
4 avril 2025
Comment transposer le réel ? #22
« Prendre un risque de part et d’autre de la caméra »par Émérance Dubas
J’écris ce texte alors qu’en ce moment même, s’achève un long chapitre de mon travail et de ma vie. Cela fait maintenant dix ans que je me consacre à l’histoire des Magdalene Sisters françaises. Depuis 2015, j’ai annoté plus d’une vingtaine de carnets où sont consignées mes réflexions ainsi que toutes les rencontres que j’ai faites en 2022 lors de la sortie en salle de mon long métrage documentaire Mauvaises Filles. C’est depuis cette traversée que je réponds à votre invitation.
La mémoire à l’œuvre
Tout a commencé lorsque j’ai croisé la route de l’historienne Véronique Blanchard dont les recherches rendent compte du traitement réservé aux mineures jugées déviantes et placées après-guerre dans les internats de rééducation pour filles. Mon approche n’a pourtant jamais été historique — le film pose d’ailleurs beaucoup de questions et n’y répond pas forcément — elle est avant tout mémorielle. En dressant les portraits croisés d’Édith, Michèle, Éveline et Fabienne placées en maison de correction à l’adolescence, j’ai cherché à révéler les traces que ce système répressif et disciplinaire avait laissées en elles.
Mais au début de l’écriture, tout était bien plus opaque. Longtemps, j’ai revendiqué l’obscurité de mon désir obstiné pour ce film. Aussi vital fût-il, celui-ci me faisait l’effet d’un astre noir, magnétique et dangereux. Comprendre peu à peu ce désir m’a amenée à trouver ma place. La dimension émotionnelle de la mémoire, celle qui permet de revisiter un passé traumatique à la fois de l’intérieur et à l’aune de la maturité, a été le terreau du film. C’est là que ma rencontre avec chacune des femmes a été possible. Tout le reste, et c’est absolument essentiel, est affaire de temps, de confiance et de risque que l’on prend de part et d’autre de la caméra pour qu’après des années de silence, adviennent les mots et les images mentales qu’ils véhiculent. Ensemble, il a fallu conjurer nos peurs. J’ai choisi de travailler avec des femmes qui avaient déjà fait un chemin intérieur et qui avaient dépassé le stade de la colère sans pour autant se résigner. Mon souhait était que cette colère soit endossée par le spectateur, qu’elle traverse l’écran pour être du côté de la salle.
Tandis que les faits décrits appartiennent au passé, c’est au présent que se racontent l’enfermement, la maltraitance, les humiliations, la honte comme des souffrances qui peinent à s’adoucir
Émérance Dubas
Filmer la parole
Si Mauvaises Filles m’a appris une chose, c’est qu’il n’y a pas de parole sans écoute. Cette évidence mérite d’être rappelée. En d’autres termes, c’est la qualité de l’écoute qui fait la qualité de la parole. Il n’est pas simple de parler, de même qu’il n’est pas simple d’écouter quand surgissent des mémoires les traumatismes de l’enfance. Combien de fois n’ai-je pas été saisie de vertige face à tant de violences institutionnelles sur des adolescentes qui avaient déjà connu des difficultés dans la sphère familiale. Tandis que les faits décrits appartiennent au passé, c’est au présent que se racontent l’enfermement, la maltraitance, les humiliations, la honte comme des souffrances qui peinent à s’adoucir.
On sait combien l’intime est politique. Il m’importait d’accéder à une parole venue de loin et ainsi permettre aux récits de se déployer. Bien que je connaissais l’histoire de chacune, j’ai eu l’impression que les choses se disaient pour la première fois au moment du tournage. C’est la force du cinéma : la présence de la caméra et de l’équipe jouèrent leur rôle de catalyseur. Le plan-séquence à l’entrée du film le montre bien, lorsqu’Éveline reconnecte soudain avec la petite fille de 11 ans qu’elle avait été. À l’issue d’une projection en salle, nous en avons reparlé : elle et moi avions visualisé la même image, un tunnel qui nous reliait et dans lequel circulait sa parole comme si elle avait une matérialité.
À la recherche d’un lieu archétypal
Il me semblait important que le spectateur éprouve le récit des femmes, qu’il fasse l’expérience de ce qu’avaient été l’enfermement et le contrôle des corps dans les établissements du Bon Pasteur. Située à Angers, la maison-mère où Éveline et Marie-Christine ont été placées en observation dans les années 1960, ne m’a jamais autorisée à tourner. Le Bon Pasteur du Puy-en-Velay où Michèle avait été placée dans les années 1950 avait été transformé, si bien qu’il représentait peu d’intérêt à mes yeux.
Un jour, j’entends parler du Bon Pasteur de Bourges qui allait être détruit. La première fois que j’y suis entrée, j’ai tout de suite su que c’était le lieu que je cherchais. Le site était resté à l’abandon depuis une trentaine d’années. Il s’agissait d’un ensemble architectural composé d’un dédale de pièces et de couloirs aux peintures écaillées et aux portes entrouvertes, que je trouvais hautement cinématographique. Ce monde labyrinthique était l’archétype des établissements du Bon Pasteur à la fois séparé de l’extérieur, de la ville, de la rue et divisé à l’intérieur.
