« Il paraît que quand j’étais toute petite, je me déculottais dans la rue, et quand mon frère me demandait ce que je faisais, je répondais “Je fais du cinéma”. » Un article du journaliste Augustin Faure, pour la lettre Astérisque n°63.

Si Yolande Zauberman n’a, par la suite, pas persévéré dans la voie quelque peu radicale de cette profession de foi juvénile, peut-être cet exhibitionnisme originel révèle-t-il néanmoins quelque chose d’essentiel. Car, d’emblée, c’est un rapport au désir, impulsif, incontrôlable, et une volonté de subvertir les règles qui se trouvent encapsulés dans ce lointain souvenir de provocation enfantine, annonçant les gestes créatifs à venir. « Les scènes que j’ai le plus réussies dans ma vie sont celles où je me suis dit qu’il ne fallait pas que je les fasse.
C’est important de faire des films quand c’est plus fort que soi. » Le désir, donc. Celui de faire comme bon lui semble, et pour cela franchir des barrières, à défaut de pouvoir les briser. De s’en servir comme d’un marchepied pour regarder par-dessus les rangs bien alignés assignés à chacun par la société. 
À 20 ans, Yolande Zauberman a d’ailleurs bien failli se glisser sans broncher dans l’une de ces files d’attente. « À l’époque, des proches m’avaient proposé de créer une petite agence de publicité, et ils avaient tellement insisté que j’y étais allée. »

Pour les besoins de ce travail qu’elle croit apprécier, elle fait l’acquisition d’un magnétoscope tri-standard, permettant de lire les cassettes d’importation américaine. Un achat anodin en apparence, mais qui lui vaut d’être recommandée par une connaissance à un certain Amos Gitaï. « Il est venu chez moi parce qu’il cherchait à voir un film en NTSC. J’avais vu la semaine précédente son Journal de campagne, qui m’avait posé pas mal de problèmes. Il y considérait l’œil de la caméra comme l’œil de la démocratie. Or je trouve que si la caméra peut avoir un vrai regard, elle ne peut pas tout embrasser. Il est venu, et m’a montré un autre film, The House, que j’ai trouvé très beau, sur une maison qui avait appartenu à différents propriétaires. Et quinze jours plus tard, il me proposait de travailler avec lui. J’ai tout lâché et j’y suis allée. C’était plus fort que moi. J’étais émerveillée. » Un mot que Yolande Zauberman affectionne particulièrement résume bien cette bifurcation soudaine que d’autres qualifieraient de « destin » : « sérendipité ». « Ce mot, c’est vraiment mon parcours. Le cinéma m’a réveillée, morceau par morceau. »
De cette rencontre déterminante va en effet découler une vie entière, et poser les bases de tous les films à venir de Yolande Zauberman. Ainsi de M, son dernier documentaire, sorti en salles début 2019, amorcé sans le savoir quinze ans plus tôt, alors qu’elle découvre, au détour d’un plan de Kedma de son mentor Gitaï, Menahem, jeune chanteur à la voix d’or, qui la fascine par sa maîtrise du yiddish et une douleur immédiatement décelable, recouvrant des abus sexuels commis par des membres éminents de sa communauté ultra-orthodoxe de Tel Aviv. « Chez moi, les rencontres obéissent toujours à un double rythme, à la fois très lent et très rapide. Lorsque je découvre Menahem, il a 20 ans. Je ne le revois qu’à 35 ans, et pourtant j’ai l’impression de le connaître depuis toujours, et nous démarrons le tournage immédiatement. » Dernier exemple en date d’une carrière n’obéissant qu’à l’instinct, aux rencontres provoquées ou fortuites, entre épiphanie et révélation. Un cinéma au plus près du corps qui se déploie en une dizaine de films sensuels et tactiles, entre bras de fer et étreintes. « Souvent, je dis que je suis “la sœur des hommes”. Je peux m’approcher très près d’eux, ils n’ont pas peur, ils me laissent faire. Filmer, pour moi, c’est un acte amoureux. C’est entre émerveillement et terreur que cela se passe. »

