
27 juin 2025
Serge Rezvani, Nos âmes rebellespar Simonetta Greggio, romancière
Il y a des artistes qui s’illustrent par leurs succès. D’autres dont la vie est le chef d’œuvre. C’est le cas de Rezvani. Portrait du lauréat du prix Marguerite Yourcenar 2025 pour l’ensemble de son œuvre.
Et découvrez à la fin de ce portrait la vidéo « ConversationS » entre Serge Rezvani et Isabelle Jarry.
Si je devais faire un film sur lui, je débuterais par un travelling sur le générique d’une de ses chansons, Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours, Ô mon amour, Jamais tu ne m’as promis de m’adorer toute la vie. Il y aurait un jeune homme brun et une jeune femme toute aussi brune, cheveux dans le vent, chevauchant une antique et trop grosse moto ; le jeune homme lâcherait le guidon en gardant les bras en l’air, elle aurait peur et la moto tanguerait sur un chemin tout blanc de la poussière de l’été, parmi les chênes liège et les oliviers sauvages, et il crierait Luuuuulaaaaaaaaaaaaaaaaa ! et elle rirait, effroi et jubilation mêlées.
Ensuite apparaîtrait le titre en grand, Rezvani, ce nom qui est devenu un prénom, suivi de ces prénoms dont il change, c’est selon : Boris, comme son père l’appelait, Cyrus, dans ses mails aujourd’hui, Serge, ça allait plus vite pour ses papiers, Cham, un alter ego pour ses écrits – même si Lula, la femme de sa vie – les autres aussi, celles qui l’ont tant aimé –, l’appelait Mon Amour, car c’est ce qu’il est. Un amour de mec, peintre, chansonnier, écrivain. Poète. On le connaît sans trop savoir qui il est, il fait partie d’une France qu’on a adorée, celle des bohèmes de Montparnasse, des artistes sans le sou qui soudain avaient le monde à leurs pieds, des nouvelles vagues qui ont tout chamboulé, et des fées. Anna Karina, Jeanne Moreau, ces filles qui nous ont troublés, qu’on a détaillées au plus près pour essayer de comprendre où la magie se nichait, là où il n’y avait qu’une grâce infinie, une voix, un accent, une allure, une bouche et des yeux. La mémoire qui flanche, Le tourbillon de la vie, Le blues indolent, autant de chansons qui ont marqué nos vies. Mais qui sait vraiment ce qui se cache dans cet homme qui a traversé le siècle – il est né au printemps 1928 –, qui a tout dit de lui et de ses idées et de ses sentiments sans jamais, vraiment, se dévoiler ? Qui sait ce que cet homme pense et fait, lui qui pense et crée sans cesse depuis si longtemps que ses contemporains sont devenus parfois légende et mythe, et plus souvent poussière et oubli ? Rezvani, lui, est toujours là comme une sentinelle, un type debout qui ne laisse, jamais, rien passer sans l’analyser, le réfléchir, miroir des ères, héros du quotidien. Et dont la filiation a fait un redoutable témoin des époques à peine passées.
Son père
J’ai utilisé le mot magie quand c’est charme qu’il eût fallu employer. Charme qu’il a dangereusement hérité de son père, auquel dans son œuvre écrite – plus de quarante romans, quinze pièces de théâtre, deux recueils de poèmes – il rend souvent un hommage bouleversant, bouleversé. Né en 1900 à Ispahan, Medjid-Khan était danseur dans les Ballets russes, magicien renommé et auteur d’ouvrages sur la prestidigitation et les arts du spectacle, traducteur de Molière du russe au persan, ami éphémère de Picasso, père de substitution de Roger Vadim, qui l’adorait. Rezvani aussi adore son père ; il le déteste tout aussi bien. Il l’aime comme un fou, son père non plus. Il a de la compassion pour lui, il pourrait le tuer. Son père, c’est la vie dans tout ce qu’elle a de plus drôle, venimeuse, enchantée, mensongère, sentimentale et sans pitié. Si son père est une étoile désaxée, sa mère est une douleur qui ne file sous les cendres que pour mieux redoubler d’intensité, feu qui couve et ne se consume pas.
