« Cher Jean-Louis,
Tu viens de nous faire un bien sale coup.
A la veille de la publication de ton dernier opus sur « ce qui fait le réel » que nous t’avions demandé d’écrire pour nourrir nos colonnes et nos pensées, tu meurs.

Et ce n’est pas du cinéma.

Pilier des Cahiers, issu de ce grand sud qui t’avait vu naître sur l’autre rive de la Méditerranée, exégète des bouillabaisses politiques marseillaises et auteur de maints autres contes, toi, le documenteur revendiqué, le cinéaste qui nourrissait de pensée nos pratiques, tu allumais des lumières dans nos têtes.

Je vais te lire encore et encore.
Je vais revoir tes films.
Nous avons encore tant à apprendre de toi.
Tu es mort pour de vrai.
Mais il est tout aussi réel que tu vas vivre encore des lustres dans nos esprits.
Merci à toi, Camarade Jean-Louis, de nous avoir offert ces dernières lignes.
Pour nous, tu es immortel. »

Rémi Lainé.

 

 

Qu’est-ce qui fait le réel ? Comment le cinéma le transpose-t-il ?
Voici les dernières réflexions que nous livre Jean-Louis Comolli, explorant le lien entre réalisation et « art de mentir vrai », comme le dit Aragon.

Ce que nous appelons « réel », selon moi, ne se transpose pas.

Les cinéastes, comme les autres artistes, ont affaire aux réalités qui font ce monde. Mais le cinéma est une machine à artificialiser ce qu’elle enregistre des réalités de ce monde. Comme la photographie, comme la peinture, elle nous invite à passer d’une réalité à trois dimensions (vision binoculaire) à une représentation de cette réalité à deux dimensions (largeur et hauteur : vision monoculaire). Manque la 3ème dimension, celle de la profondeur, du relief, des plis de la matière. La peinture du Quattrocento avait répondu par la mise en œuvre de la perspective dite « artificielle », qui donne l’illusion d’une profondeur, d’un relief, d’un étagement dans l’espace. Mais c’est une illusion : comme l’écran de la salle de cinéma, la surface d’une peinture est plate. Et d’ailleurs tous les écrans sont des écrans plats.

Le cinéma est une machine à artificialiser ce qu’elle enregistre des réalités de ce monde.

Jean-Louis Comolli

Ce qu’on nomme « réel » se trouve donc aplati dans un film, dans une peinture. C’est donc autre chose : un artefact, le produit d’un artifice. Tout ce qui est projeté ou engendré par un écran est artificiel (l’un des antonymes de réel). Comme le dit Christian Metz : « Tous les films sont des films de fiction » (i.e. les “documentaires” aussi). C’est-à-dire qu’ils sont fondés sur un leurre, celui de la profondeur, qui est une illusion conventionnelle (une fiction) acceptée par les spectateurs. Les films ne poussent pas sur les arbres. Ils sont fabriqués par des femmes et des hommes.

Il n’empêche. L’artificialisation des représentations du monde par le cinéma, du fait même de son réalisme plus ou moins naturaliste, implique un état naturel du monde visible par le système optique humain, — état non transposé artificiellement. Le passage du visible par la machine cinéma opère cette transposition et met fin à l’apparente immédiateté de la vision humaine, la faisant passer par une série de relais optiques (lentilles, filtres, cadres, etc.) et de délais techniques.

Cent trente ans de cinéma, de circulation des films dans le monde entier, l’arrivée partout de la télévision (un cinéma minoré, réduit, miniature, mais tout de même la plupart du temps, réaliste) a transformé de plus en plus le monde visible en monde filmé. L’artificialisation des espaces naturels en est le meilleur exemple. Pour celles et ceux qui filment, l’hyper-présence de l’artificiel menace de fausser toute tentative de filmer une réalité quelconque sans la trahir.

La plupart des choses visibles aujourd’hui, y compris les êtres humains, sont déjà artificialisés par les flux d’images en circulation permanente. Une telle pression de l’artificiel sature notre rapport au monde visible. Le désir d’aller vers un peu de réel devient un besoin qui nous rassure sur la réalité de notre être au monde. Vivre toujours dans l’artifice finit par devenir insupportable. Le cinéma, summum de l’artifice, gagne en force et en crédibilité s’il retrouve le contact avec les réalités, avec le réel. Mais comment ? On peut faire comme Ingmar Bergman (Persona) et truquer la bande image pour qu’elle paraisse s’arrêter et se fixer sur une image, laquelle, comme il arrive dans le monde réel, est vite brûlée par la chaleur du projecteur. Un « accident » (= un coup de réel) suspend l’illusion et nous fait apercevoir le fondement machinique des images projetées.

C’est à travers des couches d’artifices que nous croyons découvrir une réalité vraie.

Jean-Louis Comolli

« Réel » peut être défini comme ce qui fait obstacle au bon cours de la projection et perturbe le déroulement mécanique du film, nous faisant soudain prendre conscience que c’est à travers des couches d’artifices que nous croyons découvrir une réalité vraie. La pellicule se déchire sur l’écran mais elle tourne toujours dans le projecteur.

Dans le même sens, on peut qualifier d’intervention du « réel » les différentes impossibilités qui empêchent de filmer. Les interdictions, les législations, les polices, ne cessent des mettre des bornes au désir de filmer : ces limites témoignent du cadre réel d’exercice du cinéma. C’est d’ailleurs pourquoi des situations « infilmables » en documentaire sont transposées en fiction. Les innombrables « morts » qui peuplent les films de fiction sont toutes des morts simulées, et les spectateurs le savent bien. Très vite, il a été interdit de filmer, par exemple, des décapitations ou des pendaisons réelles, pourtant légales, mais considérées comme obscènes et perverses, parce qu’elles étaient vraies.

En conclusion, au cinéma, le désir, le besoin de vérité, ne peuvent passer que par l’artifice et le mensonge. C’est le cas de toutes les représentations. Aragon avait trouvé cette formule, « le mentir vrai » : c’est une définition du cinéma. Et, dans « Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? » (2007), Jean Baudrillard écrit : « Derrière la réalité virtuelle sous toutes ses formes (télématique, informatique, numérique, etc.), le réel a disparu — et c’est cela qui fascine tout le monde. »

Au cinéma, le désir, le besoin de vérité, ne peuvent passer que par l’artifice et le mensonge.

Jean-Louis Comolli

Critique de cinéma, notamment aux Cahiers du cinéma où il fut rédacteur en chef, Jean-Louis Comolli poursuit en parallèle une carrière de réalisateur de documentaires. Tout au long de sa carrière, il a défendu et théorisé le cinéma documentaire. Son dernier ouvrage, « Jouer le jeu » vient de paraître aux éditions Verdier.

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Comment transposer le réel ?