Propos recueillis par le réalisateur et auteur Rémi Lainé, pour la lettre Astérisque n°60.

Ange est tout gamin. Sept ans à peine. Il marche sur les chemins de sa Provence natale, main dans la main avec son père, un Corse, poilu de base monté en grade au front et devenu officier chargé de décorations. Il ne parle jamais de sa guerre. Il est toujours soucieux de l’éducation de ses quatre garçons. Ange est le second. Ange est curieux de tout. « Ça c’est qui ? Et lui pourquoi il est là ? Et ça, à quoi ça sert ? » Le père l’interrompt : « Ça suffit, tais-toi maintenant, ouvre les yeux et regarde ! »

Plus de quatre-vingts ans passent. Au matin du 14 juillet 2015, allez savoir pourquoi ce matin-là, Ange devenu vieux se réveille dans sa maison de Balagne, face à la mer, non loin du désert rocheux des Agriates, la terre ancestrale des Casta. Lui vient un impérieux besoin d’écrire. Il rédige dix-huit pages d’un souffle. Quatorze mois plus tard il en a écrit quatre cents. Il dédie son manuscrit à Basile Casta, son père. Il l’intitule Ouvre les yeux et regarde. Entre ces deux moments, une vie. 

Autant le dire vite : si la Scam est encore et toujours la Scam, Ange Casta n’y est pas pour rien. Il y a des terrains sensibles, des mots susceptibles de réveiller quelques vieux démons. Marchons sur des œufs. Disons simplement qu’au tournant des années 2000, la Scam, qui comptait alors vingt et un ans d’existence et seize mille membres, a subi une grave crise de croissance qui a failli l’emporter : autour de la question de l’ouverture du répertoire maison aux émissions de flux, une vive polémique est née, nourrie par une inquiétude de voir remise en cause la vocation historique de la Scam.

Un mouvement s’est constitué, le Collectif des auteurs réalisateurs pour la défense des œuvres, (Cardo) en opposition à la politique menée par le conseil d’administration de l’époque, où siégeaient pourtant quelques éminents membres fondateurs de la Scam (Jean-Marie Drot, Guy Seligmann, Henri de Turenne…). Dans la logique d’une décision du Conseil d’État, fallait-il considérer certaines émissions de téléréalité comme des œuvres audiovisuelles inspirées du réel et donc les rendre éligibles au répertoire de la Scam ? Oui, disaient ceux des décideurs qui voyaient plus loin : c’est un passage obligé pour que la Scam se développe et survive à l’évolution des pratiques de la télé.
Non, rétorquaient les contestataires menés par le Cardo : la volonté d’augmenter coûte que coûte le chiffre d’affaires contribue à mettre en danger la conception même de l’œuvre et risque de noyer la singularité du documentaire dans le flot télévisuel. 

On ne peut résumer ce conflit, qui faisait planer une sévère menace de scission entre « jeunes » et « anciens » : ils étaient bien représentés dans les deux camps. On ne peut davantage le réduire aux tenants d’un documentaire orthodoxe face aux partisans d’une conception plus large de l’« œuvre » : à lire aujourd’hui la liste des dissidents de l’époque, on constate que certains ont fait montre depuis d’une notion assez large de l’« œuvre ». En tout cas, la Scam a failli y laisser sa peau. La crise fut vive et les mots violents. Elle dura plus de deux ans. En vieux sage, Ange Casta résume aujourd’hui la tourmente en trois mots : « lutte de pouvoir ». Car, en sous-main, il y avait aussi – et peut-être surtout – des questions de personnes et de forts caractères. Brisons là l’exposé des raisons du conflit. 

