Plateforme d’écrits, laboratoire expérimental, flux d’images et de textes, flot de phrases du quotidien, retour à la langue originelle, vitrine de résidences d’écrivains en Ile-de-France, tel est Remue.net. Un espace collaboratif d’une richesse impossible à résumer, qui depuis bientôt vingt ans n’en finit pas de remuer sur la toile le paysage de la création littéraire. Un article de la journaliste et romancière Nelly Kaprièlian, pour la lettre Astérisque n°63.

Sade lit beaucoup, sans cesse, jour et nuit dirait-on. Lire est une évasion hors de la cellule no 6, hors des cadres et des habitudes depenser qui sont les siens et qu’il souhaite étendre, amplifier », écrivait Dominique Dussidour dans son Sade romancier, paru récemment aux éditions Serge Safran. Sade romancier, ça a d’abord été un chantier publié en feuilleton sur le site Remue.net du 13 février 2012 au 27 décembre 2013, à l’occasion de la sortie d’un précédent livre de Dussidour sur le divin marquis.

Nous n’avons pas tous eu la vie de Sade, pourtant nous avons tous occupé, à un moment ou un autre de notre existence, la cellule no 6. Bref, nous avons tous souffert, un jour, d’un sentiment de solitude et d’enfermement – qu’il soit familial, sociétal, amoureux, psychologique, ou bien réel, entre quatre murs. Sade avait raison, la littérature est la meilleure des armes pour s’en évader, et pour s’évader aussi de soi, changer ses propres idées – les amplifier, comme l’écrivait Dominique Dussidour. Aujourd’hui, en relisant ses mots sur Remue.net – son « S ade en chantier » est republié sur la home page du site –, on plaint Sade de ne pas avoir eu également accès, depuis sa cellule, à Internet.

Et plus particulièrement à ce labyrinthe de mots, de phrases, d’idées, de sons, d’images, d’univers et de poétiques qu’est devenu en vingt ans le site Remue.net. Car la multitude des portes qui s’ouvrent au gré de nos clics est vertigineuse : en quelques secondes, on passe d’un texte de Julien Gracq sur l’atelier d’André Breton ou de Jane Sautière sur Marguerite Duras (cliquez sur « Dossiers d’écrivains ») à une vidéo du poète Charles Pennequin et l’armée noire (dans la section « Performa »), puis aux blogs de jeunes filles du 92 (dans « Résidences »). Cette plateforme d’écrits est d’une telle richesse qu’il est très difficile de la résumer. Rien qu’en s’y promenant, ou mieux, rien qu’en l’expérimentant – je déteste le mot « surfer » –, on découvre des ateliers, des créations, de l’histoire littéraire, des poèmes, des extraits de livres, des rencontres (des festivals de poésie, des performances, des interventions…).

Une mosaïque de possibles rien que sur la home page – et à côté sur la droite, deux autres portes à ouvrir sur d’autres portes. La rubrique « À noter », qui annonce un rendez-vous (par exemple la « Nuit remue » qui a eu lieu début juin à la bibliothèque de la Sorbonne), suivie de la rubrique « Relire ». Celle-ci, à l’heure où je me perds dans les dédales de la plateforme, propose de relire Congo, l’un des meilleurs textes d’Éric Vuillard, prix Goncourt 2017 pour L’Ordre du jour – c’est une des choses que j’aime, le mélange d’écrivains reconnus et d’inconnus, d’écritures évidentes et plus fragiles. Après Vuillard, on peut aussi relire « Propager un feu noir » de Patrick Chatelier (ça, c’est dans la section « Écrire un roman aujourd’hui », avouez que c’est utile ! Tiens, d’ailleurs, on clique : dans le même registre, on découvre aussi des textes magnifiques d’Antonio Lobo Antunes, d’Antoine Volodine…), enfin un texte sur l’Europe de Pascal Gibourg, « L’Europe exilée (à partir de Sandor Marai) », dans la rubrique « Du réel en mode indirect ». Car Remue.net ne se réduit pas à une expérience purement virtuelle : cette foisonnante plateforme s’ancre et puise dans le réel. L’idée de la littérature qui s’y déploie s’inspire du monde. D’ailleurs le site, véritable organisation et organisme collectif, revendique la littérature comme un acte, l’écrit en actions, et même en interaction entre les êtres, les artistes et les jeunes, les gens et la plateforme.

