Parcours d’une autrice engagée, lauréate en 2024 de la bourse Albert Londres « web vidéo ».
Un portrait signé Marianne Rigaux pour notre lettre Astérisque.

En avril 2024, elle remportait la première bourse Albert Londres “web vidéo” destinée à soutenir des projets journalistiques destinés au web. Une reconnaissance de taille pour cette autrice engagée de 35 ans qui a quitté les médias traditionnels pour investir Internet avec des vidéos engagées.

Au creux de sa paume gauche, elle a tatoué un mot : “autrice”. Sur les phalanges de sa main droite, un autre mot : “punk”. Voilà qui résume bien Marine Périn. Sur Internet, vous la trouverez sous le pseudo Marinette, son surnom au lycée. Voilà bientôt 10 ans qu’elle pratique le journalisme – son journalisme – sur sa chaîne YouTube “Marinette – femmes féminismes” suivie par plus de 43 000 personnes. Là encore, ces deux mots racontent bien son créneau. La première fois que j’ai vu Marine, elle exhibait fièrement ses abdos dans une vidéo, en avril 2016. “Je suis une femme. Et j’ai des abdos”. Ainsi s’ouvre cette vidéo, dans laquelle elle livre, depuis sa salle de bain, une réflexion face caméra sur les idéaux de beauté qui pèsent sur le corps des femmes. « Neuf ans plus tard, c’est toujours la vidéo la plus vue de ma chaîne! », rigole la journaliste depuis le salon de son appartement parisien. Un salon à son image : chaleureux, affirmé, éclectique. Deux chats, des dizaines de plantes vertes et un litre de tisane accompagnent nos trois heures de discussion. Marine adore parler, autant qu’elle aime écouter.

Le journalisme a été une évidence pour elle. Après des études de lettres à la Sorbonne, direction l’Ecole de journalisme et de communication d’Aix-Marseille d’où elle sort en 2013. Elle enchaîne stages, piges et contrats dans des médias traditionnels pendant trois ans, avant de dire adieu aux reportages télé formatés et de rejoindre un espace d’expérimentation bien plus excitant : YouTube. « A l’époque, aucun média ne me permet de faire ce que je veux. Brut n’existe pas et le documentaire me paraît inaccessible. Je commence alors à suivre les chaînes de Ina Mihalache (Solange te parle) et Casey Neistat aux Etats-Unis, qui défendent le droit de casser les codes. Puis je découvre Manon Bril (C’est une autre histoire) et Clothilde Chamussy (Passé sauvage) qui font de la vulgarisation dans les sciences humaines. Dès le début, je sais que je veux parler des droits des femmes », se souvient Marine.

Une chaîne qui décolle

YouTube devient son “laboratoire”, comme elle dit. Sur sa chaîne engagée, politique et militante, elle développe différents formats : édito (sur la musculature), documentaire (sur l’accès à l’IVG), analyse (sur la culture du viol), série (sur le corps des femmes). Ses vidéos pleines de références sociologiques et littéraires font se croiser l’intime, le politique et le journalisme. Sa chaîne décolle dès la deuxième vidéo – le fameux édito sur les abdos – grâce aux partages d’autres créatrices de contenus. « A l’époque, l’algorithme poussait beaucoup mes vidéos : la moitié de mes audiences venait des suggestions. Et les vues se convertissaient très facilement en abonnements. Toutes les chaînes ne décollaient pas pour autant. Je me souviens d’une ambiance très “colo” dans les débuts de YouTube. C’était un milieu particulier, où mes potes étaient aussi mes concurrents », raconte Marine.

Pour passer à la vitesse supérieure, elle se plie à un exercice fastidieux : écrire ses projets et postuler à des financements. Elle qui avance de manière intuitive se retrouve à peaufiner des dossiers. Et ça paye. En 2019, elle participe à la résidence #EllesFontYouTube, un programme de YouTube France pour soutenir les créatrices sur Internet. Elle en sort avec une bourse de 15 000 euros et un prêt de matériel qui lui permet de mettre en ligne sur YouTube, en 2020, son premier documentaire autoproduit : Traquées. Ce film de 70 minutes dépeint l’usage de la technologie comme moyen de pression, de surveillance et de violence au sein d’un couple. D’après elle, c’est le véritable tournant de sa carrière, « parce que Canal+ l’a acheté… et surtout j’ai pu payer des gens ». Ce projet l’amène à collaborer avec Clémence Plaquet, cheffe opératrice, et Yasmina Jaafri, cheffe monteuse, deux femmes qui vont devenir sa garde rapprochée, tant pro que perso.

Clémence, qui vient de la fiction, se souvient d’une plongée dans l’inconnu. « Je n’avais pas l’habitude de travailler sur du “vrai”. Le sujet était dur, prenant émotionnellement parlant. Marine voulait partager au plus grand nombre les expériences intimes et douloureuses de ces femmes, pour combattre les cyberviolences par la transmission des savoirs et des expériences. Marine, c’est un soldat. Elle met sa force, sa passion et sa colère au service de ses projets ». Pour Yasmina, le défi est de taille aussi. Le petit budget couvrait une dizaine de jours de montage dans les locaux de YouTube France pour sortir 70 minutes. « Ca ne me dérangeait pas de ne pas compter mes heures, parce que ça me permettait de découvrir ce milieu. Contrairement à l’industrie audiovisuelle d’où je venais, il n’y a pas de validation et de filtre autres que celui de la réalisatrice. On a mixé les codes, entre l’enquête vloguée et les passages documentaires, réfléchi à comment mettre en scène Marine. On a travaillé en totale horizontalité toutes les trois ». C’est après Traquées que Marine se fait tatouer “autrice” dans la main, comme pour auto-valider qu’elle l’était bien, désormais.