Ange Casta est alors un membre discret du conseil d’administration. « Un soir, Charles – [Brabant, fondateur de la Scam et ancien président] – m’appelle. Il veut me voir d’urgence. Il vient aussitôt chez moi et me dit : ‹ la Scam est en perdition, elle peut disparaître. Dans deux jours, on élit le nouveau président… › » Et de convaincre Casta qu’il est le seul recours. Pourquoi lui ? « Malgré mes convictions, je ne m’étais jamais engagé avec personne, personne ne pouvait contredire. Et on me reconnaissait comme réalisateur. » Un réalisateur éclectique qui connaît tous les genres pour les avoir pratiqués et dispose de ce fait d’une vision large et bienveillante de l’« œuvre » et de la télévision, qu’il qualifie lors de son intronisation comme président d’« instrument de création, de culture, d’information, d’éducation et de divertissement, qui viendrait s’inscrire naturellement dans le prolongement de l’école laïque et républicaine ». 

Au-delà des mots, qu’a donc fait cet homme pour être reconnu par ses pairs comme providentiel ? Des films. Beaucoup de films. Des films qui interrogent. « Chaque film que j’ai fait répondait d’abord à une question que je me posais. » Sa première mise en scène, c’est au théâtre. Étudiant en licence de psycho à Aix-en-Provence, il s’ennuie. Et entreprend à dix-neuf ans de monter Antigone d’Anouilh. Nadine, en fin d’études de philosophie, passionnée de théâtre, de danse et de cinéma, interprète Antigone, elle deviendra plus tard sa première femme et la mère de ses deux enfants. Elle lui suggère de poursuivre ses rêves de mise en scène au cinéma.
Ange est encore mineur. Il doit convaincre son père, qui le voit déjà devenir professeur, de le laisser partir. « Pour lui, une licence c’était l’équivalent d’un grade de général. Il me dit : ‹ Tu veux faire du cinéma à Paris ? Va falloir que tu travailles, je ne peux pas te financer › ». Il m’a fallu trois jours pour le convaincre. Il m’a payé le trajet aller et retour en me prévenant : « entre deux, tu te débrouilles… »

À Paris, Ange squatte trois mètres carrés de la chambre de son frère aîné à la Cité universitaire. II s’essaie à la vente immobilière, trouve un boulot plus en accord avec ses aspirations, au dépôt légal des éditions phonographiques de la Bibliothèque nationale, le disque. Il est reçu à l’Idhec (devenu la Fémis). Il réalise un premier court-métrage, Autour de Casque d’or, diffusé dans l’émission de la télévision débutante Pêle-Mêle le 28 novembre 1951. Il met ainsi le pied dans la télé. Ce sera sa vie.

La télé, c’est alors en France vingt-cinq mille récepteurs pour une seule chaîne en noir et blanc. Mais c’est déjà un monde et Ange y trace sa route. Grands reportages, Cinq colonnes à la une, documentaires de création, fictions. Il se frotte à tous les genres et à quelques grandes figures du cinéma, Suzanne Flon, Patrick Dewaere, Jean Desailly, Juliette Gréco, Bernard Fresson. On lui demande au débotté de citer trois de ses films. Avec De mère en fille, où se croisent quatre générations de femmes d’une famille de mineurs du Nord, il décroche en 1965 le Prix René Barthélemy de la meilleure émission de télévision. « La télévision, quand elle est faite par des hommes comme Ange Casta, découvre la réalité au point d’inventer un monde », lit-on dans Le Nouvel Observateur. « Petit chef-d’œuvre » (Télé 7 Jours). « Un film néoréaliste par la force des choses » (France-Soir). Il note que ce qui l’animait sur ce projet, c’était d’explorer les non-dits qui se transmettent d’une génération à l’autre. 

Vingt-cinq ans plus tard, en 1991, il signe avec Odile, sa future épouse, Beurs, scènes de vie et états d’âme de Zineb, Djamel et Khalid, leur relation avec la citoyenneté française et leurs racines d’outre-Méditerranée. Ils s’attachent à décrire leur énergie, leur créativité, leurs réussites, prennent à contre-pied les clichés sur la banlieue. « Loin des caricatures idylliques ou apocalyptiques, Vive la République, vive la France », s’enflamme Le Nouvel Observateur. Ange Casta est fier aujourd’hui d’avoir saisi ces instants précieux de la vie de ces « trois merveilleuses personnes, leur classe folle », au moment où elles se « sentaient devenir françaises ».

