
16 juin 2023
Thierry Loa, l’homme qui capture l’universpar Marianne Rigaux, journaliste
Lauréat du Prix Nouvelles Écritures au Fipadoc 2023, Thierry Loa n’a de cesse de mettre en lumière notre planète Terre, qu’il arpente drone et caméra VR en main pour nous dévoiler cette vertigineuse époque qu’est l’anthropocène. Son œuvre monumentale « 21-22 », telle une odyssée entamée en 2018, nous fait tourner la tête… et les jambes de ce discret et talentueux cinéaste-baroudeur. À la démesure de son talent. Rencontre.
Vous pouvez demander son âge à Thierry Loa, il ne répondra pas. Vous pouvez le questionner sur ses origines, sa famille, son enfance ou son parcours, il ne répondra pas non plus. Tout juste saura-t-on qu’il a étudié le multimédia, la philosophie, le cinéma et la géographie, entre l’Australie et son Canada natal. Entamé sa carrière en alternant publicités et œuvres d’art multimédia à Toronto, où vit toute sa famille. Migré à Montréal en 2015 pour devenir le cinéaste interdisciplinaire qu’il est aujourd’hui.
Un jour, il aimerait réaliser un projet racontant ses origines. Mais en attendant, il entretient un certain mystère autour de sa personne, en entretien comme avec ses amis. « Je trouve que les gens dévoilent trop de choses », pose-t-il d’emblée lors de notre rencontre. « Je suis très discret, voire privé. Peu de gens me connaissent bien. » Il préfère largement parler de ses œuvres plutôt que de lui-même. Internet ne vous aidera pas à en savoir plus : le premier résultat proposé par Google lorsque l’on cherche son nom est l’article de la Scam annonçant sa récompense au Fipadoc, en janvier 2023.
Exigence, discipline et rigueur
Alors parlons de ses œuvres, à commencer par la dernière. Je faisais partie du jury qui a décerné ce prix Nouvelles Écritures à Biarritz. Comme les deux autres membres, j’ai été totalement embarquée par 21-22 China, son film en 360 VR, premier volet d’une série qui s’annonce monumentale. Casque sur la tête, on survole la Chine pendant vingt minutes, dans un voyage méditatif, sans aucune voix off si ce n’est une rapide introduction. On découvre des paysages saturés d’urbanisme, déshumanisés, presque surréalistes. Avec 21-22, Thierry Loa observe, explore et critique l’anthropocène, cette époque où l’activité humaine modifie, voire détruit, les écosystèmes de la planète. Le développement industriel majeur et les changements massifs transforment irrémédiablement la topographie. Vu du ciel, le constat est implacable et vertigineux.
L’idée qu’a Thierry de la musique qu’il souhaite que je compose est souvent si précise qu’à chaque fois que l’on termine un projet, j’ai l’impression d’avoir été une extension de son esprit.
Philippe Le Bon, compositeur
Dans les oreilles, la bande-son saisit le spectateur. Comme tous les films de Thierry Loa depuis 2017, elle a été composée par le Canadien Philippe Le Bon, qui décrit une collaboration aussi passionnante que déroutante. « L’idée qu’a Thierry de la musique qu’il souhaite que je compose est souvent si précise qu’à chaque fois que l’on termine un projet, j’ai l’impression d’avoir été une extension de son esprit. Avec lui, je mets plus d’effort à saisir exactement ce qu’il souhaite que d’effort à composer. J’ai souvent eu l’impression que ne rien savoir des origines de Thierry expliquait peut-être, du moins en partie, le fait de ne pas toujours saisir ce qu’il attend du premier coup. »
Exigence, discipline et rigueur font partie des mots qui reviennent le plus souvent pour caractériser Thierry Loa. En salle de montage comme dans un salon de thé, les discussions peuvent durer des heures. Ce qui n’est pas pour déplaire à Philippe Le Bon. « Thierry s’attend à ce que ses collaborateurs appliquent le même niveau d’exigence que le sien. Cette rigueur ne l’empêche toutefois pas d’être quelqu’un de profondément bon, humain et bienveillant. Je n’ai jamais vu Thierry dans un élan de colère, ou même lever le ton. Il reste toujours calme et posé, à la recherche de solution, même quand c’est moi qui commence à m’emporter parce que ça fait six versions que je lui propose pour une scène et que ce n’est toujours pas ce qu’il veut ! »
Vie de nomade et travail ethnographique
Au Fipadoc, à Biarritz, j’ai découvert un jeune homme, sac greffé sur le dos et sourire aux lèvres. De courts cheveux noirs, un bouc assorti, un short (il déteste les pantalons) et un accent indéfini. Comme son âge. Et surtout, une humilité saisissante et une reconnaissance immense pour son prix. Deux mois plus tard, j’ai revu Thierry à la Scam. Il arrivait tout droit de Montréal, son sac toujours sur le dos, pour participer à l’événement eXplorations, organisé par la commission des Écritures et formes émergentes. Même sourire, même discrétion, même reconnaissance.
Ma règle de vie depuis des années : jamais de bagage en soute !J’ai amélioré ma façon de voyager au fil du temps pour être plus efficace.
