Un texte signé Emilienne Malfatto, journaliste, photographe, romancière, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021.

Je viens du journalisme. Du réel. Plus encore, j’ai fait mes premières armes à l’Agence France Presse, école du réel par excellence où le journaliste est supposé s’effacer derrière les faits, les sources, les dates. Et c’est tout.
Sauf que ce n’est jamais tout. L’idée d’objectivité m’a toujours paru être un mirage puisque le journaliste, le photographe, le vidéaste est forcément subjectif. À chaque décision, il y a subjectivité – je cadre ma photo de telle façon, et laisse hors-champ certains éléments, je choisis de parler à telle ou telle personne, je décide d’utiliser un certain verbe, etc.
Tout ceci en fonction du réel perçu, mais également – inutile de le nier – de ma sensibilité, mon histoire, mes influences, mon humeur du jour. Tout au plus peut-on parler de sincérité, d’honnêteté. À commencer par l’honnêteté d’admettre la part de subjectivité – et d’arbitraire – dans ce qu’on entreprend.
Il y a trois ans, j’ai écrit de la fiction pour la toute première fois. Une histoire qui se passe en Irak, où je travaille depuis des années (un pays dont je connais bien, donc, la réalité). Et cette expérience inédite et imprévue m’a ouvert la porte d’un monde.
J’ai trouvé dans la fiction une liberté qui m’a permis d’exprimer des choses – des choses réelles – que je n’aurais pas pu dire autrement. Être auteur, quelle merveille, quelle sensation de toute-puissance, celle d’un petit démiurge aux commandes d’un théâtre de marionnettes dont on décide des actions, des pensées. Ou est-ce le contraire ? Dans l’écriture de fiction, j’ai surtout eu l’impression de ne pas décider. Plutôt le sentiment de prendre en dictée un texte déjà écrit. Comme si le réel avait infusé dans mon inconscient et surgissait maintenant sous cette forme.
Aussi, quand on me pose la question : l’histoire est-elle vraie ? J’ai chaque fois envie de répondre comme Boris Vian : « elle est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». Et encore, ce ne serait pas entièrement juste. Je l’ai imaginée, certes, mais en m’inspirant de lieux, de personnes, de situations que je connais. Les scènes de guerre font écho à un vécu personnel. Et mes personnages – Hassan, Amir, Ali… – évoquent des personnes réelles à qui j’ai volé des traits ici et là, des expressions, des brins de personnalité. L’auteur est-il un vampire ? Peut-être.
Quoi qu’il en soit, cette fiction m’a permis d’exprimer une certaine réalité irakienne – une réalité intime que j’ai appréhendée à force de temps, de conversations, de vacuité aussi –, ces après-midi écrasées de chaleur passées à ne rien faire et qui révèlent aussi quelque chose du pays.
Un an environ après cette première expérience d’écriture de fiction, j’ai réalisé une longue enquête en Colombie. Une enquête journalistique, ce genre qui se définit par la négative : non-fiction. Il s’agissait de remonter le fil qui avait conduit à l’assassinat d’une femme, Maritza, près de la côte caraïbe. J’ai parlé à des dizaines de personnes, leur posant chaque fois les mêmes questions. Chacun m’affirmait décrire la réalité, dire la vérité, mais les réponses différaient presque toujours. Je suis ressortie de cette expérience avec ma propre idée sur ce meurtre, et l’impression lancinante que vérité et réalité étaient des notions toutes relatives.
Dans la phase d’écriture, l’exigence de conformité au réel m’a semblée à la fois enrichissante et limitante. Enrichissante, parce qu’elle crée une contrainte, un défi : rendre un texte passionnant sans avoir recours à la fiction – tout est vrai. Et limitante, parce que précisément tout fait, toute parole (plus encore, toute pensée), toute action qui ne sont pas vérifiés, sourcés, ne sont pas utilisables.
Ne pouvant pas entrer dans la tête de Maritza, ou de mes autres témoins, j’ai emprunté une voie détournée : j’ai donné à voir l’intérieur de ma propre tête en rédigeant le livre sous forme d’une longue parole adressée à Maritza. J’ai ainsi retrouvé une forme de liberté dans l’écriture. Et c’est dans cette liberté que j’ai touché le réel au plus près.


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