par Alexandre Trauner.
L’ensemble de son œuvre tourne autour de la mise en danger, de l’exil et de la création ainsi suscitée, stimulée ; mais voilée d’une nostalgie impalpable, pourtant décelable à l’écran.
Antoine Perraud
Son premier film était consacré au réseau de Varian Frey qui permit de rallier l’Amérique à tant d’intellectuels et d’artistes à partir de Marseille pendant l’occupation nazie. En miroir de cette épopée du sauvetage glorieux, elle voulait faire apparaître ses parents : les petits, les obscurs, les sans-grades de l’immigration en temps de guerre. Le destin voulut que la bobine se perdît. Il fallut rebâtir le documentaire à partir de cette étrange disparition si symbolique…
L’ami Umberto Eco, connu bien avant Le Nom de la rose, lors des séminaires estivaux d’Urbino, a donné lieu à un documentaire aussi grave qu’hilarant, dans lequel le sémiologue ne cesse d’ouvrir les portes de sa maison sur les hauteurs de Rimini, pour finalement se laisser percer par petites touches, derrière la muraille immense de la renommée. Le poids d’une éducation sous le fascisme et la question du faux y ouvrent des abîmes sous nos rétines.
Le chemin de fer a une importance cruciale dans l’œuvre de Teri Wehn Damich. Les Enfants otages de Bergen-Belsen s’impose en film bouleversant, qui charrie à la fois l’horreur concentrationnaire et une réflexion sur l’image, ses supports (écran de cinéma, tablette…) et ce qu’elle produit sur la jeunesse d’aujourd’hui comme sur les survivants d’hier. La fin propose, à partir de la photographie d’un convoi, une minute et trente secondes de silence d’anthologie.
C’est dans le portrait en deux parties de Gisèle Freund et de son travail de réflexion sur son art, Photographie et Société (1983), que le train devient central, à partir de la fuite hors de l’Allemagne fraîchement nazie. Gisèle Freund est filmée dans un wagon, les archives apparaissant, en lieu et place du paysage, par la fenêtre du compartiment. Il y a là toute l’épaisseur de ce qui accompagne et hante une vie entière.
Et cette vie entière, celle de Gisèle Freund (1908-2000), fait l’objet du dernier documentaire en date de Teri Wehn Damisch : Portrait intime d’une photographe visionnaire (2021). La réalisatrice revient sur son premier travail, près de quarante ans après, explorant le temps long de la photographie ; avec un fondu enchaîné terrifiant, du fameux premier cliché d’André Malraux, cigarette aux lèvres et cheveux au vent, à la dernière photo de l’écrivain, visage détruit et déjà mortuaire.
La fin montre Gisèle Freund, atteinte de la maladie d’Alzheimer, filmée subrepticement, à la dérobée amicale, par Teri de passage avec sa petite caméra. Une telle scène, pathétique, allait permettre, devant un tribunal, de confondre une personne indélicate ayant vampirisé la photographe en état de faiblesse pour accaparer ses biens. Le bout de film servit d’offre de preuves et rendit possible le sauvetage des archives de Gisèle Freund, aujourd’hui conservées à l’Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine).
Survivante et salvatrice, telle apparaît Teri Wehn Damisch, quand elle salue du haut de son escalier, la crinière blanche en bataille, son visiteur sous le charme qui redescend sur terre…
* Le prix Charles Brabant 2022 lui sera remis le 17 octobre lors d’une soirée organisée par la Cinémathèque du documentaire, en partenariat avec la Scam à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, à Paris.