Sa mère
Adèle, violoniste juive émigrée de Russie, adepte du mage Gurdjieff, miraculée des frontières entre Révolution et Nouveau Monde, est un fantôme qu’on poursuit sans pouvoir l’attraper. Elle s’installe en France avec son fils alors qu’il n’a qu’un an ; et jusqu’à l’âge de sept, Serge ne parlera que le russe, sa langue maternelle. Rezvani me dit, au détour d’une balade aux jardins du Luxembourg : Je dormais à ses côtés dans le même lit, enfoui dans ses bras. Elle était charcutée, le corps défait par des opérations successives, un morceau de sein ôté, puis un autre et un autre. Elle me murmurait les noms de tous ces gens que je ne connaissais pas, elle me parlait d’eux pour les faire exister à travers moi, pour elle qui, bientôt, n’existerait plus du tout.
En moi se battaient la vie furieuse de mon père, la mort furieuse de ma mère. (Pardon, Serge, de ne pas me souvenir des mots exacts, mais je ne pouvais pas les noter, juste les enregistrer dans ma tête pour plus tard, pour les écrire ici, pardon s’ils ne sont pas exactement ceux que tu as prononcés ; mais ce sont ceux que j’ai ressentis.)
Adèle, cette louve qui se couche toute nue contre son fils, comme une bête sauvage avec ses petits, meurt en 1938, après quoi le môme de dix ans est récupéré par son père en Suisse, puis mis en pension. Rezvani revient souvent sur son enfance abandonnée, sur le refuge incertain du foyer paternel, et encore le père est là, si présent dans ses paroles, cet homme à femmes, fait pour le lit pas pour le lait comme on le dit des mères indignes, lui qui a délaissé l’orphelin pour, chaque fois qu’il s’enfuyait, l’attraper à nouveau dans ses rets – le re-charmer. Est-ce pour cela que lorsque je demande à Rezvani à quel moment de son existence il reviendrait s’il avait une baguette magique, il me répond sans hésiter : Au moment où j’ai rencontré Lula. À ma petite chambre de bonne glacée où j’ai déshabillé Lula pour la première fois.
Les Années lumières
Notre lit, notre lit, notre lit, dont les draps tièdes sont imprégnés du parfum si particulier de Lula, notre lit au creux unique creusé à force d’étreintes et de sommeil corps contre corps, souffles mêlés, bras et jambes enlacés, ventre contre ventre, cambrés, désespérément noués l’un à l’autre jusqu’au plus profond du plus profond sommeil, conscients de notre mutuelle présence avec la peur, la peur obscure d’être arrachés, écartelés l’un de l’autre, peur animale je le sais bien, peur enfantine que nous gardons en nous depuis ce premier jour où nous nous sommes connus.
Quelle veine, quand-même, cher homme ! Nous rendre addicts depuis si longtemps à cet amour dingue, cet amour exaspérant de beauté, nous qui n’avons souvent eu que les miettes rêvées de l’amour, car non, un grand amour ne se rencontre pas à tous les coins de rue, un grand amour est impitoyable, c’est un monstre mythologique, il faut lui sacrifier autant qu’il vous donne ; il vous avale et vous recrache cinquante ans après.
Cinquante ans, ou à peu près : telle est la durée de l’histoire entre Serjoja et Lula.
Rezvani, lui, est toujours là comme une sentinelle, un type debout qui ne laisse, jamais, rien passer sans l’analyser, le réfléchir, miroir des ères, héros du quotidien
Simonetta Greggio
Lula
J’arrête d’écrire, fasciné par ses gestes tant aimés, ses gestes tant et tant de fois répétés depuis ce jour où, dans ma chambre glacée, après notre première étreinte, Lula, ma gracieuse et rieuse Lula, avait fait sa toilette de chatte devant la pâle fenêtre voilée de givre – extrait du Testament amoureux, rédigé alors qu’il a une cinquantaine d’années et qu’il fait un premier bilan de sa vie, Lula encore à ses côtés dans sa demeure révérée, la Béate, maison des Maures sublimée dans tant d’écrits. Danièle Adenot, née en 1930, rencontre Rezvani en 1950, se marie avec lui, vit avec lui, parle écrit peint danse dort mange respire avec lui jusque dans les années 90, lorsqu’elle commence à s’échapper de la vie, un Alzheimer redoutable de cruauté pour cette femme qui, doucement, se laisse conduire à l’abattoir de l’oubli jour après jour, laissant derrière elle Maki le chien, la chatte Flore des Flores, la maison Béate, et son amoureux : Elle dénoue ses bras de la taille du jeune homme brun et se laisse choir de la grosse et vieille moto.
