Dans une tribune libre publiée dans la Lettre de la Scam Astérisque n°47, Michel Reilhac, faiseur d’histoires, nous parle du storytelling multiplateforme et immersif.

Le storytelling multiplateforme
et immersif gagne du terrain. Les producteurs et les distributeurs
ne parlent que des moyens
d’inclure le second écran dans
leurs programmes. Ils sont
tous à la recherche de modèles
pour capitaliser sur le trafic des
médias sociaux et le monétiser.

Internet est le nouvel Eldorado et la propriété intellectuelle apparaît comme l’or nouveau. Passer d’histoires conçues pour un spectateur passif à des expériences offertes à un participant actif est la tendance. Explorer les possibilités du storytelling interactif revient à poser le pied sur une terre vierge dont on ne connaît véritablement ni les us et coutumes ni les attentes des gens, un territoire où il n’y a pas de modèles, pas de financement sérieux, pas de retour fiable sur des projets déjà réalisés qui pourrait nous aider à prendre la mesure de ce que nous tentons. C’est une jungle pour les explorateurs et les pionniers, avec des traders tapis dans l’ombre, espérant être les premiers à pouvoir sauter sur ce qu’ils voient comme la prochaine opportunité d’un juteux investissement média. Ou plutôt transmédia: vous savez, les histoires interactives…

Que savons-nous déjà ?
Même si nous en sommes encore à inventer les formes que pourrait prendre la narration interactive, nous avons déjà tiré un certain nombre de leçons de nos premières erreurs.

L’important, ce ne sont pas les outils.

Nous devons renoncer à notre fascination pour les outils, les gadgets, les jouets que nous utilisons (smartphones, tablettes,…), pour la  technologie qui ne cesse d’inventer des dispositifs alléchants dont nous ignorions avoir besoin… Aussi sophistiqués et performants soient-ils, ce ne sont jamais que des instruments mis à notre disposition par la modernité. Et le plus souvent, nous devons trouver les moyens de détourner et pervertir ce pour quoi ils ont été conçus afin de les reconvertir dans des emplois inattendus.

On aura toujours besoin d’histoires.
La raison d’être du storytelling interactif sera toujours l’histoire elle-même. Ses buts demeurent exactement les mêmes qu’au premier jour où l’homme a commencé à partager ses pensées :
• Transformer la réalité pour y échapper
• Questionner, au plan collectif et au plan individuel, le mystère existentiel de notre présence sur Terre
• Affronter notre ignorance de ce qui arrive après la mort et du pourquoi de la mort
• Partager nos expériences les plus belles et les plus émouvantes
• Construire la cohésion sociale et élaborer une culture commune qui aide l’individu à développer un sentiment d’appartenance
• Tisser notre propre relation au passé, au présent et à l’avenir tout en s’efforçant de garder la trace des événements pour les générations futures et d’anticiper l’avenir
• Créer l’opportunité de devenir quelqu’un d’autre que notre être physique grâce à l’imagination et expérimenter des vies virtuelles
Et bien plus encore…
Le véhicule que nous avons créé il y a bien longtemps pour satisfaire ces besoins, c’est la narration, se raconter des histoires les uns aux autres. Tout a commencé par des empreintes de mains sur les murs des grottes préhistoriques. Les religions se sont constituées comme des méta-histoires de portée universelle. Les troubadours, ménestrels, griots africains et les grands-mères du monde entier ont inventé l’art de la transmission orale. Les légendes, les mythes, les contes de fées ont été écrits pour donner accès à des dimensions magiques dans notre perception du monde. Puis la radio et le cinéma sont apparus, suivis par la télévision.
on écrit encore des livres, on raconte encore des histoires autour des feux de camps, mais les méthodes audiovisuelles sont aujourd’hui les formes principales de la narration. La réalisation de films et l’écriture de scénarios ne sont jamais que la forme dominante qu’a pris aujourd’hui l’art immémorial de la narration. Les réalisateurs et les scénaristes sont avant tout des raconteurs d’histoires qui portent le flambeau transmis par leurs prédécesseurs plus primitifs, depuis l’aube de l’humanité.

L’histoire est la nécessité au cœur du storytelling, y compris le transmédia
Et maintenant, prend forme dans le champ audiovisuel une nouvelle façon plus diversifiée de raconter des histoires : le storytelling interactif. La forme la plus contemporaine de l’antique art de la narration consiste à concevoir des manières interactives, immersives et participatives d’utiliser le son, l’image et les expériences de la vraie vie pour se raconter mutuellement nos histoires. Et, éventuellement, pour les construire ensemble. C’est l’histoire qui est au cœur du débat. Pas la technologie. Si vous n’avez pas une histoire forte à raconter, l’approche transmédia ne va pas, comme par magie, lui conférer l’intérêt qui lui manque.
Le transmédia est une forme. L’histoire est l’essence.