Aussitôt, j’ai ressenti le besoin qu’une femme me raconte cet endroit-là. J’ai alors mené des recherches qui m’ont conduite à Édith dont le placement remontait à 1933. Au vu de son grand âge, elle n’était plus en mesure de se déplacer. Je lui ai donc demandé de me décrire le chemin qu’elle empruntait enfant depuis la porte d’entrée jusqu’à son lit. Sa mémoire était encore si précise qu’en traversant mentalement les espaces, elle m’a raconté la vie à l’intérieur. Je suis ensuite retournée au Bon Pasteur de Bourges filmer les lieux, guidée par sa voix. Le site n’existe plus désormais et mes images sont devenues des archives à présent.
Des archives et des situations
Le film était très écrit. J’ai proposé aux protagonistes des mises en situation et à l’inverse elles m’en ont suggéré d’autres. Puis, nous rediscutions des règles du jeu avant les prises. Les archives ont fait l’objet d’un soin particulier. Je souhaitais que les documents choisis aient un lien direct avec leur propre parcours. Les archives ne sont donc jamais illustratives, mais viennent alimenter l’approche mémorielle du film. Je pense par exemple à la séquence des plaques de verre photographiques. L’idée m’est venue quand Michèle m’a montré sa coupure de presse du journal local L’Éveil de la Haute-Loire représentant les filles du Bon Pasteur du Puy-en-Velay. J’ai supposé qu’il existait peut-être une série photographique quelque part et j’ai fini par la trouver ! Les femmes ont si peu d’images de leur jeunesse que j’ai proposé à Michèle de découvrir ces clichés à l’occasion d’un tournage. Elle a d’abord été déçue, car elle n’y était pas. Les photographies dataient de juillet 1955, un mois pile avant son arrivée. Mais c’est finalement le dortoir vide avec ses « dessus de lit du dimanche » qui a ravivé sa mémoire.
Il y a également la consultation du dossier de placement par Éveline. Elle était soucieuse de connaître le regard que l’institution avait posé sur elle. Éveline souhaitait que je l’accompagne dans le but de commenter ce qui avait été écrit sur elle et de rétablir la vérité jusqu’à ce qu’elle découvre à l’âge de 74 ans la pierre angulaire de son histoire.
De son côté, Michèle avait produit un texte à l’attention de ses petites-filles, que je désirais mettre en scène. Michèle en lit d’abord un extrait à Soane lorsqu’elles retournent ensemble sur les lieux de son placement avant qu’il ne soit partagé dans le jardin familial. Dès ma première rencontre avec Michèle, j’avais rêvé de cette scène chorale, afin que l’on sente la transmission entre les générations.
Bien que je connaissais l’histoire de chacune, j’ai eu l’impression que les choses se disaient pour la première fois au moment du tournage
Émérance Dubas
Les enjeux du montage
Le film est conçu comme un puzzle dont les pièces résonnent entre elles. Le plus difficile a été de trouver une place au film de propagande tourné en 1952 aux Dames blanches à Nantes. Au début du montage, j’avais imaginé des flashes récurrents de cette archive à l’instar du fonctionnement de la mémoire traumatique. Avec la monteuse Nina Khada, nous avons finalement opté pour une séquence unique, celle qui montre le travail forcé des filles assurant leur quota de couture et de tricot.
Face à la violence des récits, l’un des enjeux du montage a été de trouver un espace pour le spectateur. Nous avons cherché à retenir les rushes de sorte que le film travaille en creux. Il y a en effet tout ce que l’on suppose et qui n’est pas dit. Et l’autre enjeu était de ne pas enfermer les femmes une seconde fois dans les traumatismes de leur jeunesse. Si elles sont des victimes, elles ne sont pas que des victimes, comme en témoignent leur pulsion de vie, leur quête de liberté et de leur désir d’émancipation. On les a punies à cause de leur insoumission, mais c’est grâce à cette insoumission qu’elles ont aussi survécu.
Parmi les femmes, Édith a un statut particulier. Sa voix cristalline nous guide dans l’exploration du Bon Pasteur de Bourges, alors que l’on ne la voit jamais. La pandémie de covid-19 m’a empêchée de la filmer. Je suis entrée en montage avec un enregistrement sonore et des images tournées sur place. C’était un véritable pari et, à ma grande surprise, tout le film repose sur son récit. Il en est même la structure.
La vie après
Le film creusa son sillon et nous a toutes transformées. Fabienne continuait à mettre des mots sur son histoire. Je me souviens du message téléphonique qu’elle m’a laissé après le tournage et que j’ai monté avec son accord.
Quand Mauvaises Filles est sorti au cinéma, des spectatrices ont pris la parole pour dire « moi aussi, j’ai connu les internats de rééducation pour filles ». J’avais ouvert une porte qu’il m’était impossible de refermer. Au cours de ma tournée à travers la France, j’ai mené un projet de création sonore pour que ces femmes puissent à leur tour laisser une trace.
Émérance Dubas est autrice et réalisatrice. Formée en Histoire de l’art, elle débuta par des installations artistiques et des portraits d’artistes avant de se consacrer à Mauvaises Filles, son premier long métrage documentaire sorti au cinéma en 2022. À l’occasion de sa tournée à travers la France, elle a monté un projet de création sonore avec des spectatrices rencontrées dans les salles. Sa série documentaire radiophonique Mauvaises filles, des récits de soi a été diffusée à la RTBF dans l’émission Par Ouï-dire les vendredis 18 et 25 avril 2025. Elle est dorénavant disponible en podcast sur Auvio en deux parties :
1e partie : https://auvio.rtbf.be/media/par-oui-dire-par-oui-dire-3329282
2e partie : https://auvio.rtbf.be/media/par-oui-dire-par-oui-dire-3331803