Ainsi, il a hébergé les restitutions des résidences d’écrivains soutenues par la Région Ile-de-France : Tanguy Viel au lycée Alfred-Nobel (Clichy-sous-Bois), Hélène Frappat à l’hôpital Avicenne (Bobigny), etc. L’écrivain Patrice Pluyette y a participé en 2017 : il tient le journal de sa résidence au Museum d’histoire naturelle de Paris V : « Je participe à un atelier d’identification taxonomique en malacologie (mollusques) au dernier étage d’un bâtiment du Muséum de Paris qui abriterait le laboratoire de malacologie en question si ça se disait ainsi. Mais Philippe Bouchet, malacologue mondialement reconnu, avec qui je partirai à Besse en mars, m’explique qu’on ne parle pas de laboratoire, en réalité on ne dit rien, c’est simplement un étage sous les toits où sont réunis les malacologues (éventuellement UMR), un étage au parquet grinçant, labyrinthique, aux salles remplies d’étagères en bois à tiroirs, avec des bureaux, des ordinateurs, des éviers, des éprouvettes, des cartons, et beaucoup de coquilles de mollusques vides ou pleines sous pochettes transparentes accompagnées de tubes d’alcool. » Remue.net est ainsi : une arborescence, un laboratoire, un cabinet de curiosité littéraire. On clique sur un mot puis sur un autre, sur un nom qui nous entraîne vers un autre, et on tombe dans un infini d’imaginaires.

Quand l’écrivain – mais on peut aussi le définir comme « inventeur d’objets web » – François Bon l’a fondé, il avait déjà, précurseur, lancé ses pages perso à l’automne 1997 : « Quand Wanadoo a créé ses “pages personnelles” j’étais le huit centième site en France et ils m’ont offert un logiciel Claris Home Page pour la peine. Très vite, quelques amis ont commencé d’y intervenir, de compléter les infos, et j’ai lancé une première forme de revue avec des textes invités. En 2000 j’étais l’invité d’un colloque à la Penn Philadelphie, et le monsieur qui ouvrait ce colloque a commencé par la question : “La littérature française remue-t-elle encore ?” L’idée du nom Remue.net a suivi dans la nuit, même si j’avais une ou deux autres possibilités en réserve (dont Publie.net, que j’ai ensuite développé sous forme de coopérative d’édition numérique) », nous confie-t-il.

À l’époque, il n’y avait qu’une poignée de sites. Bon crée Remue.net sans mission particulière, autre que le désir de mettre en ligne son propre travail et ceux de ses amis : « Nous avons fondé en 2001 l’association qui est devenue propriétaire du nom de domaine et responsable de son hébergement, avec un comité de rédaction (dont trois proches aujourd’hui disparus, Ronald Klapka, Philippe Rahmy, Dominique Dussidour) et une “Nuit remue” annuelle qui est devenue un vrai rendez-vous. En 2005, j’ai pensé que c’était mieux de redonner à mes pages personnelles leur propre autonomie, et je les ai dissociées en fondant Tiers Livre, qui est toujours mon laboratoire principal. Même chose avec Publie.net, que j’ai fondé en 2007 puis dont je me suis séparé en 2013. Je n’ai plus, depuis lors, participé à l’aventure Remue.net, mais bien sûr grand plaisir à savoir qu’elle se maintient et se renouvelle. »

Depuis le début de l’aventure Remue.net, des dizaines d’écrivains y ont participé : Marc Villemain, Tanguy Viel, Sylvie Germain, Cécile Portier, Philippe de Jonckheere, Emmanuel Ruben, Lola Perez, Hélène Frappat, Olivia Rosenthal, Jacques Rebotier, Olivier Rolin, Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, Marianne Rubinstein, Dominique Viart, Franck Venaille, Antoine Volodine, André Markowicz, Eric Pessan, Cathie Barreau, Yun Sun Limet, Bertrand Leclair, Frédérique Cosnier… Ce sont leurs mots, leurs univers, ainsi que ceux d’écrivains devenus classiques, qui font de Remue.net un champ infini d’évasions possibles. Oui, la littérature française remue encore, nous remue toujours, et nous inspire plus que jamais pour remuer nos idées et nos vies.

> Lien vers l'article – pdf

> Lien vers la lettre Astérisque n°63 – pdf