L’interactivité offre l’opportunité d’une expérience réelle ou virtuelle, loin de la banalité du quotidien
L’approche transmédia du storytelling fait ressortir combien c’est une expérience hors de l’ordinaire. Si l’on considère que le transmédia offre au spectateur l’occasion de prendre part à l’univers de l’histoire à travers sa participation physique (ne serait-ce qu’en utilisant ses doigts sur un clavier), on voit bien comment il rompt le consensus sur la passivité du spectateur.

Les spectateurs préfèrent rester passifs
Il y a de nombreux degrés d’engagement possibles dans une histoire. Le challenge le plus excitant qu’un auteur ait à relever, est de déclencher chez le spectateur l’envie d’y participer. Il n’est pas facile de convaincre un spectateur de quitter le confort douillet de son canapé. Ne rien faire, se contenter de regarder un film est une façon très agréable d’oublier les tracas de la journée. S’abandonner entièrement pour s’immerger dans la vision qu’un autre a du monde est perçu comme une échappée nécessaire et bienfaisante par rapport aux responsabilités et aux obligations quotidiennes qui font partie de la lutte pour survivre et maintenir son propre équilibre dans la réalité physique. Le sentiment d’évasion attaché aux histoires, a structurellement intégré la notion de visionnage passif aux modèles comportementaux culturellement acceptés par tous.
Il faut donc une forte motivation pour s’extraire de la confortable situation du spectateur passif et s’engager dans une expérience active en tant que participant à l’univers de l’histoire.
En conséquence, chaque fois qu’on leur propose une opportunité interactive, l’immense majorité des spectateurs ne réagit pas et demeure passive. La plupart des gens n’ont que faire d’une invitation à prendre part à la narration, ils préfèrent continuer à regarder le contenu de manière traditionnelle, non participative.

Soyons imaginatifs pour se faire entendre dans le chaos de l’internet
Le net est le lieu d’une âpre concurrence entre les contenus. Poster quelque chose ne suffit pas. Le contenu doit être rapproché de l’usager potentiel. Il faut une réflexion créative intense pour trouver comment faire émerger son contenu dans la cohue qu’est Internet.

Le jeu vidéo fait partie de notre culture
De nos jours, la culture du jeu vidéo domine. Tous les jeunes adultes qui entrent dans la vie active ont grandi en jouant à des jeux vidéo de toutes sortes. e jeu est devenu un moyen comme un autre d’aborder chaque domaine de nos vies gamifiées. Ce n’est plus considéré comme un truc pour gamins seulement. Le « gameplay » est donc un ingrédient que les raconteurs d’histoires apprennent à utiliser. Les jeux sont de plus en plus conçus en pensant au storytelling. Les fabricants de jeux vidéo embauchent des scénaristes pour apporter de la profondeur, de la complexité et une dimension émotionnelle dans la conception des jeux, de plus en plus axés sur les personnages. Dans les jeux vidéo, il n’y a que des joueurs actifs. Si un joueur ne joue pas au jeu, il ne se passe rien. Les joueurs sont entraînés à interagir avec l’univers du jeu, à accomplir des tâches, à atteindre des buts. Ils vont progressivement changer notre attitude passive de simple spectateur, laquelle sera remplacée par une notion de mieux en mieux acceptée selon laquelle il est plus divertissant d’interagir activement avec une histoire. Les joueurs sont la courroie d’entraînement de la réactivité du public au storytelling transmédia.

Nous pratiquons tous le multiplateforme
Utiliser plusieurs supports, parfois simultanément, est un comportement qui nous devient de plus en plus naturel. Nous apprenons à suivre en même temps diverses informations provenant de différentes sources (on regarde la télé tout en pianotant sur sa tablette et son smartphone). Cette agilité facilite le développement de la dynamique transmédia dans les expériences narratives et multiplie les opportunités d’engagement pour le spectateur.

Tous les médias se recoupent

De plus en plus les objets / plateformes connectés sont multitâches grâce à des batteries infinies d’applications disponibles en ligne (nous n’avons plus besoin de GPS puisque c’est devenu une application sur la plupart des appareils). L’interaction entre divers composants devient moins pesante dès lors qu’on n’a plus à passer d’un objet à un autre.