Au détour de cette promenade aux jardins du Luxemburg, Rezvani me dit : Elle me murmurait, Mais qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas, et pourtant… Vous ressemblez si fort à un homme que j’ai tant aimé autrefois, vous savez…
Qu’est-ce qui est mieux ? Perdre celle qu’on aime parce qu’elle s’efface au fil des saisons, disparaissant enfin tout à fait, ou qu’elle vous quitte d’un seul coup de rasoir, net, blanc, féroce, comme aspirée par un ciel rouge de sang, au coucher ? Rezvani se tait à ce moment-là de notre conversation. Ce silence, pour celui qui aime tant les mots, dure longtemps, entrecoupé de mots inaudibles et comme prononcés pour lui seul. L’Éclipse, l’un de ses livres, parle de cette époque où tout s’écroule : et la Béate bien aimée, où chaque brin d’herbe, chaque branche d’arbre, chaque tapis lampe fauteuil chaise tableau bibelot livre casserole pot de fleur verre à eau parle d’un amour sans fin – prend fin. Il me dit : J’aurais pu mourir, moi aussi. J’aurais dû mourir, d’ailleurs, pour certains de nos amis. De ne pas m’être jeté dans le bûcher des veufs en a éloigné certains, à jamais. J’ai survécu, et j’ai de nouveau aimé, et l’on ne me l’a pas pardonné. Que savent-ils de ce qui se passe dans un cœur d’homme ? Croient-ils qu’un amour efface l’autre ? Ils en sont là, vraiment ?
MÉDITATIONS – Cent ans de réflexions
Rezvani est né au printemps 1928. Je l’ai déjà dit. Nous sommes au printemps 2025. Voici, extraits de son dernier recueil de réflexions encore inédit, ce qu’il écrit sur notre monde : Que voyons-nous ? Des arbres, des fleurs, des océans, des montagnes enneigées. En effet, vus d’en haut, ses lacs miroitants, ses arbres fruitiers, ses prairies fleuries, ainsi que ses forêts et ses rivières, rendent cette Terre apparemment telle qu’elle a toujours été. N’est-ce pas merveilleux ? Elle est encore bleue ! Et pourtant, c’est bien ici et en ce moment que se joue le dernier acte de la grande comédie humaine du mensonge et de la dislocation du réel. Selon l’effrayante prédiction de Karl Kraus : « Au cœur même de la haute culture occidentale chrétienne, nous ferons des gants avec de la peau humaine. » Phrase d’une force prémonitoire avérée puisque, aujourd’hui, plus que jamais c’est gantés de peaux humaines que les États marchands d’armes signent des accords sanglants. Par notre prise de conscience, pourrait – on ralentir ? Le tact de cœur ancestral du féminin pourrait-il nous aider à l’espérer ?
Je voudrais terminer ainsi le film REZVANI, avec l’image d’une Terre bleue comme une orange qui tourne doucement sur elle-même devant la caméra s’élevant dans un ciel qui peu à peu devient noir, se perd au milieu d’un tourbillon d’étoiles toutes dorées pour devenir une poussière.
Et puis plus rien.
PS : Une carrière unique
Il y a des artistes qui s’illustrent par leurs succès. D’autres dont la vie est le chef d’œuvre. C’est le cas de Rezvani. Peintre de formation, il se fait d’abord connaître dans les années 1950 pour ses tableaux avant de s’imposer comme écrivain, dramaturge et parolier. Sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak il écrit des chansons culte, notamment « Le Tourbillon », immortalisée par Jeanne Moreau dans Jules et Jim de François Truffaut. Il collabore aussi avec Anna Karina pour plusieurs chansons dans les films de Jean-Luc Godard. Son théâtre explore les liens humains et les blessures du passé. En littérature, il signe des romans autobiographiques libres, introspectifs et sensuels, dont L’Origine du monde ou Éden, Éden, Éden. D’autres romans, plus récents, restent inédits.
Rezvani n’a pas encore dit son dernier mot.
Jurée du prix Marguerite Yourcenar, Simonetta Greggio est membre de la commission de l’écrit de la Scam. Romancière italienne aux multiples talents, Chevalier des Arts et des Lettres, un temps journaliste pour City, Télérama, Magazine Littéraire, Figaro Madame, La Repubblica, Marie France, Signature, Senso, elle manie à merveille les mots et l’art de « fabriquer des histoires ».