Ho Chi Minh (1890-1969) et Pham Van Dong (1906-2000). (Vietnam). Vers 1966. Photo Roger Pic / adoc-photos

Maria Callas (1923-1977). 1964. Photo Roger Pic / adoc-photos

Ernesto Che Guevara (1928-1967). 1963. Photo Roger Pic / adoc-photos

À l’automne de l’année 2000, Jean-Claude Gautrand, fin connaisseur de la photographie française, publie aux éditions Marval un imposant ouvrage consacré à Roger Pic. Il en ressort un parcours très riche, vivant – la parole de Roger Pic y occupe une large place –, et deux temps forts : le théâtre et le reportage. Mais il faut nuancer cette approche, car si le théâtre habite une grande partie de la vie et de la carrière de Roger Pic, celui-ci s’est intéressé à d’autres formes de spectacle, dont l’opéra, mais également des arts plus populaires comme le cabaret et la chanson. Car Pic est un esprit ouvert, ni dogmatique ni sectaire. De même que pour ce qui touche au reportage, il ne s’est pas limité à la pratique de la photographie : au cours des années 1960, alors que la télévision va connaître dans le domaine de l’information un essor constant, il passe du Leica à la Beaulieu 16 mm, considérant qu’il peut en dire plus avec l’image animée. Ici également, il faut nuancer le propos : sur le terrain, Pic n’a jamais délaissé complètement la photographie, y compris dans des situations périlleuses. Il raconte ainsi qu’il lui est arrivé de couvrir un événement avec une caméra dans la main droite et un appareil photographique dans la main gauche.

Né en 1920 dans une famille modeste, d’un père artisan qui tient à Paris un atelier de réparation de cadrans d’horlogerie et d’une mère d’origine arménienne, le jeune Roger, fils unique, reçoit en héritage des valeurs morales ainsi qu’une ouverture d’esprit sur le monde de la culture qui vont forger sa personnalité et ses goûts. Alors que la France se relève à peine de la Grande Guerre, le milieu familial dans lequel il grandit – le modèle du père – privilégie le travail. Mais les parents fréquentent aussi les spectacles de variétés et les salles de cinéma. Roger va enrichir cet héritage grâce notamment à des rencontres au sein du réseau des auberges de jeunesse qui se développe dans le contexte du Front populaire. S’il ne s’est pas engagé politiquement, il tient de son père une vision du monde socialiste, ou plutôt humaniste, qui l’accompagnera tout au long de sa vie et guidera ses choix, en particulier dans les positions qu’il prend en tant que reporter. Il ne défendra pas un parti mais une cause, même si, comme beaucoup d’artistes et d’intellectuels de son entourage, il se sent proche après la Libération de celles et ceux que l’on a appelés les « compagnons de route » du PCF. Pour l’heure, si engagement il y a, il se dessine en direction du théâtre, dont il faut mentionner ici les principales séquences ainsi que les figures qui ont entouré Roger Pic. À commencer par Jean Marie Serreau. Les deux hommes se sont rencontrés en 1937 et sont voisins depuis 1939, au 21 de l’avenue du Maine, dans le quartier de Montparnasse à Paris. Serreau sera le metteur en scène de très grands auteurs. La liste à laquelle est associé son nom est éloquente, en particulier ceux qui ont marqué le théâtre du xxe siècle : Pirandello, Brecht, Ionesco, Beckett, Genet…

Avant de se lancer et de documenter photographiquement les productions de Jean-Marie Serreau, le jeune Roger monte sur les planches tout en travaillant comme régisseur. On le surnomme alors Picrate, pseudonyme dont ses amis ne vont vite garder que les trois premières lettres. Dans l’entourage de Serreau, on trouve le comédien Jacques Dufilho, mais aussi Pierre Jamet, qui va initier Pic – c’est désormais son nom – à la photographie. Les moyens dont dispose cette troupe sont alors limités, l’enthousiasme et la passion font le reste. Mais la guerre brise leur élan. Pic va vivre dans la clandestinité pour échapper au service du travail obligatoire (STO) et aux camps de jeunesse du régime de Vichy. Il se rapproche de la Résistance, sans toutefois participer à leurs opérations. Il retrouvera sa place aux côtés de Serreau en 1944, quand celui-ci lui demande de rejoindre une structure qu’il a créée sous le nom de « Travail et Culture ».

