
7 juin 2024
Comment transposer le réel ? #18
« Comment définir le réel ? »par Corentin Fohlen
Lauréat du Prix Roger Pic 2024 pour sa série photographique « Sueurs et tremblements », le photoreporter Corentin Fohlen nous livre sa vision du réel où puissance de l’image, information et recherche de réalité peuvent donner à voir une transposition déformée.
Avant même d’enregistrer le réel, le photojournaliste que je suis se doit de réfléchir à ce qu’est le réel. Dans mon métier, la réalité est relative. Ce qui se déroule sous mes yeux me parait vrai, mais est-ce une réalité parmi d’autres, ou la seule réalité ? Qui me dit que l’on ne me donne pas à voir ce que d’autres veulent me présenter comme la seule forme de réalité ? Une manifestation ou une conférence de presse sont souvent la mise en scène d’un message ou d’un symbole, qu’on peut assimiler à de la propagande : une banderole, un poing levé, une estrade où le politique se met en scène, en sont des exemples.
Dans le métier de l’information les enjeux de médiatisation sont souvent importants. Les photographes sont de plus en plus sollicités pour donner à voir les intérêts d’un groupe ou d’une personne – le principe de la propagande ou de la communication – ou au contraire empêchés de documenter le réel, le principe de censure. Il s’agit alors de se battre pour accéder à une forme d’authenticité face à ce que l’on nous donne à voir.
Ainsi se battre pour obtenir une image ou au contraire refuser de photographier une mise en scène devrait faire partie de la recherche d’authenticité, ou d’honnêteté intellectuelle dont notre métier devrait s’enorgueillir. Et qu’il devrait appliquer plus souvent.
Parfois c’est le photographe de presse lui-même qui se retrouve piégé par ce qu’il croit être une « véritable réalité »
Corentin Fohlen
Parfois c’est le photographe de presse lui-même qui se retrouve piégé par ce qu’il croit être une « véritable réalité ». Influencé par la recherche d’une image ou d’un sujet fort, par une médiatisation à outrance, ou tout simplement par la vision stéréotypée d’un sujet, il reproduit une réalité en l’amplifiant.
En alimentant par ses images le même point de vue, il singe le réel et donne à voir jusqu’à la saturation un événement. Ce que l’on appelle les « marronniers » dans la presse – par exemple – en sont un bon exemple. Ou les sujets répétés à l’envie sur tel pays, telle culture qui, par effet d’accumulation, finissent par ne donner à voir qu’une seule vision possible (les gangs et le trafic de drogue en Colombie, les enfants mendiants à Calcutta, les « ladyboys » en Thaïlande, etc.) La déclinaison à l’identique de ces sujets, finit par ne faire advenir qu’une seule partie de la réalité d’un pays et influence notre perception: la Colombie est dangereuse, Calcutta est une ville de mendiants, etc.
Au-delà d’entretenir la circulation de poncifs en favorisant les clichés le risque est également de modifier la réalité. Dans le photo-journalisme, les conséquences peuvent être parfois problématiques, voire dramatiques.
Une réalité biaisée
Ainsi, en janvier 2010, je couvre les conséquences du tremblement de terre à Port-au-Prince. La presse mondiale annonce à grand coup de titres catastrophiques et sans subtilité un chaos absolu. Une ville rasée, des centaines de milliers de morts. Certes, une partie de la ville est effondrée (mais dans l’ensemble les bâtiments sont debout), et il y a des milliers de morts (impossible à chiffrer, même quatorze ans après), mais tout est une question de proportion. Sur place, j’apprends dans les titres de grands journaux (le New York Times, Le Monde, la BBC…) que la capitale est pillée par des hordes d’Haïtiens affamés ou profiteurs. A la recherche de la confirmation par l’image de cette information, je me retrouve avec des dizaines d’autres confrères dans la même rue commerçante du bas de la ville. Effectivement, il y a là des dizaines de citoyens qui tentent de récupérer dans les décombres de quoi potentiellement leur apporter quelque argent pour survivre dans une situation dramatique. Ce qui fut annoncé comme un pillage généralisé des supermarchés et magasins dans une agglomération de trois millions d’habitants se concentrait essentiellement dans une seule rue de la ville !
Moi le premier, je me suis fait influencer à travers cette recherche avide de réalité. Et je l’ai également entretenue en reproduisant des images venant alimenter encore un peu plus le fantasme caricatural d’un peuple violent. Les conséquences ? : l’armée américaine fut la première à se rendre sur place dès l’annonce du séisme, bloquant durant trois jours l’aéroport de Port-au-Prince, empêchant ainsi les vols humanitaires de débarquer et d’intervenir en urgence. Parce que les stéréotypes ont la vie dure, la première réaction des Etats-Unis – après cette catastrophe humanitaire – fut d’envoyer l’armée plutôt que du matériel humanitaire !
Ce n’est que des années plus tard – par la lecture d’un ouvrage qui documentait cette période – que j’ai réalisé que j’avais été trompé par une fausse interprétation d’un événement. Voilà comment on joue avec la réalité pour sensationnaliser une information. Je garde toujours en tête cette expérience sans pour autant être assuré de ne pas me faire berner par la réalité et sa transposition déformée par l’information.
Comment transposer le réel ?
Une fois posée cette volonté de comprendre le réel, de l’extraire de la propagande ou de la communication, comment être capable de le transposer ?
