Thierry Garrel, ancien responsable des programmes documentaires à l’INA puis à ARTE revient sur la disparition de notre confrère Alain Jaubert

photo Aurelia Jaubert
photo Aurelia Jaubert .

C’est dans le chagrin et la peine que j’ai appris il y a huit jours le décès d’Alain Jaubert avec qui j’ai travaillé pendant près de trente ans, après notre première rencontre en 1981 à l’INA, où j’étais responsable des documentaires indépendants et d’archives. Alain, qui était journaliste, s’était mis en rapport avec nous alors que nous mettions au point, avec Louisette Neil et Philippe Grandrieux, les premiers numéros du magazine Juste une image.

Au terme de plusieurs années de recherche dans les archives, il avait réuni des centaines de documents photographiques que les services de propagande des pays totalitaires – de droite comme de gauche – avaient truqués avant de les diffuser au monde entier. Il nous proposa d’évoquer ce travail de censure et de propagande par l’image, en s’appuyant sur cette riche collection de photos russes, chinoises, allemandes et françaises, tant dans leur version originale que “retouchée”.  Le résultat fut à la fois stupéfiant, hilarant et effrayant : une séquence d’à peine dix minutes, introduite par le texte de George Orwell sur le fameux Commissariat aux Archives de son roman 1984, avec pour tout commentaire pour accompagner la démonstration du travail de falsification, des bruitages de flipper, de caisse enregistreuse et de machine à sous, judicieusement montés. Coup d’essai, coup de maître! (Alain sera quelque temps plus tard le curateur au MAM d’une exposition de ces photos politiques truquées et d’une édition d’un fort livre illustré devenu un ouvrage de référence).

En 1983, c’est l’édition par Serge Klarsfeld de l’Album d’Auschwitz, qui suscite le nouveau projet qu’Alain nous apporte, autour de ces seules photographies connues du camp en fonctionnement, prise en juillet 1944 sur la rampe d’accès par des SS au moment de l’arrivée du train des juifs hongrois, à la veille de leur extermination accélérée. Son film explore ces photographies au banc-titre dans leurs moindres détails, et ce sont cette fois quatre déportées survivantes qui les commentent. (En 1985, Claude Lanzmann sortira son film monumental Shoah, ouvrant en France et dans le monde un intérêt renouvelé pour une mémoire largement oubliée).

Sa rencontre au Louvre avec Madeleine Hours, conservatrice et Directrice du laboratoire de Recherche des Musées de France, déterminera un nouveau projet d’Alain auquel je me trouve de nouveau associé, alors que je suis sur le point de quitter l’INA pour prendre la Direction de l’Unité Documentaire de La Sept. Il s’agit de constituer un film monographique approfondi sur un seul tableau, Le Repas chez Levi de Véronèse, en utilisant toutes les techniques d’analyse scientifique mises au point, radiographie, infrarouge et spectrométrie, associées aux techniques de l’animation vidéo, pour révéler les secrets de la toile, tout en analysant de manière détaillée sa genèse, sa composition, sa signification et sa postérité. Le tableau est à Venise et Alain fait exécuter des photographies à la chambre qui permettent des agrandissements de qualité, sur lesquels la caméra peut se déplacer et qu’elle peut explorer minutieusement grâce à l’invention d’un banc-titre vidéo par son ami Romano Prada, directeur photo.

De nombreuses versions du montage aboutiront à un film de 26mn, composé d’une douzaine de modules (associés selon une structure “en facettes”, comme nous l’appelions, plutôt que lisse et continue), sans autre protagoniste que le son d’une voix proche ayant fait le miel de tous les multiples savoirs réunis. Le choix du comédien Marcel Cuvelier comme narrateur sera déterminant. Sa voix chaude, au timbre et au débit chaleureux, incarne tout ce que l’on peut rêver du “bon maître”, celui qui est capable de susciter et entretenir la curiosité, de faire de son récit une aventure, d’entraîner sans pédanterie aucune tant le néophyte que le lettré cultivé, et de révéler ainsi l’auditeur à sa propre humanité.

Ce prototype deviendra le pilote d’une collection au long cours qu’Alain développera pendant presque vingt ans pour Arte dans notre Unité, au travers de la société commune Palettes Production, constituée avec la complicité du regretté Paul Saadoun, producteur installé à Marseille.

Au rythme de deux ou trois films par an, cinquante films seront produits qui couvrent, de Lascaux à Yves Klein, l’ensemble de l’histoire de la peinture, et au-delà l’histoire des techniques, des mentalités et des imaginaires occidentaux. Michel Laclotte du Musée du Louvre et Henri Loyrette du Musée d ‘Orsay, puis le Centre Pompidou, entraînés dans l’aventure, viennent assurer à la fois des nouveaux financements, l’accès à des spécialistes et des conservateurs de talent, et l’ouverture à de nouveaux publics.

Je me souviens, pour chacun de ces films, des séances de travail passionnées avec Alain, travailleur infatigable et minutieusement exigeant pour consulter les travaux érudits, utiliser judicieusement au tournage la palette graphique, affiner le montage, inventer à chaque fois une dramaturgie particulière tout en préservant le mystère de l’œuvre.