Les gens ne veulent rien payer
Le défi économique auquel nous sommes confrontés est que la perception globale du public est que tout, sur le net, peut être accessible gratuitement. Il est donc très délicat de déjouer cette attente et d’induire le paiement. De nombreuses stratégies visant à traiter ce problème de taille pour n’importe quel producteur, commencent à être testées. Cela va des micro-paiements au freemium, en passant par les messages publicitaires, l’essai avant achat, les cartes prépayées, le formatage, la franchise, la rejouabilité, etc.
Les seules choses que les internautes semblent prêts à payer sont les expériences et les événements exceptionnels, en IRl (In Real life… !) perçus comme des occasions uniques. Ceci correspond d’ailleurs à la façon dont l’industrie musicale s’est réinventée en faisant des concerts sa principale source de revenus.

La réalité revient en force
Maintenant que la première génération numérique — qui a baignée depuis la naissance dans un environnement digital, interactif et web-connecté — entre dans la vie active, nous assistons à l’amorce d’un recul des médias sociaux ainsi que des contenus et des expériences Internet purement virtuels. Les gens veulent, comme avant, avoir des amis moins nombreux et plus réels. Ils veulent des expériences physiques dans le monde réel IRl qui soient hors-norme, différentes à tous égards des activités quotidiennes de leur vie normale. Ils veulent de la fiction insérée dans la réalité. Ils veulent être quelqu’un d’autre en utilisant leur corps physique et leur propre présence au monde, jouer avec les autres comme les enfants le font dans un univers fictif qui devient, pour un moment, une réalité alternative. Dans la culture du jeu, on trouve les jeux en réalité alternée (alternate reality), les jeux de rôles grandeur nature (live action role-playing), les chasses au trésor, les jeux de quête… qui sont autant de nouveaux concepts permettant de prolonger le jeu dans la réalité. Et ça marche : les agences de marketing et de publicité sont en pleine exploration de l’attrait que des événements mis en scène avec réalisme peuvent susciter pour leurs marques. Des compagnies théâtrales travaillent autour de la notion de théâtre en immersion dans l’expérience, où le public est l’acteur.
Le transmédia peut en faire autant…

L’adéquation est essentielle
La notion d’adéquation au public est une clé pour susciter l’implication. En se demandant « pourquoi » cette histoire particulière doit absolument être racontée, un storyteller interactif peut clarifier « avec qui » (et non à qui) il parle. Un spectateur ne peut s’engager activement dans l’histoire qu’on lui raconte que si le contenu qu’il regarde lui semble pertinent pour lui-même. La fabrication d’une histoire en tant qu’expérience n’est plus centrée sur l’objet (le film) qu’elle tente de matérialiser. C’est le processus par lequel on le fait advenir qui devient la nature intrinsèque de l’histoire qui se construit AVEC les participants et non POUR un public passif.
L’ensemble du processus devient une conversation entre l’auteur/concepteur d’expérience/architecte de l’histoire et les joueurs/acteurs réceptifs qui s’engagent délibérément dans l’univers de l’histoire. Cela signifie que le marketing et la distribution se confondent dans le processus originel qui consiste à faire advenir l’expérience de l’histoire.
L’enjeu est de constituer une communauté d’individus qui ont un sentiment de propriété par rapport au thème de l’histoire, ou à son approche, son traitement. Le marketing et la distribution ne sont plus des méthodes de vente qui entrent en jeu une fois le contenu finalisé, mais un esprit d’ouverture qui imprègne le travail créatif de la conscience des personnes avec qui vous avez cette conversation…

Quelle sera la prochaine étape ?

À mesure que s’étend le champ des narrations interactives et que nous tirons les leçons de nos premières explorations, j’entrevois de nouvelles façons de travailler plus profondément la matière artistique du storytelling interactif.

Faire simple
Il faut que l’accès à tous les contenus soit aussi intuitif, fluide et facile que possible, et éviter à tout prix que les formes transmédia aient l’air de ne s’adresser qu’aux geeks. La technologie nous permet désormais d’intégrer dans le récit toutes sortes de logiciels qui peuvent être totalement transparents pour l’utilisateur. La configuration de toute interface doit être pensée avec un objectif prioritaire : la simplicité. Chacun doit pouvoir se l’approprier immédiatement de manière intuitive. Plus personne n’a le temps ni le goût d’apprendre à déchiffrer le fonctionnement d’une interface. Mais la simplicité n’est pas chose simple. Faire simple, dans tous les domaines, exige d’analyser finement ce que l’on veut exprimer, pourquoi, à l’intention de qui, et sous quelle forme.