Ce flottement entre un enthousiasme débordant et un doute permanent illustre parfaitement l’une des obsessions de Yolande Zauberman : observer longuement les frontières, symboliques ou concrètes, pour y trouver la faille (« J’entre dans le monde de mes ancêtres à travers une blessure », dit-elle en voix-off au moment de pénétrer dans la communauté intégriste des Neturei Karta dans M), et s’y engouffrer afin de passer d’un monde à l’autre, et seulement ainsi espérer naviguer dans les no man’s land où se nichent les vérités les plus inavouables, mais aussi les plus belles. Des non-lieux qu’elle part explorer la nuit venue, dans laquelle elle ne cesse de plonger depuis Un Juif à la mer, avec sa caméra comme bouclier. « Les frontières m’intéressent beaucoup : comment on les traverse, qui vous les fait traverser, comment on inverse les choses… La nuit, elles ne sont pas les mêmes entre les gens. Je n’aurais jamais fait les rencontres que j’ai faites dans mes films durant la journée. Les personnes errent, prennent le temps. Dans la nuit, je peux avoir peur de me balader toute seule. Avec une caméra, jamais. » Avec ses cadres de traviole, le flou assumé de ses images, des éclairages naturels ne craignant jamais de se faire dévorer par l’obscurité, cette filmeuse compulsive laisse libre cours à une impolitesse esthétique peu commune, qui, en déstabilisant le spectateur, l’oblige à une écoute inédite et à un renouvellement complet de son regard. « Chaque fois, je me dis que les producteurs vont être furieux, et finalement jamais… Tous ces films sont sortis en salles, sans que je le sache au départ. Il y a donc un geste reconnu comme un geste de cinéma. »

De là à voir Yolande Zauberman comme une contrebandière, flirtant avec, sinon la légalité, du moins des codes tacites, il n’y a qu’un pas que l’évocation de sa carrière invite à franchir, comme en témoigne le tournage clandestin de son premier film, Classified People, dans l’Afrique du Sud fractionnée par le régime d’apartheid. « Nous avons été dénoncés. C’était l’époque où une loi très dure avait été votée contre les gens pris avec une caméra. Des types sont venus pour nous arrêter, mais nous n’avions pas de matériel sur nous, et nous étions à deux voitures. Comme dans un film, nous nous sommes lancés dans une course-poursuite avec eux ! En même temps, mon système de clandestinité, c’était d’être visible pour devenir invisible. On ne se cachait pas, on se faisait passer pour une équipe de fiction. Nous tournions en 16 mm, et nous avions mis le nom de ma grand-mère, Sarah, comme titre du film. » Au bout de ces déambulations plus ou moins mouvementées, une fois le film projeté, l’écran devient la dernière frontière à subvertir, que Zauberman cherche à rendre poreuse pour espérer atteindre le spectateur et le changer en profondeur, dans une conception proactive du cinéma documentaire. « Quand, pendant le film, il y a quelque chose de l’ordre d’une transformation qui se joue, rien n’est plus passionnant que l’aller et retour entre ce que l’on sait, et ce que l’on ne sait pas. » Chez elle, l’écran est autant la paroi de la caverne de Platon que sa porte de sortie, une ouverture qu’elle franchit pour se jeter dans les bras de ses semblables, leur enserrer le visage dans des gros plans crus mais pleins d’attention et de délicatesse (« Le regard, c’est beaucoup. Il y a le mot “égard” dedans… ») et leur poser les questions qui la hantent. « Would you have sex with an Arab ? », dans le film du même titre, en est une, sûrement la plus provocante de toutes, posée à des Israéliens anonymes, aboutissant à des réactions extrêmes, entre gêne, colère et hilarité, et, par la même, profondément vraies. À la base de cette interpellation intrusive et éminemment politique, deux certitudes. Tout d’abord, que « pour désirer quelqu’un, il faut le voir. Or le principe des régimes antagonistes, c’est de faire en sorte que les gens ne se voient pas. Pour pouvoir se détester, se blesser, se tuer, il faut ne pas voir l’Autre. Quand vous voyez le visage de l’Autre, vous savez qu’il a un père, une mère, qu’il sera pleuré… Et tout d’un coup, cela devient extrêmement difficile de le blesser. » Et une autre, tout aussi importante, ramenée de son premier film : « Dans Classified People, les gens que j’ai filmés m’ont appris que le lieu de la politique, c’était l’intime. » Une idée aussi minimaliste que révolutionnaire, devenue le centre de gravité de toutes ses œuvres suivantes, en particulier Un Juif à la mer, surprenant monologue de son compagnon, le journaliste politique Sélim Nassib, enregistré une nuit d’insomnie, sur le toit d’un immeuble de Tel Aviv, par une réalisatrice en colère. « Nous nous sommes retrouvés en conflit car il avait perdu la batterie de ma caméra lors d’un tournage. Je me suis alors dit : “C’est pas possible, il ne veut pas me laisser filmer, au fond, ce qu’il veut, c’est que je le filme lui !” Il a eu beau me dire que non, je l’ai forcé à me raconter toutes ses rencontres avec les Palestiniens, mais sans un mot de commentaire politique. C’est un homme traversé par plein de frontières, qui, par son nom et son physique, peut être assimilable aux trois communautés, musulmane, juive et chrétienne. Ce qui lui a permis d’entrer facilement dans chacune d’entre elles et d’y être accepté. Lui ne croyait pas du tout au projet, et me parlait pour me calmer. Je trouve ça tellement plus fort que s’il m’avait raconté son histoire en connivence… Ce n’est pas du tout pareil que raconter pour plaire. »