La photographie est un outil d’une puissance incroyable. Une seule image peut vous donner à voir un monde immense. Dans notre univers d’ultra-communication, l’image reste pourtant le médium le plus impactant. Quand on pense à la guerre du Vietnam, ou aux événements de Mai 68, on a immédiatement en tête une image. Une photographie. Rarement une séquence vidéo de l’événement.
La photographie a cette force d’imprimer mentalement sans avoir besoin de faire comprendre, de traduire, et ce, instantanément.
Sa puissance s’inscrit immédiatement, son sens prend effet en tout un chacun.
Toute photographie transpose par définition une part du réel. C’est là sa fonction. Elle enregistre froidement un élément du réel, une fraction de temps saisie. Le photographe, lui, oriente la transposition par son point de vue (son « regard »), et par l’aspect technique de l’outil dont il dispose (sa « créativité »).
La photographie n’est donc qu’une interprétation du réel, elle n’en aucun cas LE réel. « L’objectivité » du photographe de presse n’est alors qu’un leurre, un « honnête mensonge ». A lui, avec sa déontologie d’être le plus « authentique » possible. Allier la sincérité de l’acte photographique avec la véracité de l’événement. Un défi, car la photographie par le biais de cette lucarne sur le monde, grossit les traits, résume ou parfois encore simplifie.
La photographie est un outil d’une puissance incroyable. Une seule image peut vous donner à voir un monde immense.
Corentin Fohlen
Montrer c’est masquer
Face à l’immensité des possibilités visuelles qui nous entourent, le photojournaliste ne prélève qu’une toute petite partie d’un événement, à un instant donné, de façon cadrée, donc orientée. La fraction de seconde d’après, ou si le photographe pivote sur lui-même, la photographie sera différente et donnera potentiellement à voir tout autre chose.
Je dis toujours qu’il faut se méfier d’une photographie : tout d’abord parce qu’elle n’est qu’une représentation (le réel, comme le temps présent, est par définition insaisissable), ensuite parce qu’à l’instant même où en tant que photographe je donne à voir, je masque automatiquement toute possibilité d’imaginer autre chose de la scène que j’expose.
Montrer, c’est masquer. Donner à voir c’est, dans la foulée, ôter tout le reste. Quand on diffuse une image de violences prise lors d’une manifestation à Paris, il m’est impossible d’imaginer que cet événement s’est déroulé autrement, de façon pacifique. Le sens de l’image prend l’entièreté de la narration. Rien d’autre n’existe, il étouffe la nuance, s’impose à nous sans prévenir.
Seule la légende (« Heurts en fin de cortège par une poignée de manifestants ») – pourrait nuancer à condition qu’elle soit mentionnée. Ou bien cette nuance pourrait s’établir par la profusion d’autres scènes (mise en contradictions, cette photographie de violence peut se retrouver en minorité si elle est mêlée à plusieurs autres images montrant une marche dans l’ensemble pacifique) – à condition qu’on ait le désir, le temps et la place pour publier plusieurs images.
Douter pour éduquer le regard
L’information, qui est cette fameuse « transposition du réel » via la publication médiatique chez le photojournaliste, est fragile. Car nous avons la capacité d’informer comme celle de désinformer. A chacun d’y mettre son honnêteté, sa déontologie. Et c’est fonction également de l’orientation du média qui la diffusera. C’est au spectateur, au lecteur, de s’informer de mille manières pour ne pas se laisser résumer la vision de la vérité à une seule et unique image. La multiplication des sources visuelles permet ainsi d’atténuer l’erreur d’interprétation d’une réalité.
La première réaction à avoir face à une photographie serait de douter : que me donne à voir cette image ? Pour quelle raison ? De quelle manière ? Quel est son intérêt ? Par quels biais ? Bien sûr, il est impossible au quotidien d’avoir une telle capacité de recul, c’est ainsi que généralement la première réaction est de s’engouffrer dans la lecture simpliste de l’image. Une fois de plus, c’est la force d’une photographie : donner à voir. On s’en saisit avec la conviction que toute image est le réel. Seules l’éducation aux images, la méfiance, la réflexion et la culture permettent d’avoir cette seconde lecture.
Ce n’est pas pour rien que les photographies ont de tout temps servis l’information comme la propagande. Une même image servira de preuve pour les uns, ou de contre-exemple pour les autres.
Pour finir, même si les photographies sont les créations des photographes, leur image leur échappe le plus souvent. Ces derniers peuvent se faire déposséder de leur photo. Quand une image prend une dimension symbolique, ou historique par exemple, chacun s’en empare pour se forger sa propre narration – légende – et l’interpréter de façon personnelle. Comme les goûts et les couleurs, chacun regarde une photographie à son image. En fonction de ses références culturelles, émotionnelles… Si tout le monde voit la même chose, chacun y porte son regard, et personne ne le perçoit de la même façon.
Corentin Fohlen est photoreporter indépendant depuis 2004. Diffusé par Divergence et travaillant en commande pour la presse française et internationale, il couvre l’actualité, répond à des commandes de portraits pour la presse et réalise des reportages de moyen et long terme. Depuis 2010, il s’est lancé dans un travail documentaire engagé sur Haïti, en tentant de montrer la richesse d’un pays sans cesse résumé à sa seule pauvreté. Il est lauréat de plusieurs prix photographiques dont deux World Press Photo et un VISA d’OR. Il a également été nommé aux prestigieux Prix NADAR en 2020 et Prix NIEPCE en 2023. Il vient de recevoir le prix Roger Pic de la Scam pour sa série « Sueurs et tremblements ».