Former les équipes
La narration interactive nous impose d’explorer plus avant de nouvelles façons de collaborer.
Une histoire interactive se construit à travers une équipe de créateurs experts réunis autour d’un architecte narratif. Il faut identifier en amont certaines fonctions spécifiques. J’ai récemment identifié un besoin nouveau dans un des projets que je mène, il s’agit d’un expert très pointu que j’ai baptisé « Designer matriciel ». C’est un monteur qui partage cette envie de repousser les limites qui définissent son métier actuel en constituant un modèle de bases de données sémantiques des images servant toutes les plateformes utilisées dans le cadre d’un projet. Une équipe complète peut comprendre : un designer d’expérience, un architecte narratif, un designer de gameplay, un designer d’audience, un animateur de réseaux sociaux et de communautés en ligne, un technologue créatif, un scénariste… Évidemment, ces oiseaux rares sont difficiles à trouver car ces métiers ne sont pas encore enseignés. L’autre challenge consiste à savoir fonctionner en équipes mais cela suppose toute une culture de la réactivité, de l’autodiscipline et du sens collectif sans quoi le partage de l’information reste inopérant.

L’interface avant tout
Pour concevoir les différentes interfaces des divers éléments d’un univers narratif (la page d’accueil d’un dispositif, une application, un jeu de rôles dans la vraie vie…) il faut garder à l’esprit que ce sont les points de contact avec l’expérience narrative proposée. Pour éveiller la curiosité du spectateur, et donc faciliter son adhésion active, les interfaces doivent être attractives, intrigantes, intuitives et légères.

L’amour du jeu
Il nous faut établir un étroit partenariat créatif entre les professionnels du cinéma et les designers de jeux. Le storytelling doit incorporer le game-play au-delà des techniques de gamification que le milieu du marketing s’est appropriées. Dans quelle mesure une narration transmédia doit-elle ressembler à un jeu pour faciliter l’engagement des spectateurs dans l’histoire ?

Les gens ont soif de vraies expériences
Les digital natives (la génération des moins de 25 ans) n’éprouvent aucune fascination pour la dimension virtuelle de leur vie puisqu’ils baignent dans le numérique depuis leur naissance. Ils sont attirés par les expériences authentiques, hors du quotidien, dans la vraie vie, comme une véritable culture alternative. C’est pourquoi nous devons inclure la composante IRl (In Real life) pour accroître la valeur événementielle de nos mélanges narratifs combinant les dimensions réelles et virtuelles.

Oublions « pour », explorons « avec »
Nous allons progressivement découvrir la vraie portée de créer des histoires AVEC les utilisateurs participants, et non plus P ou R des spectateurs passifs. Comment inclure des zones non écrites au sein de nos histoires scénarisées, réservées aux contributions du public imprévisibles par nature ? Comment une communauté de fans se construit-elle autour d’une passion commune ?
Comment tisser la confiance entre le public et les créateurs, au fil du processus narratif ? Que représente pour un auteur le fait que le véritable contenu d’un projet transmédia soit le dialogue lui-même autour d’un sujet entre auteurs et public ? En matière de transmédia, la récompense ultime n’est pas de trouver un financement, mais de recevoir l’adhésion du public.

L’empathie passe par l’émotion
C’est l’émotion qui nous fait vibrer, partager et échanger. Trouver l’approche émotionnelle qui fait qu’une personne accroche immédiatement avec une histoire, c’est l’essence même du storytelling d’où il faut partir. Fascinés par les nouveaux outils et possibilités que nous découvrions, nous nous sommes beaucoup concentrés sur les mécanismes du transmédia. Mais il est temps de laisser la fascination de côté et de revenir à l’essence de ce qui irrigue toute histoire : l’émotion.

Commencer petit et local

Dans la mesure où la plupart des cas de narration interactive sont composés d’éléments différents (film, livre, spectacle vivant, appli, site, blog…) et que chacun doit se suffire à lui-même dans son rapport à l’utilisateur, il est préférable de commencer à produire certains des éléments sans attendre que tout le puzzle constitué soit abouti et financé. Se tromper dans un de ces domaines étant inévitable, autant se tromper tôt et à petite échelle, que tard et à grande échelle. En matière de narration transmédia, l’expérimentation est de rigueur.

Voilà quelques-unes de mes réflexions actuelles sur là où en est l’exploration de la narration transmédia. Plus nous la pratiquerons, plus des schémas prendront forme, et plus nous définirons des modèles et tirerons d’enseignements. À l’heure actuelle, c’est le domaine des explorateurs entreprenants et des pionniers audacieux. Cette aventure ne rapporte pas encore beaucoup d’argent, et très peu de projets ont eu une véritable reconnaissance publique, mais bientôt elle sera intégrée, adoptée comme nouvelle expérience narrative. D’ailleurs, les diffuseurs dont le travail consiste à faire des choix pour augmenter ou garder leur public prennent tous cette direction.
Ouvrez l’œil : bientôt apparaîtra l’équivalent transmédia de « Big Brother », qui fut aux origines de l’incontournable avènement de la télé réalité.

À suivre…

Michel Reilhac, faiseur d’histoires

> télécharger Astérique n°47 – pdf