Cap sur les nouvelles plateformes

En 2022 sort Dans la place, une série documentaire, en quatre épisodes, sur quatre jeunes filles issues des quartiers populaires… et co-réalisée par elles-mêmes. Un projet financé par le CNC Talent et la bourse Brouillon d’un rêve documentaire de la Scam. Au-dessus de son bureau, Marine a accroché un souvenir de son tournage au pied des tours de Nanterre. Après ce second projet réalisé lui aussi avec Clémence et Yasmina, viendra Punchlineuses, une collection de vidéos courtes qui décortiquent une phrase marquante des luttes féministes. Là encore, Clémence filme. « Marine et moi, c’est une histoire d’amour ! Elle est bienveillante, dans l’empathie, dans l’écoute, tout en étant exigeante. Mais elle est vraiment dans l’échange, elle considère qu’on est toutes sur un même axe horizontal, que tout le monde a son mot à dire. Et puis travailler entre filles, c’est formidable ». Entre deux projets, le trio se retrouve pour des vacances, sans caméra

Neuf années se sont écoulées depuis sa première vidéo. Marine s’est professionnalisée, équipée en matériel, blindée contre les commentaires haineux. Car elle en a reçu des wagons, comme la plupart des créatrices de contenus. Elle s’est déployée sur d’autres plateformes : Twitch pour animer des lives et une revue de presse féministe ; Instagram et TikTok pour créer des vidéos verticales qui touchent d’autres publics. Le constat est sans appel : « Depuis 2016, mes abonnés YouTube ont vieilli, comme moi ! Mais sur TikTok, mon audience a entre 18 et 25 ans ! ». Ces nouveaux canaux deviennent de nouveaux terrains de jeu pour Marine, qui affirme ses positions politiques, contre la montée de l’extrême-droite ou en soutien à Gaza. « L’algorithme de TikTok est magique : je fais mes plus gros scores ever. Sur Instagram, la recommandation marche à plein régime, ce qui m’a rapproché de créatrices qui ne sont pas sur YouTube, féministes parisiennes et plus militantes ».

Dès le début, je sais que je veux parler des droits des femmes.

Marine Périn

Des projets pour des diffuseurs web traditionnels

Marine fait partie du collectif de journalistes féministes Les Journalopes. Là encore, une bande de filles, qui est devenue sa garde rapprochée. Principalement des pigistes de presse écrite, à qui elle fait découvrir les plateformes. Comme Laurène Daycard, qui publie principalement des enquêtes sur du papier. « L’arrivée de Marine a apporté un vent d’air frais et de la diversité. J’admire la façon dont elle utilise les nouvelles plateformes, le lien qu’elle tisse avec sa communauté, sa créativité. Elle incarne une façon de faire le journalisme qui est émancipée de l’approche traditionnelle. J’ai été très heureuse qu’elle gagne la bourse Albert Londres. C’est important que des institutions et la profession soutiennent ce genre de journalisme et ce genre de voix », confie Laurène au téléphone. Ce jour-là, elle et Marine se trouvent à l’Institut européen de journalisme (IEJ), une école parisienne où elles interviennent régulièrement. Depuis 2019, Marine y enseigne le journalisme sur YouTube et Instagram. De quoi assurer des rentrées financières stables en parallèle de la production vidéo.

Car l’argent reste le nerf de la guerre pour perdurer en tant que vidéaste. « C’est le grand paradoxe des créateurs, résume Marine : on ne gagne pas notre vie avec les contenus, mais on doit produire pour être visible… et gagner notre vie. YouTube n’est qu’une vitrine au final ». Ces derniers temps, elle se concentre sur des formats web pour des diffuseurs traditionnels, avec deux projets qu’elle mène de front. D’un côté, The rabbit hole, une série d’enquête sur la sphère masculiniste pour TikTok et Instagram, développée avec les 8 000 euros de sa bourse Albert Londres. De l’autre, une série documentaire en animé en préparation avec ARTE. Elle y consacrera sans doute quelques nuits blanches, en écoutant de l’ASMR pour se concentrer. De son propre aveu, elle procrastine beaucoup et redoute « tout ce qui se passe avant midi ». Quand elle ne travaille pas, elle fréquente un cours de hip hop, part randonner, voit des gens et lit, principalement des autrices, si possible aussi punk qu’elle.

 

Marianne Rigaux siège à la Scam depuis 2018, où elle est vice-présidente de la commission Écritures et formes émergentes. Elle a réalisé de nombreux films photographiques et webdocumentaires. Journaliste de formation, elle a exercé pendant 10 ans entre la France et la Roumanie, avant de devenir responsable pédagogique dans un organisme de formation professionnelle.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.