Dans le top de ses œuvres, Ange cite encore Jaurès, vie et mort d’un socialiste. C’est une fiction documentaire ou plutôt très documentée, une somme de deux heures réalisée en 1980, au crépuscule des années Giscard, une morne fin de régime dans laquelle Casta veut donner à entendre l’extrême modernité de la parole de Jaurès, comme la promesse de temps nouveaux. Il confie le rôle-titre à Bernard Fresson. Michel Rocard voit dans le film matière à « réconcilier le peuple de France avec son histoire » et l’historien Claude Manceron prend sa plume pour louer, dans Les Nouvelles littéraires, une œuvre qui « excite le cœur et la pensée ». Mais c’est un lien bien plus intime qui lie Ange au tribun socialiste : « Tu te souviens de la fameuse photo de Jaurès au Pré-Saint-Gervais, quand il harangue la foule ? Mon père y était. Comme je te l’ai dit, mon père ne parlait jamais de sa guerre. Mais il parlait toujours de Jaurès. » En hommage au père, sans doute, Casta écrit un mot à François Mitterrand, alors candidat de la gauche aux élections présidentielles de 1981 qui se profilent. « Vous serez élu président. Je ne peux pas m’empêcher de vous dire que le socialisme, c’est d’abord une morale. » Un peu plus tard à la sortie d’une réunion politique publique, Casta aperçoit Mitterrand au milieu d’amis politiques. « François Mitterrand fait trois pas dans ma direction, me désigne, doigt tendu :
– Vous m’avez écrit une lettre ?
– Oui…
– Je l’ai lue… (son mince sourire au coin des lèvres) ». 

Faut-il y voir un effet retard des non-dits de l’enfance et de la guerre tue par le père ? En 1970, Casta aborde un autre des films de sa vie. « En discutant avec Minh Duc Hoaï Thrin, une journaliste vietnamienne venue couvrir les accords de Paris, je me suis rendu compte que ces gens vivaient en guerre depuis vingt-cinq ans. La guerre tout le temps. Nixon venait d’être élu et il avait annoncé le début du retrait des troupes américaines. » Il pressent un tournant de l’histoire. La télé d’alors, ce sont des désirs et des coups de cœur, des enthousiasmes spontanés. « Je monte voir Desgraupes – alors directeur de l’information de l’ORTF. Je le croise au moment où il sort de son bureau. Il me dit qu’il n’a pas le temps, il a un déjeuner, j’insiste, il m’accorde le trajet jusqu’à l’ascenseur.
Je lui dis que je veux partir au Vietnam.
– Tu as envie d’y faire quoi ?
– Vivre avec le peuple…
– Tu parles vietnamien ? (petit rire)
– Non… Mais je me débrouillerai.
– Tu sais que c’est dangereux ?
– Oui, c’est la guerre…
– Alors vas-y ».

C’est ainsi qu’à l’époque on vend un film… Un pitch à l’ancienne en quelque sorte, ni teaser ni synopsis ou note d’intention, quelques secondes à la volée. Huit jours plus tard, Casta s’envole pour le Sud-Vietnam avec deux compagnons, le chef opérateur Jean-Louis Normand et l’ingénieur du son
Guy Crassat, et Minh Duc Hoai Trinh comme interprète et conseillère. Ils vont rester cinq mois à filmer la mutation d’un pays sous les bombes. À voir sa guerre « au coin de la rue » autour de Saïgon, on pense au roman de Graham Greene Un Américain bien tranquille, qui décrit à vingt ans d’intervalle le même monde crépusculaire. La guerre a vingt-cinq ans est un film admirablement tourné au cœur du drame, avec l’énergie du reportage et la grâce du cinéma. Le Vietnam, dit-il, l’a « asiatisé ». Est-ce là qu’il a puisé sa réputation de sage ? À l’entendre, ce fut comme une seconde naissance.

