C’est une jeune société française qui entend bien révolutionner l’accès aux archives. Et donc, leur usage. À l’heure où nombre de documentaires ont recours à des images détenues par des tiers, plongeon dans les arcanes de cette petite entreprise appelée à devenir grande. Un article du journaliste Cédric Mal pour la lettre Astérisque n°62.

Quel est le point commun entre le documentaire de Werner Herzog et André Singer Meeting Gorbachev, la série à succès de Netflix Narcos, et la fresque historique de Lynn Novick et Ken Burns Vietnam ? Le lien entre Michael Moore, Raoul Peck et Laura Poitras ? L’utilisation des archives, bien sûr. Mais aussi pour la plupart, Archive Valley, la plateforme française créée en 2016 qui propose de mettre en relation les chasseurs et les détenteurs d’images du monde entier. À l’origine de l’initiative, deux entrepreneuses férues de photographie et de technologie (Archive + Valley), Mélanie Rozencwajg et Jhava Chikli, qui se sont rencontrées en marge des études de la première au Royal College of Art à Londres. Deux passionnées qui appartiennent à cette génération particulière, née autour des années 80 dans un monde analogique et devenue adulte sur une planète digitale.

Déclic

Les deux jeunes femmes lancent une première société innovante en 2010, ArtchiviumLab, dont l’objet consiste à valoriser le patrimoine des musées, puis des marques (de luxe). Elles conçoivent alors, non sans un certain succès, des expériences numériques interactives à partir d’archives dormant dans des placards. Mais quelques années plus tard, elles se retrouvent confrontées à un épineux problème : collecter, dans le cadre d’un projet photographique, de multiples images provenant d’une centaine de sources différentes, dans trente pays et en quinze langues, ce qui nécessite autant de contrats de cession de droits. Mission impossible ? Pas complètement, mais tout aurait été plus simple si Archive Valley avait existé… Comment démocratiser l’accès aux archives à l’échelle internationale, à l’heure où les producteurs de contenus se multiplient et où les publics sont parfois lassés de revoir les mêmes images réutilisées de film en film ? Comment valoriser les milliers de sources qui restent méconnues, et à partir desquelles il serait possible de construire des récits inédits ? C’est dans l’« accélérateur de particules » du NUMA, à Paris, que les deux complices vont remuer leurs méninges pendant plusieurs mois. « Ça a été notre mini MBA (Master of Business Administration) !, se souvient Mélanie Rozencwajg. Nous sommes complètement sorties de notre zone de confort, nous avons revu nos manières de faire, de penser et de travailler… Nous avons aussi eu la chance d’arriver au bon moment. Nous avions identifié un problème – ainsi qu’un marché potentiel – et nous nous sommes efforcées de trouver la meilleure solution possible. » C’est de cette manière qu’une première version Bêta du projet est lancée en 2016.

Leviers

Le principe mis en œuvre par Archive Valley est simple, en apparence : chaque chasseur d’images envoie une requête sur le site, lequel actionne trois leviers différents pour trouver les réponses les plus satisfaisantes et, parfois, les plus inattendues. D’abord, la mise à disposition de vidéos par des sources bien identifiées, dont le sérieux a été scrupuleusement vérifié. C’est la base de départ pour enclencher des discussions avec les ayants droit.
Ensuite, la mise en relation avec l’un ou l’une des quatre cent quatre-vingtquatre documentalistes inscrites à ce jour sur Archive Valley, qui bénéficient souvent d’un accès privilégié à des sources d’archives locales. Comme ce sont des experts dans leur domaine, il sera possible de les embaucher directement si l’affaire paraît concluante.
C’est de cette manière que les producteurs de Narcos, par exemple, se sont rapprochés d’un professionnel mexicain qui, sur place, a pu dénicher de rares archives sur les cartels de la drogue. Enfin, un robot, nourri aux métadonnées, aux algorithmes et à l’intelligence artificielle, complète et enrichit un dispositif fort de plus de deux mille sources différentes réparties dans plus de cent pays. Archive Valley est un site de rencontres, entre l’offre et la demande d’images, qui repose sur ce tissu composé d’une myriade de fournisseurs potentiels, et qui se refuse à intégrer les grands supermarchés – les banques d’images – que sont Getty ou Shutterstock. La plateforme fait le pari de transformer un travail parfois fastidieux en un procédé littéralement aussi simple qu’une lettre à la Poste. Elle cherche à simplifier au maximum la recherche d’archives, pour l’instant exclusivement disponible en anglais, et à en abolir les frontières. « Nous sommes sur un marché en pleine mutation, très peu digitalisé car fonctionnant encore par téléphone et qui commence tout juste à s’internationaliser », analyse Mélanie Rozencwajg, qui s’enorgueillit d’avoir pu permettre à des professionnels qui ne se connaissaient pas de travailler ensemble et de nouer des partenariats féconds en dehors des sentiers battus.