Thierry Loa
Deux mois plus tard, il réalise notre entretien en visio depuis son bureau à Montréal. En arrière-plan, son vélo, avec lequel il se déplace toute l’année, y compris sous la neige. Quelques jours avant, Thierry vadrouillait au Maroc pour commencer les repérages en vue de son prochain volet consacré à l’Afrique. « Pour chaque volet de 21-22, je passe beaucoup de temps sur place, à vivre comme un local, pour comprendre la culture, la société. Je loue un appart, je vais au musée, j’étudie les enjeux climatiques du lieu où je suis. Surtout, j’échange avec les habitants pour comprendre leur point de vue et éviter de plaquer sur eux des préjugés. Ce travail ethnographique ne se voit pas à l’écran, mais ça me nourrit. »
Avec 21-22, Thierry a adopté une vie nomade, détachée des biens matériels. En repérage comme en tournage, toutes ses affaires tiennent dans un sac cabine de 50 litres. « Ma règle de vie depuis des années : jamais de bagage en soute ! J’ai amélioré ma façon de voyager au fil du temps pour être plus efficace. » Légèreté et efficacité le guident sur le terrain qu’il arpente avec une caméra VR attachée à un drone. Un dispositif qu’il a perfectionné en mode R&D, depuis ses premiers tournages en 2018, pour être le plus mobile et le plus discret possible. Pratique en Chine, quand il faut passer pour un touriste.
Cette folle série qui raconte la Terre
Reprenons le (long) fil de l’odyssée 21-22. Entrepris en 2018, le premier volet, « Chine », est donc achevé, diffusé et récompensé. Le deuxième épisode mettra le cap sur les États-Unis. Après de nombreux tournages de 2020 à 2022, la post-production se termine bientôt. Direction l’Inde pour la troisième partie, en début de développement. Après l’Afrique, qu’il envisage pour 2025, il restera encore quatre volets, « si tout va comme prévu et si l’univers le permet » : l’Amérique du Sud, le Moyen-Orient, le pôle Nord et l’Europe. Monumental, on vous dit.
Je ne tiens pas forcément à tout faire seul, je ne suis pas un loup solitaire.
Thierry Loa
Patiemment, il finance chaque volet l’un après l’autre, grâce aux soutiens publics tels que le Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts de Montréal et le Conseil des arts et des lettres du Québec. « Les gens pensent que mon projet coûte très cher. Pour ne pas exploser les coûts, je fais en sorte d’optimiser au maximum mon budget. Je pars seul, je recrute des locaux avec qui les échanges sont essentiels. Je ne tiens pas forcément à tout faire seul, je ne suis pas un loup solitaire. Je fais juste ce qui est le plus pertinent pour le projet. » Reste que Thierry Loa écrit, tourne, monte, réalise et produit cette folle série qui raconte la Terre.
L’autofinancement, la débrouille et la démesure, il connaît. En 2018, il a mis un point final à 20-22 OMEGA, son premier long-métrage. Un documentaire symphonique muet, tourné en pellicule, pendant cinq ans, dans une centaine de lieux. Un film qui observe la société présente et future du point de vue du passé, et qui prolonge son court-métrage 20-22 ALPHA dans lequel, déjà, en 2015, il documentait notre époque.
Thierry a une vision forte et claire de ce qu’il veut, il est aussi méthodique que créatif.
Forbes Campbell, vidéaste
Pour 20-22 OMEGA, Thierry Loa a embarqué avec lui le vidéaste canadien Forbes Campbell, devenu depuis un ami. « Au début, Thierry était un peu mon mentor et moi son assistant, bien que je sois plus âgé que lui. Il a une vision forte et claire de ce qu’il veut, il est aussi méthodique que créatif », raconte Forbes Campbell. Surtout, le jour où Thierry lui fera acheter des cuissardes de pêche afin de filmer l’intérieur d’une mine abandonnée et inondée. Au rayon des meilleurs souvenirs, c’est le premier qui vient à l’esprit de Forbes Campbell.
Tout un programme
Quand il ne capture pas l’univers, Thierry Loa avance sur un autre grand projet : A Man and a Woman, un film de fiction interactif qui l’occupe depuis plus de dix ans. Dans celui-ci, il est question du cycle infini de l’amour et de la vie. Tout un programme. En cours également, son projet CODE MRU, un documentaire sur les habitants de l’île Maurice. Avec tout ça, il trouve (parfois) le temps de poursuivre FACES, un projet ethnographique de portraits réalisés dans l’espace public.
La réalisation, c’est dur, il faut être coriace et prêt à faire face à toutes les situations, comme un athlète de haut niveau.
Thierry Loa
À ses heures perdues, Thierry Loa absorbe tout ce qu’il peut en se perdant sur YouTube : infos, conférences, vulgarisation géopolitique. Et tout ce qui peut nourrir ses projets. Côté fiction, il « gobe tout : cinéma, blockbusters, séries, films grand public… Je regarde juste moins d’œuvres expérimentales qu’avant, car j’ai assez appris pour constituer ma base ». Quand il quitte son écran, c’est pour pratiquer du sport et notamment du crossfit. « Mes tournages pour 21-22 durent des semaines en mode marathon, il faut tenir le coup physiquement et mentalement. Ça m’aide beaucoup d’être sportif. La réalisation, c’est dur, il faut être coriace et prêt à faire face à toutes les situations, comme un athlète de haut niveau. »
Tout cela ne laisse guère de place pour une quelconque vie de famille. Avec toute l’humilité qui le caractérise, il sourit et glisse : « Mes enfants, ce sont mes projets ». Ça tombe bien, les huit volets de 21-22 risquent de l’occuper un bon bout de vie. Certains tournent autour de leur sujet des années. Thierry Loa, lui, tourne autour de la Terre, littéralement.
Journaliste indépendante, Marianne Rigaux réalise des reportages entre la France et la Roumanie pour la presse magazine. Responsable pédagogique, elle est également très investie dans différentes activités associatives et siège à la Scam en tant que membre de la commission Écritures et formes émergentes.