Mais d’où vient cette quête perpétuelle de témoignages, parfois intimes jusqu’à l’impudeur, quitte à les arracher s’il le faut à des interlocuteurs timorés, qui tous dévoilent un attachement magnétique à un territoire perdu ? Car nombre de personnages de Yolande Zauberman semblent frappés du même atavisme, un besoin vital de fuir le lieu des origines, pour finir par y être rappelés comme par une force irrépressible. De Robert, Sud-Africain parti combattre en France lors de la Première Guerre mondiale, revenant dans son pays ségrégationniste pour y être humilié en raison de sa couleur de peau, rejeté par sa femme française et ses deux fils blancs, mais finalement y retrouver un amour incandescent avec Doris, « colored » comme lui, à Menahem, exilé de son enfance par la flétrissure du viol, de retour dans le champ de mines de son passé pour demander des comptes aux coupables et tenter de leur offrir son pardon. Que peut donc recouvrir cette attirance pour ces Ulysse et leurs Ithaque ? « L’origine, ça n’est pas clair pour moi. Mes deux parents viennent de Pologne, de la même rue dans la même ville. Moi, je suis née à Paris. Ils n’ont jamais voulu parler polonais à la maison, mon père l’interdisait à ma mère, car il était très fâché contre les siens. Du coup, j’avais l’impression que ma langue maternelle, c’était le silence. J’ai le sentiment d’appartenir à l’endroit où je suis née, mais il n’y a que mes pieds qui tiennent là. Je n’ai pas de lieu où revenir, où j’irais parce qu’il y a mes ancêtres. J’envie les gens capables de revenir à un de ces endroits. Le cinéma, c’est ma façon à moi de traverser les lieux des autres. » À l’image de son compagnon, Yolande Zauberman est donc elle aussi cette invitée roublarde et innocente, sachant s’imposer là où elle n’est pas souhaitée, pour mieux finir reine de la soirée, en confidente attentive et pleine d’empathie, que chaque âme en peine ou en colère approche après un temps de méfiance. « Je crois que j’ai eu des périodes. J’ai commencé avec les vieux couples amoureux. Après, je suis passée aux enfants, puis à la musique underground, et enfin ma période sur le sexe, pour revenir à la base de tout. Je pense revenir aux femmes dans mes futurs projets. »

Comme si, loin de se soucier d’être aimée, Yolande Zauberman n’ambitionnait rien de plus que d’aimer elle-même de façon inconditionnelle, avec pour seule contrepartie de vivre un simple moment d’humanité partagée. « J’ai appris depuis mon premier film que ce n’est pas tant l’histoire qui est importante. Je préférerai toujours les gens à leurs histoires. »

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