Communauté

Pour bâtir la plateforme, l’un des enjeux initiaux a été de construire cette communauté internationale de documentalistes. Mélanie Rozencwajg et Jhava Chikli ont passé trois mois à les chercher, à éplucher les comptes Twitter, Facebook ou LinkedIn, à consulter les associations professionnelles et, de fil en aiguille, les profils se sont accumulés. La collectivité croît aujourd’hui de manière organique, et chaque nouvelle requête postée sur le site est une occasion pour l’équipe d’Archive Valley de chercher à compléter son offre. La plateforme mise également sur le collectif réuni en ligne pour améliorer l’expérience des utilisateurs. Par les « tchats » qu’elle autorise, elle offre aux créateurs de contenus la possibilité de dialoguer et de recueillir des conseils avisés, par exemple sur les us et coutumes juridiques de tel ou tel pays en matière d’archives, ou sur les prix. Mélanie Rozencwajg confie que les clips d’une minute sont vendus en moyenne 3 600 dollars sur Archive Valley, avec une fourchette allant de 50 000 à 10 000 dollars. Enfin, la communauté professionnelle peut profiter d’articles et de masterclasses vidéo mis en ligne sur le site. La première d’entre elles, d’une dizaine de minutes environ, est consacrée à la recherche d’archives pour les documentaires musicaux, avec deux expertes nord-américaines. D’autres interviews à venir concernent les films sur le sport et les biofilms.

Écriture

Alors bien sûr, si Archive Valley permet de densifier des narrations en y adjoignant des images rarement vues, la plateforme peut aussi contribuer à enrichir l’écriture des projets. À les façonner. Ce fut le cas de Tom Donahue, réalisateur de This Changes Everything, qui a pu trouver grâce à la plateforme de nombreuses archives sur « les femmes en politique », « les femmes dans l’industrie du cinéma », ou encore « les suffragettes », à même de l’aider dans la construction de son documentaire sur le sexisme à Hollywood. Même chose pour The Lost Tapes – Malcom X : les auteurs et les autrices ont trouvé des archives inédites sur le Mouvement des droits civiques, notamment en Belgique, ce qui a permis d’introduire une perspective européenne dans un projet américain. Archive Valley favorise cet accès au « local » à partir d’une démarche « globale » ; une veine particulièrement intéressante pour les films biographiques, récemment exploitée par Quincy d’Alan Hicks et Rashida Jones sur Quincy Jones et par They’ll love me when I’m dead de Morgan Neville sur Orson Welles – tous deux visibles sur Netflix.

Souscriptions

À ce jour, près de 1 600 personnes se sont déjà servies d’Archive Valley, et 850 sociétés de production y ont transité. S’il s’ouvre en moyenne entre 20 et 25 comptes chaque semaine sur la plateforme, le défi reste la fidélisation. Aujourd’hui, quatre formules différentes sont proposées : la première est gratuite, mais ne dure que 14 jours et permet deux requêtes et un contact avec un ou une documentaliste ; le montant des trois autres dépend de la durée de l’abonnement (de 300 euros par mois pour 90 jours à 167 euros mensuels pour un an) et autorisent des requêtes illimitées ainsi que dix mises en relation, au moins, avec des documentalistes du monde entier. Pour assurer son développement, l’entreprise a levé 1 million d’euros fin 2018, ce qui lui a permis de consolider son équipe et de développer une interface d’utilisation simple et très intuitive. D’autres financements restent aujourd’hui à trouver pour développer et renforcer la technologie existante, car si Archive Valley comptait trois fois plus d’utilisateurs qu’à l’heure actuelle, la plateforme ne pourrait techniquement pas suivre. Ce petit concentré de technologies qui, chaque jour, devient plus intelligent et plus performant, promet à ses utilisateurs des réponses en 24 heures – mais c’est parfois davantage – et envisage de percevoir une commission sur les transactions qu’il aura permises. Mélanie Rozencwajg conclut : « L’archive audiovisuelle est le nouveau pétrole de la créativité. Qu’elle provienne de Phnom Penh, de Bucarest, de New York, de Lusaka ou d’Angoulême, chaque image remise à la disposition des créateurs du monde est un peu comme une couleur ajoutée à la palette du peintre : elle favorise la créativité. Avec Archive Valley, nous avons souhaité créer un cercle vertueux qui profite à tous. » Et quelque part sur le site, on peut lire : « Ne soyez pas timide ! Un monde d’archives est au bout de vos doigts. »

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