En septembre 2003, donc, Ange Casta prend les rênes de la Scam. Il adresse un long courrier à tous les auteurs, à la fois pacte de paix et feuille de route. Il en appelle à « une génération nouvelle de femmes et d’hommes […] talentueux, lucides et sages, volontaires et surtout capables d’anticiper pour faire face aux défis qui s’accumulent, à la pression qui s’exerce pour réduire la place des auteurs, pour s’attaquer à son droit moral qui est le fondement et la justification de leur existence ». État-major de crise : il remet tout à plat, charge le réalisateur Patrick Benquet, élu au conseil d’administration et futur président de la commission audiovisuelle, de solliciter des auteurs répondant au profil défini ci-dessus. L’élan est donné, il faudra encore quelques années mais une nouvelle génération commence à se mobiliser. En 2011, Jean-Xavier de Lestrade accède à la présidence, premier de sa génération à être élu à ce poste. 2013, Julie Bertuccelli, première femme.
Puis Anne Georget en 2015. Sous l’impulsion d’Ange Casta, la Scam renforcée est entrée dans un nouvel âge. Elle dépasse aujourd’hui les quarante-six mille membres. 

Venons-en à l’« une des choses dont [il est] le plus fier ». Entre autres chantiers de rénovation, il entreprend durant son mandat de refonder le système des répartitions, débordé par le nombre d’œuvres déclarées et par une procédure de classement qui, trop sujette à la subjectivité, prête au soupçon de favoritisme. Au terme de longues études, on conçoit le nouveau barème, établi sur des règles objectives. Lors d’une de ces multiples réunions où il échangeait des réflexions avec Laurent Duvillier – le directeur général de l’époque – et Michèle Larcher – sa plus proche collaboratrice –, Casta lance l’idée d’une distinction pour extraire chaque année du flux télé les films les plus singuliers, aboutis, audacieux. « Je constatais la solitude des auteurs de documentaires, leur paupérisation, leurs très beaux films diffusés après minuit… » Lui qui avait tant pratiqué ce que l’on appelle aujourd’hui le prime considère que c’est une injustice. Et que le rôle de la Scam est aussi de valoriser ces films. « Mon regard se porte sur le papier à lettres de la Scam et son logo… » L’étoile… Avec Patrick Benquet, qui en deviendra le maître d’œuvre, et Carine Bled Auclair, l’infatigable artisane, ils imaginent décliner trente fois cette étoile pour distinguer autant de films chaque année. C’est ainsi que sont nées les Étoiles de la Scam. Elles leur doivent une fière chandelle et leurs douze bougies soufflées cette année valaient bien que l’on revienne sur l’histoire. Cette année, cinq mille spectateurs en deux jours se sont pressés au Forum des Halles pour voir les trente Étoiles 2017. 

Dans une vie aussi riche, on ne peut s’empêcher de chercher des concordances et des logiques invisibles. Une dernière pour la route – mais il y aurait tant à raconter… En 1986, Ange Casta est au Mexique. Il tourne Que vive Mexico, un « portrait » de la capitale mexicaine, qui sera notamment salué par la critique, lors de sa sortie, pour ce qu’il décrit, « des stratégies de survie et d’entraide ». À ses côtés, celle qui est devenue sa seconde épouse et son assistante, Odile. Les enfants restés à la maison leur annoncent l’arrivée d’un courrier de l’Élysée. François Mitterrand a décerné la Légion d’honneur à Ange Casta et propose de la lui remettre en personne à l’Élysée. La cérémonie a lieu en octobre de la même année. Le président cite de mémoire quelques pièces maîtresses de la filmographie de Casta, et en particulier Jaurès. Puis, après lui avoir épinglé la croix au revers, Mitterrand lui glisse à l’oreille un énigmatique « On vous devait bien ça, Ange Casta. » Ange n’a jamais su ce qu’il sous-entendait. Mais on ne saurait mieux dire.

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