Roger Pic développe son expérience de la photographie en autodidacte avec un vieux Rolleiflex d’occasion et c’est en 1945 que débute véritablement son travail sur le théâtre. Sa pratique s’organise autour des représentations publiques ; les reconstitutions hors de l’espace de la scène ou les portraits en marge des spectacles l’intéressent moins. Pic recherche l’authenticité du témoignage visuel – il a quelque chose du reporter ; il privilégie la mobilité de ses déplacements face à tout ce qui se déploie sur scène. Il passera ainsi au 24 x 36 et optera pour le Leica, un appareil plus léger, plus maniable, et dont les optiques vont lui permettre d’opérer quel que soit l’éclairage des acteurs. Sa carrière s’ouvre à d’autres artistes ; parmi eux la compagnie Renaud-Barrault, dont le nom est étroitement associé à des auteurs tels que Samuel Beckett. Il travaille au Théâtre de Babylone, où est monté le célèbre En attendant Godot ; il couvre également les spectacles du Théâtre Sarah-Bernhardt, futur Théâtre de la Ville. Mais un auteur et une troupe vont marquer son parcours en 1954 : Bertolt Brecht et le Berliner Ensemble. Ses images de la pièce Mère Courage et ses enfants vont attirer l’attention de Roland Barthes, qui rédige la postface d’un recueil de photographies de cette pièce, paru en 1960 aux éditions de l’Arche, et dont Jean-Claude Gautrand retient l’une des analyses : « Les photographies de Pic n’illustrent pas, elles aident à découvrir l’intention profonde de la création. »

Un nouveau chapitre s’ouvre avec les reportages sur Cuba – il s’y rendra à neuf reprises. Sa vision du monde, que l’on peut rapprocher des positions des intellectuels français de l’époque, l’incite à aller voir de plus près ce qui se passe sur cette île mais aussi dans la tête de Fidel Castro. Il s’embarque seul dans cette aventure et ne se soucie guère des risques de l’entreprise, ni de ses coûts. Heureusement, le magazine Paris Match lui achètera ses photographies, dont un sujet original sur Castro qui témoigne d’une certaine proximité, pour ne pas dire de la complicité, que Pic a su instaurer avec le Líder Máximo. À l’occasion de ses séjours à Cuba, il commence à réaliser des enregistrements sonores, puis des entretiens filmés qu’il vend au magazine télévisé Cinq colonnes à la une. Dans cette émission conçue en 1959 par les trois Pierre légendaires, Desgraupes, Dumayet et Lazareff, il traite régulièrement de l’actualité internationale. Il signera au total onze grands reportages – qu’il réalise lui-même de A à Z : tournage, prise de son, montage et mixage –, dont un reportage sur l’Algérie et Ben Bella, sujet alors sensible dans la France des années 1960. Après Cuba, sa curiosité l’entraîne vers le Vietnam. La plupart des photojournalistes s’embarquent aux côtés des Américains et couvrent, souvent au péril de leur vie, les opérations militaires. Pic choisit le Nord afin de témoigner des conséquences de cette guerre sur la vie quotidienne de la population. Jusqu’en 1975, année de la fin du conflit, il effectuera plusieurs voyages dans cette partie du Vietnam, qui lui permettront entre autres de mener des entretiens avec le général Giáp et avec Hô Chi Minh. Pic refuse la vision spectaculaire de la guerre et privilégie la dimension humaine. Conversations avec les dirigeants et points de vue sur la société nourrissent son propos. Ses choix ont fait l’objet de vives critiques et il a été régulièrement qualifié de propagandiste par la presse de droite. « Je ne suis membre d’aucun parti […] je suis partisan d’un monde libre […] je suis un humaniste, un mondialiste avant toute autre considération », répète-t-il à Jean-Claude Gautrand. Si la diffusion de Cinq colonnes à la une cesse en 1969, Pic n’interrompt pas pour autant ses reportages. Il collabore à d’autres magazines du même genre, tels que Panorama. La chaîne TF1 présente en 1976 un long documentaire qu’il a réalisé sur la Chine de Mao. Mais peu à peu, l’audience de ces magazines décroît. Pic ne désarme pas, il y croit encore. Il s’intéresse à l’Asie, mais aussi au Moyen-Orient : il rencontre Yasser Arafat en 1977 ; il est à Téhéran au moment de la guerre Iran-Irak. Il se tourne aussi vers le continent africain, interroge le destin de populations en détresse et voit se profiler le phénomène des migrations. C’est avec son « Plaidoyer pour l’Afrique » qu’il signera en 1989 son dernier grand reportage. « Je suis avant tout un homme d’images et il faut que l’image parle d’elle-même » : ces mots résonnent comme une profession de foi et témoignent d’une certaine humilité.

Il n’empêche que son parcours sera jalonné d’intuitions, à travers un choix de sujets et de points de vue qui correspondent aux questionnements de son époque. Il a été présent au bon endroit et au bon moment, s’agissant de l’histoire en train de s’écrire comme de la création théâtrale qu’il a eu la chance d’accompagner pendant trois décennies. Au fil des pages de la monographie de Jean-Claude Gautrand, on mesure la quantité vertigineuse de personnalités qu’il a pu côtoyer et qui ont façonné le XXe siècle.

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