Un texte signé Stefano Savona, documentariste, Œil d’or 2018 pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

J’ai grandi dans l’idée de devenir archéologue. Dans mes rêveries d’enfant, obsédées par la relecture compulsive du récit de la découverte de la tombe de Toutânkhamon, je me voyais pénétrer dans une chambre remplie de trésors, puis je soulevais le couvercle du sarcophage pour contempler le masque d’or d’un pharaon encore inconnu. Plus tard, devenu étudiant en archéologie, on m’a appris à avoir honte de ces désirs romanesques de ma première vocation : nos professeurs, qui nous emmenaient fouiller avec eux, nous expliquaient comment les vrais trésors, dont les chercheurs sérieux étaient censés rêver, n’étaient pas faits d’or, de lapis-lazuli ou de turquoise. Ils nous apprenaient que notre mission était d’aller au-delà de la séduction superficielle de beaux objets, pour s’appliquer à la compréhension profonde d’un trait de civilisation, d’un détail encore inconnu du fonctionnement économique ou de l’univers culturel d’une société ancienne. Ils nous rappelaient que, en dépit de tous nos rêves d’enfance, jeunes chasseurs de trésors repentis, cela devait être le but ultime de notre mission, de notre acharnement à séparer sous le soleil du désert, à l’aide d’une brosse à dents, le sable des pierres, et que la seule manière d’y parvenir c’était d’évaluer chaque indice, de trier chaque évidence, avec les techniques scientifiques les plus modernes, et les analyses sociologiques postmodernes.
Je ne me rappelle pas quand, exactement, j’ai commencé à douter de ma vocation d’archéologue, ni si c’était par fidélité à mon rêve d’enfance que j’ai continué jusqu’à l’âge de 25 ans à m’imaginer un futur de chercheur. Ou si, au contraire, c’est ce même désir originel de découvertes, que je sentais trahi par la réalité de mon travail d’archéologue, qui m’a poussé à changer de métier. Mais je sais que c’est en Égypte, lors du travail de recherche pour mon mémoire de thèse, que j’ai décidé de quitter l’archéologie pour commencer à réaliser des images. D’abord des images photographiques, des rencontres, des paysages, des reportages, puis l’envie de raconter des histoires m’a poussé vers le cinéma documentaire.
Je me souviens parfaitement de la sensation presque physique de libération que la redécouverte d’une relation immédiate et instinctive avec le réel m’a offerte à ce moment-là. J’ai senti qu’il aurait suffi de regarder dans la bonne direction, de poser la bonne question, de fouiller au bon endroit pour faire resurgir l’enchantement, la surprise, l’enthousiasme. Armé de cette naïveté retrouvée, j’ai pu découvrir le lien fragile et puissant qui se noue quand la peur de filmer rencontre la peur d’être filmé ; j’ai appris comment, à partir de la légitimité immédiate qui surgit de cette rencontre égalitaire entre deux curiosités, deux désirs, deux pudeurs, une caméra peut s’emparer de la puissance évanescente de l’instant.
C’est au bout de ce parcours intime, que j’ai vécu comme un affranchissement des contraintes accumulées dans la période précédente, qu’en 2011 j’ai eu la chance insigne de filmer la révolution égyptienne. À quelques dizaines de mètres du musée du Caire, où j’avais tant rêvé devant les trésors et les masques d’or des pharaons, dans la lumière dorée des nuits sur la place Tahrir, face aux visages des jeunes révolutionnaires égyptiens, j’ai pu témoigner avec ma caméra du spectacle foudroyant et éphémère d’une foule qui pour un instant se fait peuple. C’était magnifique, mais cela n’a duré qu’un instant, pour eux comme pour moi. Comme le savent bien les poètes, le printemps est la saison la plus cruelle : nos espoirs enfin réalisés nous font croire que tout espoir est finalement réalisable, soudainement tout nous semble possible ; et fatalement les temps à venir nous trouvent moins préparés pour faire face à leur rigueur. Aujourd’hui l’Égypte a replongé dans une des périodes les plus sombres de son histoire, la mémoire du rêve révolutionnaire, dont pourtant nos images témoignent avec une évidence incontestable, est désormais perdue dans un passé mythique, telle une illusion collective. Et moi, en attendant de pouvoir à nouveau vivre et filmer une de ces accélérations de l’histoire où le temps de la réalité coïncide magiquement avec celle du récit, j’ai dû recommencer à faire de l’archéologie… Pas exactement au sens propre mais pour raconter la vie d’une famille de Gaza que j’avais rencontrée lors de l’attaque israélienne de 2009. Pour les besoins d’un travail de reconstruction qui a duré presque dix ans, j’ai renoué avec l’usage des techniques d’analyse de chaque fragment, de la moindre évidence, que j’avais appris à utiliser dans les années pénibles de mes recherches archéologiques. Hélas, je me suis rendu compte que le regard instantané et sincère, ce même regard naïf et instinctif qui trouve sa raison d’être dans l’immédiat de sa relation au réel, n’est pas toujours capable de rendre justice à l’unicité de chaque histoire. Dans le parcours long et pénible imposé par l’histoire de la famille Samouni, j’ai dû questionner la plupart des convictions sur lesquelles je m’étais appuyé lors de mes films précédents ; dans ce processus j’ai perdu beaucoup de mes certitudes sur l’évidence de ce qui, du réel, est perceptible à l’oeil nu et reproductible avec une caméra, j’ai compris comment en toute bonne foi nos images peuvent contribuer, par manque de profondeur ou par excès de confiance, à renforcer les stéréotypes contre lesquels nous croyons lutter. Cette fois, je n’ai rien voulu tenir pour acquis : à chaque instant j’ai cherché une manière de reconstruire ce qui n’était pas visible, pour expliquer ce que j’avais mis tellement de temps à comprendre. Dans mes films précédents, j’avais toujours tourné tout seul avec une petite caméra, mais là je sentais que la seule manière de raconter cette histoire était de passer par un travail pénible de reconstruction ponctuelle et obsessionnelle de chaque détail significatif. Pour y arriver j’ai eu recours à une mise en scène par des animations.
J’ai parfois pensé que les longueurs et les difficultés, la fatigue, rencontrées dans la réalisation de ce film étaient une sorte de punition pour avoir tenu pour acquis la vitesse, le naturel, la facilité, la confiance naïve dans l’évidence des choses, dont le réel m’avait fait cadeau dans mon film précédent.
Cette expérience a fait évoluer ma relation au réel et ma manière de le raconter : en ce moment je cherche de nouvelles formes, des nouveaux dispositifs capables de mieux rendre compte de sa complexité, d’accéder au cœur des contradictions que chaque histoire cache derrière ses apparences. C’est un parcours difficile, parfois désespérant.
Et pourtant chaque fois que je reprends ma caméra pour me lancer vers un nouveau projet, quand tout du sujet que je vais filmer est encore à découvrir, je ne peux pas m’empêcher de repenser au moment mille fois imaginé où tout pour moi a commencé, au dialogue entre les archéologues qui en 1922, auprès d’un escalier creusé dans la pierre de la Vallée des Rois, approchaient leurs yeux à un premier trou dans la porte de la tombe de Toutânkhamon :
« Can you see anything ? » « Yes, wonderful things ! »


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