En écrivain, Alain a su redonner ses lettres de noblesse au commentaire, dont se méfiaient les documentaristes qui le tenaient en piètre estime du fait de son abus dans le journalisme. Car cet homme d’image était aussi, au-delà de son immense culture et de sa curiosité, un homme de plume d’une grande finesse (on pourra en juger en découvrant les essais mais aussi les romans qu’Alain a publiés jusqu’à la fin de sa vie, qui décrivent aussi bien Marseille, Pompéi ou Valparaiso, que les états d’âme et les paysages mentaux de ses personnages). La réécriture et le polissage de ses textes pour Palettes, où “seule la jouissance des mots traduit celle des images”, monopolisaient une part importante de son énergie (je le soupçonne de les avoir passés chaque fois au “gueuloir” flaubertien). Il savait comme personne développer des énumérations vertigineuses pour décrire les toiles, trouver le mot juste avec une grande richesse de vocabulaire et de formules.

Je me souviens du bonheur d’Alain (un bonheur que partageaient tous les membres de mon Unité) mais aussi de son humilité souriante, à l’occasion des nombreuses avant-premières dans le Grand Auditorium du Louvre, toujours bondé, et des applaudissements nourris qui les accompagnaient.

Cette aventure de Palettes a prouvé avec éclat qu’il ne saurait y avoir “de fatalité au divorce entre télévision et intelligence”. Elle a été un des fers de lance de la politique documentaire de La Sept devenue Arte, une chaîne faisant proprement table rase pour inventer une nouvelle télévision, qui se voulait respectueuse du spectateur, tout en lui offrant des découvertes passionnantes du patrimoine commun de l’humanité et de ses réalisations artistiques les plus éclatantes.

Le succès de la collection a été immédiat, massif, et sa qualité a été récompensée de nombreux Prix dans le monde entier. Palettes a fait ainsi litière des accusations d’élitisme qui accompagnent trop souvent les projets ambitieux des auteurs engagés, portés par la télévision publique. “Le public devient le grand public quand on le fait grandir”, disait en substance Yves Jaigu.

Cette collection a été de fait pour Arte le modèle, la “mère”, d’autres collections documentaires d’art et de culture (Architectures, Design, Arts du Mythe) mais aussi de géographie et d’histoire (Paysages et Mystères d’Archives). Toutes, dans un format de 26mn et basées sur un concept similaire : se concentrer sur un seul objet plutôt qu’un vaste champ, “réduire en extension pour gagner en compréhension” – une pédagogie à la fois joyeuse et spectaculaire qui a fait époque à la télévision. Toutes, développées en association avec les grandes institutions publiques, pour mieux financer et exploiter des œuvres audiovisuelles durables et de qualité qui deviennent partie intégrante du patrimoine.

Après Rembrandt, Ingres, Picasso ou Piero della Francesca et cinquante films, il restait bien sûr d’autres peintres essentiels qui eussent mérité un film. Mais, dès les premières années 2000, le format 1,33 était lentement remplacé par le 1,66, l’image numérique menaçait de supplanter totalement le support analogique pour l’ensemble de la production télévisuelle… et la voix-même de Marcel Cuvelier commençait à trahir quelque fatigue (pour lui redonner un peu de tonus, Alain accéléra ici ou là son récitant, qu’il surnommait affectueusement “Pepe”). En 2005, décision fut prise de cesser la collection. Alain s’en trouva comme un peu orphelin, mais l’édition en 2007 du coffret de l’intégrale DVD (en cinq langues!) et sa distribution massive couronnèrent sa carrière.

La peinture, comme notait Alain, reste “l’étalon-or” dans un monde tout entier envahi et emporté dans la tempête des images dévaluées et “d’une immense grossièreté”. Faire entrer le spectateur dans l’intimité d’un peintre, révéler dans les toiles des maîtres les richesses d’une sensibilité, d’une pensée et d’un imaginaire, a été pour lui un acte puissant de résistance en même temps que de connivence avec ses contemporains.

Alain est devenu ainsi – sans jamais apparaître à l’image, et au travers d’une voix prêtée ! –  un de ces légendaires médiateurs culturels de l’histoire de la télévision française, après Max Pol Fouchet, Jean-Marie Drot ou Pierre Dumayet. Il est à cet égard lamentable qu’Arte n’ait pas su ces dernières années accueillir ses nouveaux projets, ses nouveaux films ou même rediffuser quelques unes de ses si précieuses Palettes. Son nom restera cependant attaché au succès durable d’Arte et le symbole d’une télévision d’auteurs qui fait partie intégrante, sinon centrale, de l’espace public qui subsiste dans nos sociétés livrées à la jungle du marché généralisé.

J’ai mesuré au fil des années le privilège qu’a constitué pour moi que nos routes se soient croisées. Quant à notre complicité de travail autour des valeurs communes qui nous portaient, à ce qui était la chair-même de notre amitié profonde dont je porte aujourd’hui le deuil, je ne saurais en discourir sans y être infidèle. Je m’arrête donc, car “ce dont on ne peut parler, il faut le taire”.

 

Thierry Garrel
Vancouver, le 27 mars 2025

crédit photo : Aurélia Jaubert